Les malheurs de Sophie

XIII - LES LOUPS

Sophie n'était pas très obéissante, nous l'avons bien vu dans les histoires que nous venons de lire ; elle aurait dû être corrigée, mais elle ne l'était pas encore : aussi lui arriva-t-il bien d'autres malheurs.
Le lendemain du jour où Sophie avait eu quatre ans, sa maman l'appela et lui dit :
" Sophie, je t'ai promis que, lorsque tu aurais quatre ans, tu viendrais avec moi faire mes grandes promenades du soir. Je vais partir pour aller à la ferme de Svitine en passant par la forêt ; tu vas venir avec moi ; seulement fais attention à ne pas te mettre en arrière ; tu sais que je marche vite, et, si tu t'arrêtais, tu pourrais rester bien loin derrière avant que je pusse m'en apercevoir."
Sophie, enchantée de faire cette grande promenade, promit de suivre sa maman de tout près et de ne pas se laisser perdre dans le bois.
Paul, qui arriva au même instant, demanda à les accompagner, à la grande joie de Sophie.
Ils marchèrent bien sagement pendant quelque temps derrière Mme de Réan ; ils s'amusaient à voir courir et sauter quelques gros chiens qu'elle emmenait toujours avec elle.
Arrivés dans la forêt, les enfants cueillirent quelques fleurs qui étaient sur leur passage, mais ils les cueillaient sans s'arrêter.
Sophie aperçut tout près du chemin une multitude de fraisiers chargés de fraises.
" Les belles fraises ! s'écria-t-elle. Quel dommage de ne pas pouvoir les manger ! "
Mme de Réan entendit l'exclamation, et, se retournant, elle lui défendit encore de s'arrêter.
Sophie soupira et regarda d'un air de regret les belles fraises dont elle avait si envie.
" Ne les regarde pas, lui dit Paul, et tu n'y penseras plus.

SOPHIE. - C'est qu'elles sont si rouges, si belles, si mûres, elles doivent être si bonnes !

PAUL. - Plus tu les regarderas et plus tu en auras envie. Puisque ma tante t'a défendu de les cueillir, à quoi sert-il de les regarder ?

SOPHIE. - J'ai envie d'en prendre seulement une : cela ne me retardera pas beaucoup. Reste avec moi, nous en mangerons ensemble.

PAUL. - Non, je ne veux pas désobéir à ma tante, et je ne veux pas être perdu dans la forêt.

SOPHIE. - Mais il n'y a pas de danger. Tu vois bien que c'est pour nous faire peur que maman l'a dit ; nous saurions bien retrouver notre chemin si nous restions derrière.

PAUL. - Mais non : le bois est très épais, nous pourrions bien ne pas nous retrouver.

SOPHIE. - Fais comme tu voudras, poltron ; moi, à la première place de fraises comme celles que nous venons de voir, j'en mangerai quelques-unes.

PAUL. - Je ne suis pas poltron, mademoiselle, et vous, vous êtes une désobéissante et une gourmande : perdez-vous dans la forêt si vous voulez moi, j'aime mieux obéir à ma tante."
Et Paul continua à suivre Mme de Réan, qui marchait assez vite et sans se retourner. Ses chiens l'entouraient et marchaient devant et derrière elle. Sophie aperçut bientôt une nouvelle place de fraises aussi belles que les premières ; elle en mangea une, qu'elle trouva délicieuse, puis une seconde, une troisième ; elle s'accroupit pour les cueillir plus à son aise et plus vite ; de temps en temps elle jetait un coup d'oeil sur sa maman et sur Paul, qui s'éloignaient. Les chiens avaient l'air inquiet ; ils allaient vers le bois, ils revenaient ; ils finirent par se rapprocher tellement de Mme de Réan, qu'elle regarda ce qui causait leur frayeur, et elle aperçut dans le bois, au travers des feuilles, des yeux brillants et féroces. Elle entendit en même temps un bruit de branches cassées, de feuilles sèches. Se retournant pour recommander aux enfants de marcher devant elle, quelle fut sa frayeur de ne voir que Paul !
" Où est Sophie ? s'écria-t-elle.

PAUL. - Elle a voulu rester en arrière pour manger des fraises, ma tante.

MME DE RÉAN. - Malheureuse enfant ! qu'a-t-elle fait ? Nous sommes accompagnés par des loups. Retournons pour la sauver, s'il est encore temps ! "
Mme de Réan courut, suivie de ses chiens et du pauvre Paul terrifié, à l'endroit où devait être restée Sophie ; elle l'aperçut de loin assise au milieu des fraises, qu'elle mangeait tranquillement. Tout à coup, deux des chiens poussèrent un hurlement plaintif et coururent à toutes jambes vers Sophie. Au même moment un loup énorme, aux yeux étincelants, à la gueule ouverte, sortit sa tête hors du bois avec précaution. Voyant accourir les chiens, il hésita un instant ; croyant avoir le temps avant leur arrivée d'emporter Sophie dans la forêt pour la dévorer ensuite, il fit un bond prodigieux et s'élança sur elle. Les chiens, voyant le danger de leur petite maîtresse et excités par les cris d'épouvante de Mme de Réan et de Paul, redoublèrent de vitesse et vinrent tomber sur le loup au moment où il saisissait les jupons de Sophie pour l'entraîner dans le bois. Le loup, se sentant mordu par les chiens, lâcha Sophie et commença avec eux une bataille terrible ! La position des chiens devint très dangereuse par l'arrivée des deux autres loups qui avaient suivi Mme de Réan et qui accouraient aussi ; mais les chiens se battirent si vaillamment que les trois loups prirent bientôt la fuite. Les chiens, couverts de sang et de blessures, vinrent lécher les mains de Mme de Réan et des enfants, restés tremblants pendant le combat. Mme de Réan leur rendit leurs caresses et se remit en route, tenant chacun des enfants par la main et entourée de ses courageux défenseurs.
Mme de Réan ne disait rien à Sophie, qui avait de la peine à marcher, tant ses jambes tremblaient de la frayeur qu'elle avait eue. Le pauvre Paul était presque aussi pâle et aussi tremblant que Sophie. Ils sortirent enfin du bois et arrivèrent près d'un ruisseau.
" Arrêtons-nous là, dit Mme de Réan ; buvons tous un peu de cette eau fraîche, dont nous avons besoin pour nous remettre de notre frayeur."
Et Mme de Réan, se penchant vers le ruisseau, en but quelques gorgées et jeta de l'eau sur son visage et sur ses mains. Les enfants en firent autant ; Mme de Réan leur fit tremper la tête dans l'eau fraîche. Ils se sentirent ranimés, et leur tremblement se calma.
Les pauvres chiens s'étaient tous jetés dans l'eau ; ils buvaient, ils lavaient leurs blessures, ils se roulaient dans le ruisseau ; et ils sortirent de leur bain nettoyés et rafraîchis.
Au bout d'un quart d'heure, Mme de Réan se leva pour partir. Les enfants marchèrent près d'elle.
" Sophie, dit-elle, crois-tu que j'aie eu raison de te défendre de t'arrêter ?

SOPHIE. - Oh oui ! maman ; je vous demande bien pardon de vous avoir désobéi ; et toi, mon bon Paul, je suis bien fâchée de t'avoir appelé poltron.

MME DE RÉAN. - Poltron ! tu l'as appelé poltron ! Sais-tu que, lorsque nous avons couru vers toi, c'est lui qui courait en avant ? As-tu vu que, lorsque les autres loups arrivaient au secours de leur camarade, Paul, armé d'un bâton qu'il avait ramassé en courant, s'est jeté au-devant d'eux pour les empêcher de passer, et que c'est moi qui ai dû l'enlever dans mes bras et le retenir auprès de toi pour l'empêcher d'aller au secours des chiens ? As-tu remarqué aussi que, pendant tout le combat, il s'est toujours tenu devant toi pour empêcher les loups d'arriver jusqu'à nous ? Voilà comme Paul est poltron ! "
Sophie se jeta au cou de Paul et l'embrassa dix fois en lui disant : " Merci, mon bon Paul, mon cher Paul, je t'aimerai toujours de tout mon coeur."
Quand ils arrivèrent à la maison, tout le monde s'étonna de leurs visages pâles et de la robe de Sophie déchirée par les dents du loup.
Mme de Réan raconta leur terrible aventure ; chacun loua beaucoup Paul de son obéissance et de son courage, chacun blâma Sophie de sa désobéissance et de sa gourmandise, et chacun admira la vaillance des chiens, qui furent caressés et qui eurent un excellent dîner d'os et de restes de viande.
Le lendemain, Mme de Réan donna à Paul un uniforme complet de zouave ; Paul, fou de joie, le mit tout de suite et entra chez Sophie ; elle poussa un cri de frayeur en voyant entrer un Turc coiffé d'un turban, un sabre à la main, des pistolets à la ceinture. Mais, Paul s'étant mis à rire et à sauter, Sophie le reconnut et le trouva charmant avec son uniforme.
Sophie ne fut pas punie de sa désobéissance. Sa maman pensa quelle l'avait été assez par la frayeur quelle avait eue, et quelle ne recommencerait pas.


