VII - LES CHEVEUX MOUILLES

Sophie était coquette ; elle aimait à être bien mise et à être trouvée jolie. Et pourtant elle n'était pas jolie ; elle avait une bonne grosse figure bien fraîche, bien gaie, avec de très beaux yeux gris, un nez en l'air et un peu gros, une bouche grande et toujours prête à rire, des cheveux blonds pas frisés, et coupés court comme ceux d'un garçon. Elle aimait à être bien mise et elle était toujours très mal habillée : une simple robe en percale blanche, décolletée et à manches courtes, hiver comme été, des bas un peu gros et des souliers de peau noire. Jamais de chapeau ni de gants. Sa maman pensait qu'il était bon de l'habituer au soleil, à la pluie, au vent, au froid.
Ce que Sophie désirait beaucoup, c'était d'avoir les cheveux frisés. Elle avait un jour entendu admirer les jolis cheveux blonds frisés d'une de ses petites amies, Camille de Fleurville, et depuis elle avait toujours tâché de faire friser les siens. Entre autres inventions, voici ce qu'elle imagina de plus malheureux.
Un après-midi il pleuvait très fort et il faisait très chaud, de sorte que les fenêtres et la porte du perron étaient restées ouvertes. Sophie était à la porte ; sa maman lui avait défendu de sortir ; de temps en temps elle allongeait le bras pour recevoir la pluie ; puis elle allongea un peu le cou pour en recevoir quelques gouttes sur la tête. En passant sa tête ainsi en dehors, elle vit que la gouttière débordait et qu'il en tombait un grand jet d'eau de pluie. Elle se souvint en même temps que les cheveux de Camille frisaient mieux quand ils étaient mouillés.
" Si je mouillais les miens, dit-elle, ils friseraient peut-être ! "
Et voilà Sophie qui sort malgré la pluie, qui met sa tête sous la gouttière, et qui reçoit, à sa grande joie, toute l'eau sur la tête, sur le cou, sur les bras, sur le dos. Lorsqu'elle fut bien mouillée, elle rentra au salon et se mit à essuyer sa tête avec son mouchoir, en ayant soin de rebrousser ses cheveux pour les faire friser. Son mouchoir fut trempé en une minute ; Sophie voulut courir dans sa chambre pour en demander un autre à sa bonne, lorsqu'elle se trouva nez à nez avec sa maman. Sophie, toute mouillée, les cheveux hérissés, l'air effaré, resta immobile et tremblante. La maman, étonnée d'abord, lui trouva une figure si ridicule qu'elle éclata de rire.
" Voilà une belle idée que vous avez eue, mademoiselle ! lui dit-elle. Si vous voyiez la figure que vous avez, vous ririez de vous-même comme je le fais maintenant. Je vous avais défendu de sortir ; vous avez désobéi comme d'habitude ; pour votre punition vous allez rester à dîner comme vous êtes, les cheveux en l'air, la robe trempée, afin que votre papa et votre cousin Paul voient vos belles inventions. Voici un mouchoir pour achever de vous essuyer la figure, le cou et les bras."
Au moment où Mme de Réan finissait de parler, Paul entra avec M. de Réan ; tous deux s'arrêtèrent stupéfaits devant la pauvre Sophie, rouge, honteuse, désolée et ridicule ; et tous deux éclatèrent de rire. Plus Sophie rougissait et baissait la tête, plus elle prenait un air embarrassé et malheureux, et plus ses cheveux ébouriffés et ses vêtements mouillés lui donnaient un air risible. Enfin M. de Réan demanda ce que signifiait cette mascarade et si Sophie allait dîner en mardi gras de carnaval.

MME DE RÉAN. - C'est sans doute une invention pour faire friser ses cheveux ; elle veut absolument qu'ils frisent comme ceux de Camille, qui mouille les siens pour les faire friser ; Sophie a pensé qu'il en serait de même pour elle.

M. DE RÉAN. - Ce que c'est que d'être coquette ! On veut se rendre jolie et l'on se rend affreuse.

PAUL. - Ma pauvre Sophie, va vite te sécher, te peigner et te changer. Si tu savais comme tu es drôle, tu ne voudrais pas rester deux minutes comme tu es.

MME DE RÉAN. - Non, elle va dîner avec sa belle coiffure en l'air et avec sa robe pleine de sable et d'eau...

PAUL (interrompant et avec compassion). - Oh ! ma tante, je vous en prie, pardonnez-lui, et permettez-lui d'aller se peigner et changer de robe. Pauvre Sophie, elle a l'air si malheureux !

M. DE RÉAN. - Je fais comme Paul, chère amie, et je demande grâce pour cette fois. Si elle recommence, ce sera différent.

SOPHIE (pleurant). - Je vous assure, papa, que je ne recommencerai pas.

MME DE RÉAN. - Pour faire plaisir à votre papa, mademoiselle, je vous permets d'aller dans votre chambre et de vous déshabiller ; mais vous ne dînerez pas avec nous ; vous ne viendrez au salon que lorsque nous serons sortis de table.

PAUL. - Oh ! ma tante, permettez-lui...

MME DE RÉAN. - Non, Paul, ne me demande plus rien ; ce sera comme je l'ai dit. (A Sophie.) Allez, mademoiselle.
Sophie dîna dans sa chambre, après avoir été peignée et habillée. Paul vint la chercher après dîner et l'emmena jouer dans un salon où étaient les joujoux. Depuis ce jour Sophie n'essaya plus de se mettre à la pluie pour faire friser ses cheveux.


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VIII - LES SOURCILS COUPES

Une autre chose que Sophie désirait beaucoup, c'était d'avoir des sourcils très épais. On avait dit un jour devant elle que la petite Louise de Berg serait jolie si elle avait des sourcils. Sophie en avait peu et ils étaient blonds, de sorte qu'on ne les voyait pas beaucoup. Elle avait entendu dire aussi que, pour faire épaissir et grandir les cheveux, il fallait les couper souvent.
Sophie se regarda un jour à la glace, et trouva que ses sourcils étaient trop maigres.
" Puisque, dit-elle, les cheveux deviennent plus épais quand on les coupe, les sourcils, qui sont de petits cheveux, doivent faire de même. Je vais donc les couper pour qu'ils repoussent très épais."
Et voilà Sophie qui prend des ciseaux et qui coupe ses sourcils aussi court que possible. Elle se regarde dans la glace, trouve que cela lui fait une figure toute drôle, et n'ose pas rentrer au salon.
" J'attendrai, dit-elle, que le dîner soit servi ; on ne pensera pas à me regarder pendant qu'on se mettra à table."
Mais sa maman, ne la voyant pas venir, envoya le cousin Paul pour la chercher.
" Sophie, Sophie, es-tu là ? s'écria Paul en entrant. Que fais-tu ? viens dîner.
- Oui, oui, j'y vais ", répondit Sophie en marchant à reculons, pour que Paul ne vît pas ses sourcils coupés.
Sophie pousse la porte et entre.
A peine a-t-elle mis les pieds dans le salon, que tout le monde la regarde et éclate de rire.
" Quelle figure ! dit M. de Réan.
- Elle a coupé ses sourcils, dit Mme de Réan.
- Qu'elle est drôle ! qu'elle est drôle ! dit Paul.
- C'est étonnant comme ses sourcils coupés la changent, dit M. d'Aubert, le papa de Paul.
- Je n'ai jamais vu une plus singulière figure ",dit Mme d'Aubert.
Sophie restait les bras pendants, la tête baissée, ne sachant où se cacher. Aussi fut-elle presque contente quand sa maman lui dit :
" Allez-vous-en dans votre chambre, mademoiselle, vous ne faites que des sottises. Sortez, et que je ne vous voie plus de la soirée."
Sophie s'en alla ; sa bonne se mit à rire à son tour quand elle vit cette grosse figure toute rouge et sans sourcils. Sophie eut beau se fâcher, toutes les personnes qui la voyaient riaient aux éclats et lui conseillaient de dessiner avec du charbon la place de ses sourcils. Un jour Paul lui apporta un tout petit paquet bien ficelé, bien cacheté.
" Voici, Sophie, un présent que t'envoie papa, dit Paul d'un petit air malicieux.
- Qu'est-ce que c'est ?" dit Sophie, en prenant le paquet avec empressement.
Le paquet fut ouvert : il contenait deux énormes sourcils bien noirs, bien épais. " C'est pour que tu les colles à la place où il n'y en a plus", dit Paul. Sophie rougit, se fâcha et les jeta au nez de Paul, qui s'enfuit en riant.
Ses sourcils furent plus de six mois à repousser, et ils ne revinrent jamais aussi épais que le désirait Sophie ; aussi depuis ce temps Sophie ne chercha plus à se faire de beaux sourcils.