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XIV - LA JOUE ECORCHEE

Sophie était colère ; c'est un nouveau défaut dont nous n'avons pas encore parlé.
Un jour elle s'amusait à peindre un de ses petits cahiers d'images, pendant que son cousin Paul découpait des cartes pour en faire des paniers à salade, des tables et des bancs. Ils étaient tous deux assis à une petite table en face l'un de l'autre ; Paul, en remuant les jambes, faisait remuer la table.
" Fais donc attention, lui dit Sophie d'un air impatienté ; tu pousses la table, je ne peux pas peindre."
Paul prit garde pendant quelques minutes, puis il oublia et recommença à faire trembler la table.
" Tu es insupportable, Paul ! s'écria Sophie ; je t'ai déjà dit que tu m'empêchais de peindre.

PAUL. - Ah bah ! pour les belles choses que tu fais, ce n'est pas la peine de se gêner.

SOPHIE. - Je sais très bien que tu ne te gênes jamais ; mais, comme tu me gênes, je te prie de laisser tes jambes tranquilles.

PAUL (d'un air moqueur). - Mes jambes n'aiment pas à rester tranquilles, elles bougent malgré moi.

SOPHIE (fâchée). - Je les attacherai avec une ficelle, tes ennuyeuses jambes ; et, si tu continues à les remuer, je te chasserai.

PAUL. - Essaie donc un peu, tu verras ce que savent faire les pieds qui sont au bout de mes jambes.

SOPHIE. - Vas-tu me donner des coups de pied, méchant ?

PAUL. - Certainement, si tu me donnes des coups de poing."
Sophie, tout à fait en colère, lance de l'eau à la figure de Paul, qui, se fâchant à son tour, donne un coup de pied à la table et renverse tout ce qui était dessus. Sophie s'élance sur Paul et lui griffe si fort la figure, que le sang coule de sa joue. Paul crie ; Sophie, hors d'elle-même, continue à lui donner des tapes et des coups de poing. Paul, qui n'aimait pas à battre Sophie, finit par se sauver dans un cabinet, où il s'enferme. Sophie a beau frapper à la porte, Paul n'ouvre pas. Sophie finit par se calmer. Quand sa colère est passée, elle commence à se repentir de ce qu'elle a fait ; elle se souvient que Paul a risqué sa vie pour la défendre contre les loups.
" Pauvre Paul, pensa-t-elle, comme j'ai été méchante pour lui ! Comment faire pour qu'il ne soit plus fâché ? Je ne voudrais pas demander pardon ; c'est ennuyeux de dire : « Pardonne-moi ... » Pourtant, ajouta-t-elle après avoir un peu réfléchi, c'est bien plus honteux d'être méchant ! Et comment Paul me pardonnera-t-il, si je ne lui demande pas pardon ? "
Après avoir un peu réfléchi, Sophie se leva, alla frapper à la porte du cabinet où s'était enfermé Paul, mais cette fois pas avec colère, ni en donnant de grands coups de poing, mais doucement ; elle appela d'une voix bien humble : "Paul, Paul ! " Mais Paul ne répondit pas. " Paul, ajouta-t-elle, toujours d'une voix douce, mon cher Paul, pardonne-moi, je suis bien fâchée d'avoir été méchante. Paul, je t'assure que je ne recommencerai pas."
La porte s'entr'ouvrit tout doucement, et la tête de Paul parut. Il regarda Sophie avec méfiance :
" Tu n'es plus en colère ? Bien vrai ? lui dit-il.
- Oh non ! non, bien sûr, cher Paul, répondit Sophie ; je suis bien triste d'avoir été si méchante."
Paul ouvrit tout à fait la porte, et Sophie, levant les yeux, vit son visage tout écorché ; elle poussa un cri et se jeta au cou de Paul.
"Oh ! mon pauvre Paul, comme je t'ai fait mal ! Comme je t'ai griffé ! Que faire pour te guérir ?
- Ce ne sera rien, répondit Paul, cela passera tout seul. Cherchons une cuvette et de l'eau pour me laver. Quand le sang sera parti, il n'y aura plus rien du tout."
Sophie courut avec Paul chercher une cuvette pleine d'eau ; mais il eut beau tremper son visage dans la cuvette, frotter et essuyer, les marques des griffes restaient toujours sur la joue. Sophie était désolée.
"Que va dire maman ? dit-elle. Elle sera en colère contre moi et elle me punira."
Paul, qui était très bon, se désolait aussi ; il ne savait qu’imaginer pour ne pas faire gronder Sophie.
"Je ne peux pas dire que je suis tombé dans les épines, dit-il, parce que ce ne serait pas vrai... Mais si... attends donc ; tu vas voir."
Et voilà Paul qui part en courant ; Sophie le suit ; ils entrent dans le petit bois près de la maison ; Paul se dirige vers un buisson de houx, se jette dedans et se roule de manière à avoir le visage piqué et écorché par les pointes des feuilles. Il se relève plus écorché qu'auparavant.
Lorsque Sophie voit ce pauvre visage tout saignant, elle se désole, elle pleure.
"C'est moi, dit-elle, qui suis cause de tout ce que tu souffres, mon pauvre Paul ! C'est pour que je ne sois pas punie que tu t'écorches plus encore que je ne l'avais fait dans ma colère. Oh ! cher Paul ! Comme tu es bon ! Comme je t'aime !
- Allons vite à la maison pour me laver encore le visage, dit Paul. N'aie pas l'air triste, ma pauvre Sophie. Je t'assure que je souffre très peu ; demain ce sera passé. Ce que je te demande seulement, c'est de ne pas dire que tu m'as griffé ; si tu le faisais, j'en serais fort triste et je n'aurais pas la récompense de mes piqûres de houx. Me le promets-tu ?
- Oui, dit Sophie en l'embrassant ; je ferai tout ce que tu voudras."
Ils rentrèrent dans leur chambre, et Paul retrempa son visage dans l'eau.
Quand ils allèrent au salon, les mamans qui y étaient poussèrent un cri de surprise en voyant le visage écorché et bouffi du pauvre Paul.
"Où t'es-tu arrangé comme cela ? demanda Mme d'Aubert. Mon pauvre Paul, on dirait que tu t'es roulé dans les épines.

PAUL. - C'est précisément ce qui m'est arrivé, maman. Je suis tombé, en courant, dans un buisson de houx, et, en me débattant pour me relever, je me suis écorché le visage et les mains.

MME D'AUBERT. - Tu es bien maladroit d'être tombé dans ce houx, tu n'aurais pas dû te débattre, mais te relever bien doucement.

MME DE RÉAN. - Où donc étais-tu, Sophie ? Tu aurais dû l'aider à se relever.

PAUL. - Elle courait après moi, ma tante ; elle n'a pas eu le temps de m'aider ; quand elle est arrivée, je m'étais déjà relevé."
Mme d'Aubert emmena Paul pour mettre sur ses écorchures de la pommade de concombre.
Sophie resta avec sa maman, qui l'examinait avec attention.

MME DE REAN. - Pourquoi es-tu triste, Sophie ?

SOPHIE (rougissant). - Je ne suis pas triste, maman.

MME DE RÉAN. - Si fait, tu es triste et inquiète comme si quelque chose te tourmentait.

SOPHIE (les larmes aux yeux et la voix tremblante). - Je n'ai rien, maman ; je n'ai rien.

MME DE RÉAN. - Tu vois bien que, même en me disant que tu n'as rien, tu es prête à pleurer.

SOPHIE (éclatant en sanglots). - Je ne peux... pas... vous dire... J'ai... promis... à Paul.