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IX - LE PAIN DES CHEVAUX

Sophie était gourmande. Sa maman savait que trop manger est mauvais pour la santé ; aussi défendait-elle à Sophie de manger entre ses repas : mais Sophie, qui avait faim, mangeait tout ce qu'elle pouvait attraper.
Mme de Réan allait tous les jours après déjeuner, vers deux heures, donner du pain et du sel aux chevaux de M. de Réan ; il en avait plus de cent.
Sophie suivait sa maman avec un panier plein de morceaux de pain bis, et lui en présentait un dans chaque stalle où elle entrait ; mais sa maman lui défendait sévèrement d'en manger, parce que ce pain noir et mal cuit lui ferait mal à l'estomac.
Elle finissait par l'écurie des poneys. Sophie avait un poney à elle, que lui avait donné son papa : c'était un tout petit cheval noir, pas plus grand qu'un petit âne ; on lui permettait de donner elle-même du pain à son poney. Souvent elle mordait dedans avant de le lui présenter.

Un jour qu'elle avait plus envie de ce pain bis que de coutume, elle prit le morceau dans ses doigts, de manière à n'en laisser passer qu'un petit bout.
" Le poney mordra ce qui dépasse de mes doigts, dit-elle, et je mangerai le reste."
Elle présenta le pain à son petit cheval, qui saisit le morceau et en même temps le bout du doigt de Sophie, qu'il mordit violemment. Sophie n'osa pas crier, mais la douleur lui fit lâcher le pain, qui tomba à terre : le cheval laissa alors le doigt pour manger le pain.
Le doigt de Sophie saignait si fort, que le sang coulait à terre. Elle tira son mouchoir et s'enveloppa le doigt bien serré, ce qui arrêta le sang, mais pas avant que le mouchoir eût été trempé. Sophie cacha sa main enveloppée sous son tablier, et la maman ne vit rien.
Mais, quand on se mit à table pour dîner, il fallut bien que Sophie montrât sa main, qui n'était pas encore assez guerie pour que le sang fût tout à fait arrêté. Il arriva donc qu'en prenant sa cuiller, son verre, son pain, elle tachait la nappe. Sa maman s'en aperçut.
" Qu'as-tu donc aux mains, Sophie ? dit-elle ; la nappe est remplie de taches de sang autour de ton assiette."
Sophie ne répondit rien.

MME DE RÉAN. - N'entends-tu pas ce que je te demande ? D'où vient le sang qui tache la nappe ?

SOPHIE. - Maman... c'est... c'est... de mon doigt.

MME DE RÉAN. - Qu'as-tu au doigt ? Depuis quand y as-tu mal ?

SOPHIE. - Depuis ce matin, maman. C'est mon poney qui m'a mordue.

MME DE RÉAN. - Comment ce poney, qui est doux comme un agneau, a-t-il pu te mordre ?

SOPHIE. - C'est en lui donnant du pain, maman.