MME DE RÉAN (attirant Sophie). - Ecoute, Sophie, si Paul a fait quelque chose de mal, tu ne dois pas tenir ta promesse de ne pas me le dire. Je te promets, moi, que je ne gronderai pas Paul, et que je ne le dirai pas à sa maman ; mais je veux savoir ce qui te rend si triste, ce qui te fait pleurer si fort, et tu dois me le dire.
Sophie cache sa figure dans les genoux de Mme de Réan, et sanglote si fort quelle ne peut pas parler.
Mme de Réan cherche à la rassurer, à l'encourager, et enfin Sophie lui dit :
"Paul n'a rien fait de mal, maman ; au contraire, il est très bon, et il a fait une très belle chose ; c'est moi seule qui ai été méchante, et c'est pour m'empêcher d'être grondée et punie qu'il s'est roulé dans le houx."
Mme de Réan, de plus en plus surprise, questionna Sophie, qui lui raconta tout ce qui s'était passé entre elle et Paul.
" Excellent petit Paul ! s'écria Mme de Réan ; quel bon coeur il a ! Quel courage et quelle bonté ! Et toi, ma pauvre Sophie, quelle différence entre toi et ton cousin ! Vois comme tu te laisses aller à tes colères et comme tu es ingrate envers cet excellent Paul, qui te pardonne toujours, qui oublie toujours tes injustices, et qui, aujourd'hui encore, a été si généreux pour toi.

SOPHIE. - Oh oui ! maman, je vois bien tout cela, et à l'avenir jamais je ne me fâcherai contre Paul.

MME DE RÉAN. - Je n'ajouterai aucune réprimande ni aucune punition à celle que te fait subir ton coeur. Tu souffres du mal de Paul, et c'est ta punition : elle te profitera plus que toutes celles que je pourrais t'infliger. D'ailleurs tu as été sincère, tu as tout avoué quand tu pouvais tout cacher : c'est très bien, je te pardonne à cause de ta franchise."


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XV - ELISABETH

Sophie était assise un jour dans son petit fauteuil . elle ne faisait rien et elle pensait.
"A quoi penses-tu ? lui demanda sa maman.

SOPHIE. - Je pense à Elisabeth Chéneau, maman.

MME DE RÉAN. - Et à propos de quoi penses-tu à elle ?

SOPHIE. - C'est que j'ai remarqué hier qu'elle avait une grande écorchure au bras, et, quand je lui ai demandé comment elle s'était écorchée, elle a rougi, elle a caché son bras, elle m'a dit tout bas : « Tais-toi ; c'est pour me punir.» Je cherche à comprendre ce qu'elle a voulu me dire.

MME DE RÉAN. - Je vais te l'expliquer, si tu veux, car, moi aussi, j'ai remarqué cette écorchure, et sa maman m'a raconté comment elle se l'était faite. Ecoute bien ; c'est un beau trait d'Élisabeth."
Sophie, enchantée d'avoir une histoire à entendre, rapprocha son petit fauteuil de sa maman pour mieux écouter.

MME DE RÉAN. - Tu sais qu’Elisabeth est très bonne, mais qu'elle est malheureusement un peu colère (Sophie baisse les yeux) ; il lui arrive même de taper sa bonne dans ses accès de colère. Elle en est désolée après, mais elle ne réfléchit qu'après, au lieu de réfléchir avant. Avant-hier elle repassait les robes et le linge de sa poupée ; sa bonne mettait les fers au feu, de peur qu'Elisabeth ne se brûlât. Elisabeth était ennuyée de ne pas les faire chauffer elle-même ; sa bonne le lui défendait, et l'arrêtait toutes les fois qu'elle voulait mettre son fer au feu sans lui en rien dire. Enfin elle trouva moyen d'arriver à la cheminée, et elle allait placer son fer, lorsque la bonne la vit, retira le fer et lui dit : "Puisque vous ne m'écoutez pas, Elisabeth, vous ne repasserez plus ; je prends les fers et je les remets dans l'armoire. - Je veux mes fers, cria Elisabeth ; je veux mes fers ! - Non, mademoiselle, vous ne les aurez pas. - Méchante Louise, rendez-moi mes fers, dit Elisabeth en colère. - Vous ne les aurez pas ; les voici enfermés", ajouta Louise en retirant la clef de l’armoire. Elisabeth, furieuse, voulut arracher la clef des mains de sa bonne, mais elle ne put y parvenir. Alors dans sa colère elle la griffa si fortement que le bras de Louise fut écorché et saigna. Quand Elisabeth vit le sang, elle fut désolée ; elle demanda pardon à Louise, elle lui baisait le bras, elle le bassinait avec de l'eau. Louise, qui est une très bonne femme, la voyant si affligée, l'assurait que son bras ne lui faisait pas mal. "Non, non, disait Elisabeth en pleurant, je mérite de souffrir comme je vous ai fait souffrir ; écorchez-moi le bras comme j'ai écorché le vôtre, ma bonne ; que je souffre ce que vous souffrez." Tu penses bien que la bonne ne voulut pas faire ce qu'Elisabeth lui demandait, et celle-ci ne dit plus rien. Elle fut très douce le reste du jour, et alla se coucher très sagement. Le lendemain, quand sa bonne la leva, elle vit du sang à son drap, et, regardant son bras, elle le vit horriblement écorché. "Qui est-ce qui vous a blessée ainsi, ma pauvre enfant ? s’écria-t-elle. - C'est moi-même, ma bonne, répondit Elisabeth, pour me punir de vous avoir griffée hier. Quand je me suis couchée, j'ai pensé qu'il était juste que je me fisse souffrir ce que vous souffriez, et je me suis griffé le bras jusqu'au sang." La bonne, attendrie, embrassa Elisabeth, qui lui promit d'être sage à l'avenir. Tu comprends maintenant ce que t'a dit Elisabeth et pourquoi elle a rougi ?

SOPHIE. - Oui, maman, je comprends très bien. C'est très beau ce qu'Elisabeth a fait. Je pense qu'elle ne se mettra plus jamais en colère, puisqu'elle sait comme c'est mal.

MME DE RÉAN (souriant). - Est-ce que tu ne fais jamais ce que tu sais être mal ?

SOPHIE (embarrassée). - Mais moi, maman, je suis plus jeune : j'ai quatre ans, et Elisabeth en a cinq.

MME DE RÉAN. - Cela ne fait pas une grande différence ; souviens-toi de ta colère il y a huit jours, contre ce pauvre Paul qui est si gentil.

SOPHIE. - C'est vrai, maman ; mais je crois tout de même que je ne recommencerai pas et que je ne ferai plus ce que je sais être une chose mauvaise.

MME DE RÉAN. - Je l'espère pour toi, Sophie, mais prends garde de te croire meilleure que tu n'es. Cela s'appelle orgueil, et tu sais que l'orgueil est un bien vilain défaut.
Sophie ne répondit pas, mais elle sourit d'un air satisfait qui voulait dire qu'elle serait certainement toujours sage.
La pauvre Sophie fut bientôt humiliée, car voici ce qui arriva deux jours après.


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XVI - LES FRUITS CONFITS

Sophie rentrait de la promenade avec son cousin Paul. Dans le vestibule attendait un homme qui semblait être un conducteur de diligence et qui tenait un paquet sous le bras.
" Qui attendez-vous, monsieur ? lui dit Paul très poliment.

L’HOMME. - J'attends Mme de Réan, monsieur ; j'ai un paquet à lui remettre.

SOPHIE. - De la part de qui ?

L’HOMME. - Je ne sais pas, mademoiselle, j'arrive de la diligence ; le paquet vient de Paris.

SOPHIE. - Mais qu'est-ce qu'il y a dans le paquet ?

L’HOMME. - Je pense que ce sont des fruits confits et des pâtes d'abricots. Du moins c'est comme cela qu'ils sont inscrits sur le livre de la diligence."
Les yeux de Sophie brillèrent ; elle passa sa langue sur ses lèvres.
"Allons vite prévenir maman", dit-elle à Paul ; et elle partit en courant. Quelques instants après, la maman arriva, paya le port du paquet et l'emporta au salon, où la suivirent Sophie et Paul. Ils furent très attrapés quand ils virent Mme de Réan poser le paquet sur la table et retourner à son bureau pour lire et écrire.
Sophie et Paul se regardèrent d'un air malheureux.
" Demande à maman de l'ouvrir, dit tout bas Sophie à Paul.

PAUL (tout bas). - Je n'ose pas ; ma tante n'aime pas qu'on soit impatient et curieux.

SOPHIE (tout bas). - Demande-lui si elle veut que nous lui épargnions la peine d'ouvrir le paquet en l'ouvrant nous-mêmes.

LA MAMAN. - J'entends très bien ce que vous dites, Sophie ; c'est très mal de faire la fausse, de faire semblant d'être obligeante et de vouloir m'épargner un ennui, quand c'est tout bonnement par curiosité et par gourmandise que tu veux ouvrir ce paquet. Si tu m'avais dit franchement : « Maman, j'ai envie de voir les fruits confits, permettez-moi de défaire le paquet », je te l'aurais permis. Maintenant je te défends d'y toucher."
Sophie, confuse et mécontente, s'en alla dans sa chambre, suivie de Paul.
" Voilà ce que c'est que d'avoir voulu faire des finesses, lui dit Paul. Tu fais toujours comme cela, et tu sais que ma tante déteste les faussetés.

SOPHIE. - Pourquoi aussi n'as-tu pas demandé tout de suite quand je te l'ai dit ? Tu veux toujours faire le sage et tu ne fais que des bêtises.

PAUL. - D'abord je ne fais pas de bêtises ; ensuite je ne fais pas le sage. Tu dis cela parce que tu es furieuse de ne pas avoir les fruits confits.

SOPHIE. - Pas du tout, monsieur, je ne suis furieuse que contre vous, parce que vous me faites toujours gronder.

PAUL. - Même le jour où tu m'as si bien griffé ?"
Sophie, honteuse, rougit et se tut. Ils restèrent quelque temps sans se parler ; Sophie aurait bien voulu demander pardon à Paul, mais l’amour-propre l'empêchait de parler la première. Paul, qui était très bon, n'en voulait plus à Sophie ; mais il ne savait comment faire pour commencer la conversation. Enfin, il trouva un moyen très habile : il se balança sur sa chaise, et il se pencha tellement en arrière, qu'il tomba. Sophie accourut pour l'aider à se relever.
" Tu t'es fait mal, pauvre Paul ? lui dit-elle.

PAUL. - Non, au contraire.

SOPHIE (riant). - Ah ! au contraire. C'est assez drôle, cela.

PAUL. - Oui ! puisqu'en tombant j'ai fait finir notre querelle.

SOPHIE (l'embrassant). - Mon bon Paul, comme tu es bon ! C'est donc exprès que tu es tombé ? Tu aurais pu te faire mal.

PAUL. - Non ; comment veux-tu qu'on se fasse mal en tombant d'une chaise si basse ? A présent que nous sommes amis, allons jouer."
Et ils partirent en courant. En traversant le salon, ils virent le paquet toujours ficelé. Paul entraîna Sophie, qui avait bien envie de s'arrêter, et ils n'y pensèrent plus.
Après le dîner, Mme de Réan appela les enfants.
" Nous allons enfin ouvrir le fameux paquet, dit-elle, et goûter à nos fruits confits. Paul, va me chercher un couteau pour couper la ficelle." Paul partit comme un éclair et rentra presque au même instant, tenant un couteau, qu'il présenta à sa tante.
Mme de Réan coupa la ficelle, défit les papiers qui enveloppaient les fruits, et découvrit douze boîtes de fruits confits et de pâtes d'abricots.
" Goûtons-les pour voir s'ils sont bons, dit-elle en ouvrant une boîte. Prends-en deux, Sophie ; choisis ceux que tu aimerais le mieux. Voici des poires, des prunes, des noix, des abricots, du cédrat, de l'angélique."
Sophie hésita un peu ; elle examinait lesquels étaient les plus gros ; enfin elle se décida pour une poire et un abricot. Paul choisit une prune et de l'angélique. Quand tout le monde en eut pris, la maman ferma la boîte, encore à moitié pleine, la porta dans sa chambre et la posa sur le haut d'une étagère. Sophie l'avait suivie jusqu'à la porte.
En revenant, Mme de Réan dit à Sophie et à Paul qu'elle ne pourrait pas les mener promener, parce qu'elle devait faire une visite dans le voisinage.
" Amusez-vous pendant mon absence, mes enfants ; promenez-vous, ou restez devant la maison, comme vous voudrez."
Et, les embrassant, elle monta en voiture avec M. et Mme d'Aubert et M. de Réan.
Les enfants restèrent seuls et jouèrent longtemps devant la maison. Sophie parlait souvent de fruits confits.
" Je suis fâchée, dit-elle, de n'avoir pas pris d'angélique ni de prune ; ce doit être très bon.
- Oui, c'est très bon, répondit Paul, mais tu pourras en manger demain ; ainsi n'y pense plus, crois-moi, et jouons."
Ils reprirent leur jeu, qui était de l'invention de Paul. Ils avaient creusé un petit bassin et ils le remplissaient d'eau ; mais il fallait en remettre toujours, parce que la terre buvait l'eau à mesure qu'ils la versaient. Enfin, Paul glissa sur la terre boueuse et renversa un arrosoir plein sur ses jambes.
" Aïe, aïe ! s'écria-t-il, comme c'est froid ! Je suis trempé ; il faut que j'aille changer de souliers, de bas, de pantalon. Attends-moi là, je reviendrai dans un quart d'heure."
Sophie resta près du bassin, tapotant l'eau avec sa petite pelle, mais ne pensant ni à l'eau, ni à la pelle, ni à Paul. A quoi pensait-elle donc ? Hélas ! Sophie pensait aux fruits confits, à l'angélique, aux prunes ; elle regrettait de ne pas pouvoir en manger encore, de n'avoir pas goûté à tout.
" Demain, pensa-t-elle, maman m'en donnera encore ; je n'aurai pas le temps de bien choisir. Si je pouvais les regarder d'avance, je remarquerais ceux que je prendrai demain... Et pourquoi ne pourrais-je pas les regarder ?"
Voilà Sophie bien contente de son idée, qui court à la chambre de sa maman et qui cherche à atteindre la boîte ; mais elle a beau sauter, allonger le bras, elle ne peut y parvenir ; elle ne sait comment faire ; elle cherche un bâton, une pincette, n'importe quoi, lorsqu'elle se tape le front avec la main en disant :
" Que je suis donc bête ! Je vais approcher un fauteuil et monter dessus !"
Sophie tire et pousse un lourd fauteuil tout près de l'étagère, grimpe dessus, atteint la boîte, l'ouvre et regarde avec envie les beaux fruits confits. " Lequel prendrai-je demain ?" dit-elle. Elle ne peut se décider : c'est tantôt l'un, tantôt l'autre. Le temps se passait pourtant ; Paul allait bientôt revenir.
" Que dirait-il s'il me voyait ici ? pensa-t-elle. Il croirait que je vole les fruits confits, et pourtant je ne fais que les regarder... J'ai une bonne idée : si je grignotais un tout petit morceau de chaque fruit, je saurais le goût qu'ils ont tous, je saurais lequel est le meilleur, et personne ne verrait rien, parce que j'en mordrais si peu que cela ne paraîtrait pas."

Et Sophie mordille un morceau d'angélique, puis un abricot, puis une prune, puis une noix, puis une poire, puis du cédrat, mais elle ne se décide pas plus qu'avant.
" Il faut recommencer ", dit-elle.
Elle recommence à grignoter, et recommence tant de fois, qu'il ne reste presque plus rien dans la boîte. Elle s'en aperçoit enfin ; la frayeur la prend.
" Mon Dieu, mon Dieu ! qu'ai-je fait ? dit-elle. Je ne voulais qu'y goûter, et j'ai presque tout mangé. Maman va s'en apercevoir dès qu'elle ouvrira la boîte ; elle devinera que c'est moi. Que faire, que faire ?... Je pourrais bien dire que ce n'est pas moi ; mais maman ne me croira pas... Si je disais que ce sont les souris ? Précisément, j'en ai vu une courir ce matin dans le corridor. Je le dirai à maman ; seulement je dirai que c'était un rat, parce qu'un rat est plus gros qu'une souris, et qu'il mange plus, et, comme j'ai mangé presque tout, il vaut mieux que ce soit un rat qu'une souris."
Sophie, enchantée de son esprit, ferme la boîte, la remet à sa place et descend du fauteuil. Elle retourne au jardin en courant ; à peine avait-elle eu le temps de prendre sa pelle, que Paul revint.

PAUL. - J'ai été bien longtemps, n'est-ce pas ? C'est que je ne trouvais pas mes souliers ; on les avait emportés pour les cirer, et j'ai cherché partout avant de les demander à Baptiste. Qu'as-tu fait pendant que je n'y étais pas ?

SOPHIE. - Rien du tout, je t'attendais ; je jouais avec l’eau.