MME DE RÉAN. - Tu n'as donc pas mis le pain dans ta main toute grande ouverte, comme je te l'ai tant de fois recommandé ?

SOPHIE. - Non, maman ; je tenais le pain dans mes doigts.

MME DE RÉAN. - Puisque tu es si sotte, tu ne donneras plus de pain à ton cheval.
Sophie se garda bien de répondre ; elle pensa qu'elle aurait toujours le panier dans lequel on mettait le pain pour les chevaux, et qu'elle en prendrait par-ci par-là un morceau.
Le lendemain donc, elle suivait sa maman dans les écuries, et, tout en lui présentant les morceaux de pain, elle en prit un, qu'elle cacha dans sa poche et qu'elle mangea pendant que sa maman ne la regardait pas.
Quand on arriva au dernier cheval, il n'y avait plus rien à lui donner. Le palefrenier assura qu'il avait mis dans le panier autant de morceaux qu'il y avait de chevaux. La maman lui fit voir qu'il en manquait un. Tout en parlant, elle regarda Sophie, qui, la bouche pleine, se dépêchait d'avaler la dernière bouchée du morceau qu'elle avait pris. Mais elle eut beau se dépêcher et avaler son pain sans même se donner le temps de le mâcher, la maman vit bien qu'elle mangeait et que c'était tout juste le morceau qui manquait ; le cheval attendait son pain et témoignait son impatience en grattant la terre du pied et en hennissant.
" Petite gourmande, dit Mme de Réan, pendant que je ne vous regarde pas, vous volez le pain de mes pauvres chevaux et vous me désobéissez, car vous savez combien de fois je vous ai défendu d'en manger. Allez dans votre chambre, mademoiselle ; vous ne viendrez plus avec moi donner a manger aux chevaux, et je ne vous enverrai pour votre dîner que du pain et de la soupe au pain, puisque vous l'aimez tant."
Sophie baissa tristement la tête et alla à pas lents à la maison et dans sa chambre.
" Hé bien ! hé bien ! lui dit sa bonne, vous voilà encore avec un visage triste ? Etes-vous encore en pénitence ? Quelle nouvelle sottise avez-vous faite ?
- J'ai seulement mangé le pain des chevaux, répondit Sophie en pleurant ; je l'aime tant ! Le panier était si plein que je croyais que maman ne s'en apercevrait pas. Je n'aurai que de la soupe et du pain sec à dîner ", ajouta-t-elle en pleurant plus fort.
La bonne la regarda avec pitié et soupira. Elle gâtait Sophie ; elle trouvait que sa maman était quelquefois trop sévère, et elle cherchait à la consoler et à rendre ses punitions moins dures. Aussi, quand un domestique apporta la soupe, le morceau de pain et le verre d'eau qui devaient faire le dîner de Sophie, elle les prit avec humeur, les posa sur une table et alla ouvrir une armoire, d'où elle tira un gros morceau de fromage et un pot de confitures ; puis elle dit à Sophie :
" Tenez, mangez d'abord le fromage avec votre pain, puis les confitures." Et, voyant que Sophie hésitait, elle ajouta : " Votre maman ne vous envoie que du pain, mais elle ne m'a pas défendu de mettre quelque chose dessus.

SOPHIE. - Mais, quand maman me demandera si on m'a donné quelque autre chose avec mon pain, il faudra bien le dire, et alors...