PAUL. - Mais tu as laissé le bassin se vider ; il n'y a plus rien dedans. Donne-moi ta pelle, que je batte un peu le fond pour le rendre plus solide ; va pendant ce temps puiser de l'eau dans le baquet.
Sophie alla chercher de l'eau pendant que Paul travaillait au bassin. Quand elle revint, Paul lui rendit la pelle et dit :
" Ta pelle est toute poissée ; elle colle aux doigts qu'est-ce que tu as mis dessus ?
- Rien, répondit Sophie ; rien. Je ne sais pas pourquoi elle colle."
Et Sophie plongea vivement ses mains dans l'arrosoir plein d'eau, parce qu'elle venait de s'apercevoir qu'elles étaient poissées.
" Pourquoi mets-tu tes mains dans l'arrosoir ? demanda Paul.

SOPHIE (embarrassée). - Pour voir si elle est froide.

PAUL (riant). - Quel drôle d'air tu as depuis que je suis revenu ! On dirait que tu as fait quelque chose de mal.

SOPHIE (troublée). - Quel mal veux-tu que j'aie fait ! Tu n'as qu'à regarder ; tu ne trouveras rien de mal. Je ne sais pas pourquoi tu dis que j'ai fait quelque chose de mal : tu as toujours des idées ridicules.

PAUL. - Comme tu te fâches ! C'est une plaisanterie que j'ai faite. Je t'assure que je ne crois à aucune mauvaise action de ta part, et tu n'as pas besoin de me regarder d'un air si farouche."
Sophie leva les épaules, reprit son arrosoir et le versa dans le bassin, qui se vida sur le sable. Les enfants jouèrent ainsi jusqu'à huit heures ; les bonnes vinrent les chercher et les emmenèrent. C'était l'heure du coucher.
Sophie eut une nuit un peu agitée ; elle rêva qu'elle était près d'un jardin dont elle était séparée par une barrière ; ce jardin était rempli de fleurs et de fruits qui semblaient délicieux. Elle cherchait à y entrer ; son bon ange la tirait en arrière et lui disait d'une voix triste : "N'entre pas, Sophie ; ne goûte pas à ces fruits qui te semblent si bons, et qui sont amers et empoisonnés ; ne sens pas ces fleurs qui paraissent si belles et qui répandent une odeur infecte et empoisonnée. Ce jardin est le jardin du mal. Laisse-moi te mener dans le jardin du bien. - Mais, dit Sophie, le chemin pour y aller est raboteux, plein de pierres, tandis que l'autre est couvert d'un sable fin, doux aux pieds. - Oui, dit l'ange, mais le chemin raboteux te mènera dans un jardin de délices. L'autre chemin te mènera dans un lieu de souffrance, de tristesse ; tout y est mauvais ; les êtres qui l'habitent sont méchants et cruels ; au lieu de te consoler, ils riront de tes souffrances, ils les augmenteront en te tourmentant eux-mêmes." Sophie hésita ; elle regardait le beau jardin rempli de fleurs, de fruits, les allées sablées et ombragées ; puis, jetant un coup d'oeil sur le chemin raboteux et aride qui semblait n'avoir pas de fin, elle se retourna vers la barrière, qui s'ouvrit devant elle, et, s'arrachant des mains de son bon ange, elle entra dans le jardin. L'ange lui cria : "Reviens, reviens, Sophie, je t'attendrai à la barrière ; je t'y attendrai jusqu'à ta mort, et, si jamais tu reviens à moi, je te mènerai au jardin de délices par le chemin raboteux, qui s'adoucira et s'embellira à mesure que tu y avanceras." Sophie n'écouta pas la voix de son bon ange : de jolis enfants lui faisaient signe d'avancer, elle courut à eux, ils l'entourèrent en riant, et se mirent les uns à la pincer, les autres à la tirailler, à lui jeter du sable dans les yeux.
Sophie se débarrassa d'eux avec peine, et, s'éloignant, elle cueillit une fleur d'une apparence charmante ; elle la sentit et la rejeta loin d'elle : l'odeur en était affreuse. Elle continua à avancer, et, voyant les arbres chargés des plus beaux fruits, elle en prit un et y goûta ; mais elle le jeta avec plus d'horreur encore que la fleur : le goût en était amer et détestable. Sophie, un peu attristée, continua sa promenade, mais partout elle fut trompée comme pour les fleurs et les fruits. Quand elle fut restée quelque temps dans ce jardin où tout était mauvais, elle pensa à son bon ange, et, malgré les promesses et les cris des méchants, elle courut à la barrière et aperçut son bon ange, qui lui tendait les bras. Repoussant les méchants enfants, elle se jeta dans les bras de l'ange, qui l'entraîna dans le chemin raboteux. Les premiers pas lui parurent difficiles, mais plus elle avançait et plus le chemin devenait doux, plus le pays lui semblait frais et agréable. Elle allait entrer dans le jardin du bien, lorsqu'elle s'éveilla agitée et baignée de sueur. Elle pensa longtemps à ce rêve. "Il faudra, dit-elle, que je demande à maman de me l'expliquer" ; et elle se rendormit jusqu'au lendemain.
Quand elle alla chez sa maman, elle lui trouva le visage un peu sévère ; mais le rêve lui avait fait oublier les fruits confits, et elle se mit tout de suite à le raconter.

LA MAMAN. - Sais-tu ce qu'il peut signifier, Sophie ! C'est que le bon Dieu, qui voit que tu n'es pas sage, te prévient par le moyen de ce rêve que, si tu continues à faire tout ce qui est mal et qui te semble agréable, tu auras des chagrins au lieu d'avoir des plaisirs. Ce jardin trompeur, c'est l'enfer; le jardin du bien, c'est le paradis ; on y arrive par un chemin raboteux, c'est-à-dire en se privant de choses agréables, mais qui sont défendues ; le chemin devient plus doux à mesure qu'on marche, c'est-à-dire qu'à force d'être obéissant, doux, bon, on s'y habitue tellement que cela ne coûte plus d'obéir et d'être bon, et qu'on ne souffre plus de ne pas se laisser aller à toutes ses volontés.
Sophie s'agita sur sa chaise ; elle rougissait, regardait sa maman ; elle voulait parler ; mais elle ne pouvait s'y décider. Enfin Mme de Réan, qui voyait son agitation, vint à son aide en lui disant :
" Tu as quelque chose à avouer, Sophie ; tu n'oses pas le faire, parce que cela coûte toujours d'avouer une faute. C'est précisément le chemin raboteux dans lequel t'appelle ton bon ange et qui te fait peur. Voyons, Sophie, écoute ton bon ange, et saute hardiment dans les pierres du chemin qu'il t'indique."
Sophie rougit plus encore, cacha sa figure dans ses mains et, d'une voix tremblante, avoua à sa maman qu'elle avait mangé la veille presque toute la boîte de fruits confits.

MME DE RÉAN. - Et comment espérais-tu me le cacher ?

SOPHIE. - Je voulais vous dire, maman, que c'étaient les rats qui l'avaient mangée.

MME DE RÉAN. - Et je ne l'aurais jamais cru, comme tu le penses bien, puisque les rats ne pouvaient lever le couvercle de la boîte et le refermer ensuite ; les rats auraient commencé par dévorer, déchirer la boîte pour arriver aux fruits confits. De plus, les rats n'avaient pas besoin d'approcher un fauteuil pour atteindre l'étagère.

SOPHIE (surprise). - Comment ! Vous avez vu que j'avais tiré le fauteuil ?

MME DE RÉAN. - Comme tu avais oublié de l'ôter, c'est la première chose que j'ai vue hier en rentrant chez moi. J'ai compris que c'était toi, surtout après avoir regardé la boîte et l'avoir trouvée presque vide. Tu vois comme tu as bien fait de m'avouer ta faute ; tes mensonges n'auraient fait que l'augmenter et t'auraient fait punir plus sévèrement. Pour récompenser l'effort que tu fais en avouant tout, tu n'auras d'autre punition que de ne pas manger de fruits confits tant qu'ils dureront.
Sophie baisa la main de sa maman, qui l'embrassa ; elle retourna ensuite dans sa chambre, où Paul l'attendait pour déjeuner.

PAUL. - Qu'as-tu donc, Sophie ? Tu as les yeux rouges.

SOPHIE. - C'est que j'ai pleuré.

PAUL. - Pourquoi ? Est-ce que ma tante t'a grondée ?

SOPHIE. - Non, mais c'est que j'étais honteuse de lui avouer une mauvaise chose que j'ai faite hier.

PAUL. - Quelle mauvaise chose ? Je n'ai rien vu, moi.