LA BONNE. - Alors, alors vous direz que je vous ai donné du fromage et des confitures, que je vous ai ordonné d'en manger, et je me charge de lui expliquer que je n'ai pas voulu vous laisser manger votre pain sec, parce que cela ne vaut rien pour l'estomac, et qu'on donne aux prisonniers même autre chose que du pain."
La bonne faisait très mal en conseillant à Sophie de manger en cachette ce que sa maman lui défendait ; mais Sophie, qui était bien jeune et qui avait envie du fromage qu'elle aimait beaucoup et des confitures qu'elle aimait plus encore, obéit avec plaisir et fit un excellent dîner ; sa bonne ajouta un peu de vin à son eau, et, pour remplacer le dessert, lui donna un verre d'eau et de vin sucré, dans lequel Sophie trempa ce qui lui restait de pain.
" Savez-vous ce qu'il faudra faire une autre fois, quand vous serez punie ou que vous aurez envie de manger ? Venez me le dire ; je trouverai bien quelque chose de bon à vous donner, et qui vaudra mieux que ce mauvais pain noir des chevaux et des chiens."
Sophie promit à sa bonne qu'elle n'oublierait pas sa recommandation chaque fois qu'elle aurait envie de quelque chose de bon.


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X - LA CREME ET LE PAIN CHAUD

Sophie était gourmande, nous l'avons déjà dit ; elle n'oublia donc pas ce que sa bonne lui avait recommandé, et, un jour qu'elle avait peu déjeuné, parce qu'elle avait su que la fermière devait apporter quelque chose de bon à sa bonne, elle lui dit qu'elle avait faim.
" Ah bien ! répondit la bonne, cela se trouve à merveille : la fermière vient de me faire cadeau d'un grand pot de crème et d'un pain bis tout frais. Je vais vous en faire manger ; vous verrez comme c'est bon ! "
Et elle apporta sur la table un pain tout chaud et un grand vase plein d'une crème épaisse excellente. Sophie se jeta dessus comme une affamée. Au moment même où la bonne lui disait de ne pas trop en manger, elle entendit la voix de la maman qui appelait : " Lucie ! Lucie (C'était le nom de la bonne.)
Lucie courut tout de suite chez Mme de Réan pour savoir ce qu'elle désirait ; c'était pour lui dire de préparer et de commencer un ouvrage pour Sophie.
" Elle aura bientôt quatre ans, dit Mme de Réan, il est temps qu'elle apprenne à travailler.

LA BONNE. - Mais quel ouvrage madame veut-elle que fasse une enfant si jeune ?

MME DE RÉAN. - Préparez-lui une serviette à ourler, ou un mouchoir."
La bonne ne répondit rien, et sortit du salon d'assez mauvaise humeur.
En entrant chez elle, elle vit Sophie qui mangeait encore. Le pot de crème était presque vide et il manquait un énorme morceau de pain.
" Ah ! mon Dieu ! s'écria-t-elle tout en préparant un ourlet pour Sophie, vous allez vous rendre malade ! Est-il possible que vous ayez avalé tout cela ? Que dira votre maman, si elle vous voit souffrante ? Vous allez me faire gronder !

SOPHIE. - Soyez tranquille, ma bonne ! j'avais très grand'faim, et je ne serai pas malade. C'est si bon, la crème et le pain tout chaud !

LA BONNE. - Oui, mais c'est bien lourd à l'estomac. Dieu ! quel énorme morceau de pain vous avez mangé ! J'ai peur, très peur que vous soyez malade.