SOPHIE. - Parce que je me suis cachée de toi.
Et Sophie raconta à Paul comment elle avait mangé la boîte de fruits confits, après avoir voulu seulement les regarder et choisir les meilleurs pour le lendemain.
Paul loua beaucoup Sophie d'avoir tout avoué à sa maman.
" Comment as-tu eu ce courage ? " dit-il.
Sophie lui raconta alors son rêve, et comment sa maman le lui avait expliqué. Depuis ce jour Paul et Sophie parlèrent souvent de ce rêve, qui les aida à être obéissants et bons.


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XVII - LE CHAT ET LE BOUVREUIL

Sophie et Paul se promenaient un jour avec leur bonne ; ils revenaient de chez une pauvre femme à laquelle ils avaient été porter de l'argent. Ils revenaient tout doucement ; tantôt ils cherchaient à grimper à un arbre, tantôt ils passaient au travers des haies et se cachaient dans les buissons. Sophie était cachée et Paul la cherchait, lorsqu'elle entendit un tout petit miaou bien faible, bien plaintif. Sophie eut peur ; elle sortit de sa cachette.
" Paul, dit-elle, appelons ma bonne ; j'ai entendu un petit cri, comme un chat qui miaule, tout près de moi, dans le buisson.

PAUL. - Pourquoi faut-il appeler ta bonne pour cela ? Allons voir nous-mêmes ce que c'est.

SOPHIE. - Oh non ! j'ai peur.

PAUL (riant). - Peur ! et de quoi ? Tu dis toi-même que c'était un petit cri. Ce n'est donc pas une grosse bête.

SOPHIE. - Je ne sais pas ; c'est peut-être un serpent, un jeune loup.

PAUL (riant). - Ha ! ha ! ha ! Un serpent qui crie ! C'est nouveau, cela ! Et un jeune loup qui pousse un si petit cri, que moi, qui étais tout près de toi, je ne l'ai pas entendu !

SOPHIE. - Voilà le même cri ! Entends-tu ?
Paul écouta et entendit en effet un petit miaou bien faible qui sortait du buisson. Il y courut malgré les prières de Sophie.
" C'est un pauvre petit chat qui a l'air malade, s'écria-t-il après avoir cherché quelques instants. Viens voir comme il paraît misérable."
Sophie accourut ; elle vit un tout petit chat tout blanc, mouillé de rosée et taché de boue, qui était étendu tout près de la place où elle s'était cachée.
" Il faut appeler ma bonne, dit Sophie, pour qu'elle l'emporte ; pauvre petit, comme il tremble.
- Et comme il est maigre ! " dit Paul. Ils appelèrent la bonne, qui les suivait de loin. Quand elle les rejoignit, ils lui montrèrent le petit chat et lui demandèrent de l'emporter.

LA BONNE. - Mais comment faire pour l'emporter ? Le pauvre petit malheureux est si mouillé et si sale que je ne peux pas le prendre dans mes mains.

SOPHIE. - Eh bien, ma bonne, mettez-le dans des feuilles.

PAUL. - Ou plutôt dans mon mouchoir ; il sera bien mieux.

SOPHIE. - C'est cela ! Essuyons-le avec mon mouchoir, et couchons-le dans le tien ; ma bonne l'emportera.
La bonne les aida à arranger le petit chat, qui n'avait pas la force de remuer ; quand il fut bien enveloppé dans le mouchoir, la bonne le prit, et tous se dépêchèrent d'arriver à la maison pour lui donner du lait chaud.
Ils n'étaient pas loin de la maison, et ils furent bientôt arrivés. Sophie et Paul coururent en avant, à la cuisine.
" Donnez-nous bien vite une tasse de lait chaud, dit Sophie à Jean, le cuisinier.
- Pour quoi faire, mademoiselle ? répondit Jean.
- Pour un pauvre petit chat que nous avons trouvé dans une haie et qui est presque mort de faim. Le voici ; ma bonne l'apporte dans un mouchoir."
La bonne posa le mouchoir par terre ; le cuisinier apporta une assiettée de lait chaud au petit chat, qui se jeta dessus et avala tout sans en laisser une goutte.
" J'espère que le voilà content, dit la bonne. Il a bu plus de deux verres de lait.

SOPHIE. - Ah ! le voilà qui se relève ! Il lèche ses poils.

PAUL. - Si nous l'emportions dans notre chambre ?

LE CUISINIER. - Moi, monsieur et mademoiselle, je vous conseillerais de le laisser dans la cuisine, d'abord parce qu'il se séchera mieux dans la cendre chaude, ensuite parce qu'il aura à manger ici tant qu'il voudra ; enfin parce qu'il pourra sortir quand il en aura besoin, et qu'il apprendra ainsi à être propre.

PAUL. - C'est vrai. Laissons-le à la cuisine, Sophie.

SOPHIE. - Mais il sera toujours à nous et je le verrai tant que je voudrai ?

LE CUISINIER. - Certainement, mademoiselle, vous le verrez quand vous voudrez. Ne sera-t-il pas à vous tout de même ?"
Il prIt le chat, et le posa sur de la cendre chaude, sous le fourneau. Les enfants le laissèrent dormir et recommandèrent bien au cuisinier de lui mettre du lait près de lui pour qu'il pût en boire toutes les fois qu'il aurait faim.

SOPHIE. - Comment appellerons-nous notre chat ?

PAUL. - Appelons-le CHERI.

SOPHIE. - Oh non ! C'est commun. Appelons-le plutôt CHARMANT.

PAUL. - Et si en grandissant il devient laid ?

SOPHIE. - C'est vrai. Comment l'appeler alors ? Il faut bien pourtant qu'il ait un nom.

PAUL. - Sais-tu ce qui serait un très joli nom ? BEAU-MINON.

SOPHIE. - Ah oui Comme dans le conte de BLONDINE. C'est vrai appelons-le BEAU-MINON. Je demanderai à maman de lui faire un petit collier et de broder tout autour BEAU-MINON.
Et les enfants coururent chez Mme de Réan pour lui raconter l'histoire du petit chat et pour lui demander un collier. La maman alla voir le chat et prit la mesure de son cou.
" Je ne sais pas si ce pauvre chat pourra vivre, dit-elle, il est si maigre et si faible qu'il peut à peine se tenir sur ses pattes.

PAUL. - Mais comment s'est-il trouvé dans la haie ? Les chats ne vivent pas dans les bois.

MME DE RÉAN. - Ce sont peut-être de méchants enfants qui l'ont emporté pour jouer, et l'auront jeté ensuite dans la haie, pensant qu'il pourrait revenir dans sa maison tout seul.

SOPHIE. - Pourquoi aussi n'est-il pas revenu ? C'est bien sa faute s'il a été malheureux.

MME DE RÉAN. - Il est trop jeune pour avoir pu retrouver son chemin ; et puis, il vient peut-être de très loin. Si de méchants hommes t'emmenaient très loin et te laissaient au coin d'un bois, que ferais-tu ? Crois-tu que tu pourrais retrouver ton chemin toute seule ?

SOPHIE. - Oh ! je ne serais pas embarrassée ! Je marcherais toujours jusqu'à ce que je rencontre quelqu'un ou que je voie une maison ; alors je dirais comment je m'appelle et je demanderais qu'on me ramenât.

LA MAMAN. - D'abord, tu rencontrerais peut-être de méchantes gens qui ne voudraient pas se déranger de leur chemin ou de leur ouvrage pour te ramener. Et puis, toi, tu peux parler, on te comprendrait ! Mais le pauvre chat, crois-tu que, s'il était entré dans une maison, on aurait compris ce qu'il voulait, où il demeurait ? On l'aurait chassé, battu, tué peut-être.

SOPHIE. - Mais pourquoi a-t-il été dans ce buisson pour y mourir de faim ?

MME DE RÉAN. - Les mauvais garçons l'ont peut-être jeté là après l'avoir battu. D'ailleurs il n'a pas été si bête d'être resté là, puisque vous avez passé auprès et que vous l'avez sauvé.

PAUL. - Quant à cela, Ma tante, il ne pouvait pas deviner que nous passerions par là.

MME DE RÉAN. - Lui, non ; mais le bon Dieu, qui le savait, l'a permis afin de vous donner l'occasion d'être charitables, même pour un animal. "
Sophie et Paul, qui étaient impatients de revoir leur chat, ne dirent plus rien et retournèrent à la cuisine, où ils trouvèrent Beau-Minon profondément endormi sur la cendre chaude. Le cuisinier avait mis près de lui une petite jatte de lait ; il n'y avait donc rien à faire pour lui, et les enfants allèrent jouer dans leur petit jardin.
Beau-Minon ne mourut pas ; en peu de jours il redevint fort bien portant et gai. A mesure qu'il grandissait, il devenait plus beau ; ses longs poils blancs étaient brillants comme des soleils ; son nez rose lui donnait un petit air gentil et enfantin. C'était un vrai chat angora de la plus belle espèce. Sophie l'aimait beaucoup ; Paul, qui venait très souvent passer quelques jours avec Sophie, l'aimait bien aussi. Beau-Minon était le plus heureux des chats. Il avait un seul défaut, qui désolait Sophie : il était cruel pour les oiseaux. Aussitôt qu'il était dehors, il grimpait aux arbres pour chercher des nids et pour manger les petits qu'il y trouvait. Quelquefois même il avait mangé les pauvres mamans oiseaux qui cherchaient à défendre leurs petits contre le méchant Beau-Minon. Quand Sophie et Paul le voyaient grimper aux arbres, ils faisaient ce qu'ils pouvaient pour le faire descendre : mais Beau-Minon ne les écoutait pas, et continuait tout de même à grimper et à manger les petits oiseaux. On entendait alors des cuic, cuic plaintifs.
Lorsque Beau-Minon descendait de l'arbre, Sophie lui donnait de grands coups de verges : mais il trouva moyen de les éviter en restant si longtemps tout en haut de l'arbre, que Sophie ne pouvait pas l'atteindre. D'autres fois, quand il était arrivé à moitié de l'arbre, il s'élançait, sautait à terre et se sauvait à toutes jambes avant que Sophie eût pu l'attraper.
" Prends garde, Beau-Minon ! lui disaient les enfants. Le bon Dieu te punira de ta méchanceté. Il t'arrivera malheur un jour."
Beau-Minon ne les écoutait pas.
Un jour Mme de Réan apporta dans le salon un charmant oiseau dans une belle cage toute dorée.
" Voyez, mes enfants, quel joli bouvreuil m'a envoyé un de mes amis. Il chante parfaitement.

SOPHIE ET PAUL (ensemble). - Oh ! que je voudrais l'entendre !

MME DE RÉAN. - Je vais le faire chanter ; mais n'approchez pas trop, pour ne pas l'effrayer... Petit, petit, continua Mme de Réan en parlant au bouvreuil, chante, mon ami ; chante, petit, chante."
Le bouvreuil commença à se balancer, à pencher sa tête à droite et à gauche, et puis il se mit à siffler l'air : Au clair de la lune. Quand il eut fini, il siffla : J'ai du bon tabac, puis : Le bon roi Dagobert.
Les enfants l'écoutaient sans bouger ; ils osaient à peine respirer, pour ne pas faire peur au bouvreuil. Quand il eut fini, Paul s'écria :
" Oh ! ma tante, comme il chante bien ! Quelle petite voix douce ! Je voudrais l'entendre toujours !
- Nous le ferons recommencer après dîner, dit Mme de Réan ; à présent il est fatigué, il arrive de voyage ; donnons-lui à manger. Allez au jardin, mes enfants, rapportez-moi du mouron et du plantain ; le jardinier vous montrera où il y en a."

Les enfants coururent au potager et rapportèrent une telle quantité de mouron qu'on aurait pu y enterrer toute la cage. Leur maman leur dit de n'en cueillir qu'une petite poignée une autre fois, et ils en mirent dans la cage du bouvreuil, qui commença tout de suite à le becqueter.
" Allons dîner à présent, mes enfants, dit Mme de Réan, vos papas nous attendent."
Pendant le dîner, on parla beaucoup du joli bouvreuil.
" Quelle belle tête noire il a ! dit Sophie.
- Et quel joli ventre rouge ! dit Paul.
- Et comme il chante bien ! dit Mme de Réan.
- Il faudra lui faire chanter tous ses airs ", dit M. de Réan.
Aussitôt que le dîner fut fini, on retourna au salon ; les enfants couraient en avant. Au moment d'entrer au salon, Mme de Réan y entendit pousser un cri affreux ; elle accourut et les trouva immobiles de frayeur et montrant du doigt la cage du bouvreuil. De cette cage, dont plusieurs barreaux étaient tordus et cassés, Beau-Minon s'élançait par terre, tenant dans sa gueule le pauvre bouvreuil qui battait encore des ailes. Mme de Réan cria à son tour et courut à Beau-Minon pour lui faire lâcher l'oiseau. Beau-Minon se sauva sous un fauteuil. M. de Réan, qui entrait en ce moment, saisit une pincette et voulut en donner un coup à Beau-Minon. Mais le chat, qui était prêt à se sauver, s'élança vers la porte restée entrouverte. M. de Réan le poursuivit de chambre en chambre, de corridor en corridor. Le pauvre oiseau ne criait plus, ne se débattait plus. Enfin M. de Réan parvint à attraper Beau-Minon avec la pincette. Le coup avait été si fort que sa gueule s'ouvrit et laissa échapper l'oiseau. Pendant que le bouvreuil tombait d'un côté, Beau-Minon tombait de l'autre. Il eut deux ou trois convulsions et il ne bougea plus ; la pincette l'avait frappé à la tête ; il était mort.
Mme de Réan et les enfants, qui couraient après M. de Réan, après le chat et après le bouvreuil, arrivèrent au moment de la dernière convulsion de Beau-Minon.
" Beau-Minon, mon pauvre Beau-Minon s'écria Sophie.
- Le bouvreuil, le pauvre bouvreuil s'écria Paul.
- Mon ami, qu'avez-vous fait ? s'écria Mme de Réan.
- J'ai puni le coupable, mais je n'ai pu sauver l'innocent, répondit M. de Réan. Le bouvreuil est mort étouffé par le méchant Beau-Minon, qui ne tuera plus personne, puisque je l'ai tué sans le vouloir."
Sophie n'osait rien dire, mais elle pleura amèrement son pauvre chat, qu'elle aimait malgré ses défauts.
" Je lui avais bien dit, disait-elle à Paul, que le bon Dieu le punirait de sa méchanceté pour les oiseaux. Hélas ! pauvre Beau-Minon ! te voilà mort, et par ta faute !"


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XVIII - LA BOITE A OUVRAGE

Quand Sophie voyait quelque chose qui lui faisait envie, elle le demandait. Si sa maman le lui refusait, elle redemandait et redemandait jusqu'à ce que sa maman, ennuyée, la renvoyât dans sa chambre. Alors, au lieu de n'y plus penser, elle y pensait toujours et répétait :
" Comment faire pour avoir ce que je veux ? J'en ai si envie ! Il faut que je tâche de l'avoir."
Bien souvent, en tâchant de l'avoir, elle se faisait punir ; mais elle ne se corrigeait pas.
Un jour sa maman l'appela pour lui montrer une charmante boîte à ouvrage que M. de Réan venait d'envoyer de Paris. La boîte était en écaille avec de l'or ; le dedans était doublé de velours bleu, il y avait tout ce qu'il fallait pour travailler, et tout était en or ; il y avait un dé, des ciseaux, un étui, un poinçon, des bobines, un couteau, un canif, de petites pinces, un passe-lacet. Dans un autre compartiment il y avait une boîte à aiguilles, une boîte à épingles dorées, une provision de soies de toutes couleurs, de fils de différentes grosseurs, de cordons, de rubans, etc. Sophie se récria sur la beauté de la boîte :
" Comme tout cela est joli ! dit-elle, et comme c'est commode d'avoir tout ce qu'il faut pour travailler ! Pour qui est cette boîte, maman ? ajouta Sophie en souriant, comme si elle avait été sûre que sa maman répondrait : C'est pour toi.
- C'est à moi que ton papa l'a envoyée, répondit Mme de Réan.

SOPHIE. - Quel dommage ! J'aurais bien voulu l'avoir.

MME DE RÉAN. - Eh bien ! je te remercie ! Tu es fâchée que ce soit moi qui aie cette jolie boîte ! C'est un peu égoïste.

SOPHIE. - Oh! maman, donnez-la-moi, je vous en prie.

MME DE RÉAN. - Tu ne travailles pas encore assez bien pour avoir une si jolie boîte. De plus tu n'as pas assez d'ordre. Tu ne rangerais rien et tu perdrais tous les objets les uns après les autres.

SOPHIE. - Oh non ! maman, je vous assure ; j'en aurais bien soin.

MME DE RÉAN. - Non, Sophie, n'y pense pas ; tu es trop jeune.

SOPHIE. - Je commence à très bien travailler, maman ; j'aime beaucoup à travailler.

MME DE RÉAN. - En vérité ! Et pourquoi es-tu toujours si désolée quand je t'oblige à travailler ?

SOPHIE (embarrassée). - C'est... c'est... parce que je n'ai pas ce qu'il me faut pour travailler. Mais, si j'avais cette boîte, je travaillerais avec un plaisir... oh ! un plaisir...

MME DE RÉAN. - Tâche de travailler avec plaisir sans la boîte, c'est le moyen d'arriver à en avoir une.

SOPHIE. - Oh ! maman, je vous en prie !

MME DE RÉAN. - Sophie, tu m'ennuies. Je te prie de ne plus songer à la boîte."
Sophie se tut ; elle continua à regarder la boîte, puis elle la redemanda à sa maman plus de dix fois. La maman, impatientée, la renvoya dans le jardin.
Sophie ne joua pas, ne se promena pas ; elle resta assise sur un banc, pensant à la boîte et cherchant les moyens de l'avoir.
" Si je savais écrire, dit-elle, j'écrirais à papa pour qu’il m'en envoie une toute pareille : mais... je ne sais pas écrire ; et, si je dictais la lettre à maman, elle me gronderait et ne voudrait pas l'écrire... Je pourrais bien attendre que papa soit revenu ; mais il faudrait attendre trop longtemps et je voudrais avoir la boîte tout de suite..."
Sophie réfléchit, réfléchit longtemps ; enfin elle sauta de dessus son banc, frotta ses mains l'une contre l'autre et s'écria :
" J'ai trouvé, j'ai trouvé. La boîte sera à moi. "
Et voilà Sophie qui rentre au salon, la boîte était restée sur la table ; mais la maman n'y était plus. Sophie avance avec précaution, ouvre la boîte et en retire une à une toutes les choses qui la remplissaient. Son coeur battait, car elle allait voler, comme les voleurs que l'on met en prison. Elle avait peur que quelqu'un n'entrât avant qu'elle eût fini. Mais personne ne vint ; Sophie put prendre tout ce qui était dans la boîte. Quand elle eut tout pris, elle referma doucement la boîte, la replaça au milieu de la table et alla dans un petit salon où étaient ses joujoux et ses petits meubles ; elle ouvrit le tiroir de sa petite table et y enferma tout ce qu'elle avait pris dans la boîte de sa maman.
" Quand maman n'aura plus qu'une boîte vide, dit-elle, elle voudra bien me la donner ; et alors j'y remettrai tout, et la jolie boîte sera à moi ! "
Sophie, enchantée de cette espérance, ne pensa même pas à se reprocher ce qu'elle avait fait ; elle ne se demanda pas : " Que dira maman ? Qui accusera-t-elle d'avoir volé ses affaires ? Que répondrai-je quand on me demandera si c'est moi ? " Sophie ne pensa à rien qu'au bonheur d'avoir la boîte.
Toute la matinée se passa sans que la maman s'aperçût du vol de Sophie ; mais à l'heure du dîner, quand tout le monde se réunit au salon, Mme de Réan dit aux personnes qu'elle avait invitées à dîner qu'elle allait leur montrer une bien jolie boîte à ouvrage que M. de Réan lui avait envoyée de Paris.
" Vous verrez, ajouta-t-elle, comme c'est complet ; tout ce qui est nécessaire pour travailler se trouve dans la boîte. Voyez d'abord la boîte elle-même ; comme elle est jolie !
- Charmante, répondit-on, charmante."
Mme de Réan l'ouvrit. Quelle fut sa surprise et celle des personnes qui l'entouraient, de trouver la boîte vide !
" Que signifie cela ? dit-elle. Ce matin, tout y était, et je ne l'ai pas touchée depuis.
- L'aviez-vous laissée au salon ? demanda une des dames invitées.

MME DE RÉAN. - Certainement, et sans la moindre inquiétude ; tous mes domestiques sont honnêtes et incapables de me voler.

LA DAME. - Et pourtant la boîte est vide, chère madame ; il est certain que quelqu'un l'a vidée."
Le coeur de Sophie battait avec violence pendant cette conversation ; elle se tenait cachée derrière tout le monde, rouge comme un radis et tremblant de tous ses membres.
Mme de Réan, la cherchant des yeux et ne la voyant pas, appela : " Sophie, Sophie, où es-tu ?
Comme Sophie ne répondait pas, les dames derrière lesquelles elle était cachée, et qui la savaient là, s'écartèrent, et Sophie parut dans un tel état de rougeur et de trouble, que chacun devina sans peine que le voleur était elle-même.
" Approchez, Sophie ", dit Mme de Réan.
Sophie s'avança d'un pas lent ; ses jambes tremblaient sous elle.

MME DE RÉAN. - Où avez-vous mis les choses qui étaient dans ma boîte ?

SOPHIE (tremblante). - Je n'ai rien pris, maman, je n'ai rien caché.

MME DE RÉAN. - Il est inutile de mentir, mademoiselle ; rapportez tout à la minute, si vous ne voulez pas être punie comme vous le méritez.

SOPHIE (pleurant). - Mais, maman, je vous assure que je n'ai rien pris.

MME DE RÉAN. - Suivez-moi, mademoiselle.
Et, comme Sophie restait sans bouger, Mme de Réan lui prit la main et l’entraîna malgré sa résistance dans le salon à joujoux. Elle se mit à chercher dans les tiroirs de la petite commode, dans l'armoire de la poupée ; ne trouvant rien, elle commençait à craindre d'avoir été injuste envers Sophie, lorsqu'elle se dirigea vers la petite table. Sophie trembla plus fort lorsque sa maman, ouvrant le tiroir, aperçut tous les objets de sa boîte à ouvrage, que Sophie avait cachés là.
Sans rien dire, elle prit Sophie et la fouetta comme elle ne l'avait jamais fouettée. Sophie eut beau crier, demander grâce, elle reçut le fouet de la bonne manière, et il faut avouer qu'elle le méritait.
Mme de Réan vida le tiroir et emporta tout ce qu'elle y avait trouvé, pour le remettre dans sa boîte, laissant Sophie pleurer seule dans le petit salon.
Elle était si honteuse qu'elle n'osait plus rentrer pour dîner ; et elle fit bien, car Mme de Réan lui envoya sa bonne pour l'emmener dans sa chambre, où elle devait dîner et passer la soirée. Sophie pleura beaucoup et longtemps ; la bonne, malgré ses gâteries habituelles, était indignée et l'appelait voleuse.
" Il faudra que je ferme tout à clef, disait-elle, de peur que vous ne me voliez. Si quelque chose se perd dans la maison, on saura bien trouver le voleur et on ira tout droit fouiller dans vos tiroirs."
Le lendemain, Mme de Réan fit appeler Sophie.
" Ecoutez, mademoiselle, lui dit-elle, ce que m'écrivait votre papa en m'envoyant la boîte à ouvrage.
« Ma chère amie, je viens d'acheter une charmante boîte à ouvrage que je vous envoie. Elle est pour Sophie, mais ne le lui dites pas et ne la lui donnez pas encore. Que ce soit la récompense de huit jours de sagesse. Faites-lui voir la boîte, mais ne lui dites pas que je l'ai achetée pour elle. Je ne veux pas qu'elle soit sage par intérêt, pour gagner un beau présent ; je veux qu'elle le soit par un vrai désir d'être bonne ... »
Vous voyez, continua Mme de Réan, qu'en me volant, vous vous êtes volée vous-même. Après ce que vous avez fait, vous auriez beau être sage pendant des mois, vous n'aurez jamais cette boîte. J'espère que la leçon vous profitera et que vous ne recommencerez pas une action si mauvaise et si honteuse."
Sophie pleura encore, supplia sa maman de lui pardonner. La maman finit par y consentir, mais elle ne voulut jamais lui donner la boîte ; plus tard elle la donna à la petite Elisabeth Chéneau, qui travaillait à merveille et qui était d'une sagesse admirable.
Quand le bon, l'honnête petit Paul apprit ce qu'avait fait Sophie, il en fut si indigné qu'il fut huit jours sans vouloir aller chez elle. Mais, quand il sut combien elle était affligée et repentante, et combien elle était honteuse d'être appelée voleuse, son bon coeur souffrit pour elle ; il alla la voir ; au lieu de la gronder, il la consola et lui dit :
" Sais-tu, ma pauvre Sophie, le moyen de faire oublier ton vol ? C'est d'être si honnête, qu'on ne puisse pas même te soupçonner à l'avenir."
Sophie lui promit d'être très honnête, et elle tint parole.


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