SOPHIE (l'embrassant). - Non, ma chère Lucie, soyez tranquille, je vous assure que je me porte très bien."
La bonne lui donna un petit mouchoir à ourler et lui dit de le porter à sa maman, qui voulait la faire travailler. Sophie courut au salon où l'attendait sa maman, et lui présenta le mouchoir. La maman montra à Sophie comment il fallait piquer et tirer l'aiguille ; ce fut très mal fait pour commencer ; mais, après quelques points, elle fit assez bien et trouva que c'était très amusant de travailler.
" Voulez-vous me permettre, maman, dit-elle, de montrer mon ouvrage à ma bonne ?
- Oui, tu peux y aller, et ensuite tu reviendras ranger toutes tes affaires et jouer dans ma chambre."
Sophie courut chez sa bonne, qui fut fort étonnée de voir l'ourlet presque fini et si bien fait. Elle lui demanda avec inquiétude si elle n'avait pas mal à l'estomac.
" Non, ma bonne, pas du tout, dit Sophie ; seulement je n'ai pas faim.
- Je le crois bien, après tout ce que vous avez mangé. Mais retournez vite près de votre maman, de crainte qu'elle ne vous gronde."
Sophie retourna au salon, rangea toutes ses affaires et se mit à jouer. Tout en jouant, elle se sentit mal à l'aise, la crème et le pain chaud lui pesaient sur l'estomac ; elle avait mal à la tête ; elle s'assit sur sa petite chaise et resta sans bouger et les yeux fermés.
La maman, n'entendant plus de bruit, se retourna et vit Sophie pâle et l'air souffrant.
" Qu'as-tu, Sophie ? dit-elle avec inquiétude ; es-tu malade ?
- Je suis souffrante, maman, répondit-elle ; j'ai mal à la tête.
- Depuis quand donc ?
- Depuis que j'ai fini de ranger mon ouvrage.
- As-tu mangé quelque chose ?"
Sophie hésita et répondit bien bas :
" Non, maman, rien du tout.
- Je vois que tu mens ; je vais aller le demander à ta bonne, qui me le dira."
La maman sortit et resta quelques minutes absente. Quand elle revint, elle avait l'air très fâché.
" Vous avez menti, mademoiselle ; votre bonne m'a avoué qu'elle vous avait donné du pain chaud et de la crème, et que vous en aviez mangé comme une gloutonne. Tant pis pour vous, parce que vous allez être malade et que vous ne pourrez pas venir dîner demain chez votre tante d'Aubert, avec votre cousin Paul. Vous y auriez vu Camille et Madeleine de Fleurville ; mais, au lieu de vous amuser, de courir dans les bois pour chercher des fraises, vous resterez toute seule à la maison et vous ne mangerez que de la soupe."
Mme de Réan prit la main de Sophie, la trouva brûlante et l'emmena pour la faire coucher.
" Je vous défends, dit-elle à la bonne, de rien donner à manger à Sophie jusqu'à demain ; faites-lui boire de l'eau ou de la tisane de feuilles d'oranger, et, si jamais vous recommencez ce que vous avez fait ce matin, je vous renverrai immédiatement."
La bonne se sentait coupable ; elle ne répondit pas. Sophie, qui était réellement malade, se laissa mettre dans son lit sans rien dire. Elle passa une mauvaise nuit, très agitée ; elle souffrait de la tête et de l'estomac ; vers le matin elle s’endormit. Quand elle se réveilla, elle avait encore un peu mal à la tête, mais le grand air lui fit du bien. La journée se passa tristement pour elle à regretter le dîner de sa tante.
Pendant deux jours encore, elle fut souffrante. Depuis ce temps elle prit en tel dégoût la crème et le pain chaud, qu'elle n'en mangea jamais.
Elle allait quelquefois avec son cousin et ses amies chez les fermières du voisinage ; tout le monde autour d'elle mangeait avec délices de la crème et du pain bis, Sophie seule ne mangeait rien ; la vue de cette bonne crème épaisse et mousseuse et de ce pain de ferme lui rappelait ce qu'elle avait souffert pour en avoir trop mangé, et lui donnait mal au coeur. Depuis ce temps aussi elle n'écouta plus les conseils de sa bonne, qui ne resta pas longtemps dans la maison. Mme de Réan, n'ayant plus confiance en elle, en prit une autre, qui était très bonne, mais qui ne permettait jamais à Sophie de faire ce que sa maman lui défendait.


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XI - L'ECUREUIL

Un jour Sophie se promenait avec son cousin Paul dans le petit bois de chênes qui était tout près du château ; ils cherchaient tous deux des glands pour en faire des paniers, des sabots, des bateaux. Tout à coup Sophie sentit un gland qui lui tombait sur le dos ; pendant qu'elle se baissait pour le ramasser, un autre gland vint lui tomber sur le bout de l'oreille.
"Paul, Paul, dit-elle, viens donc voir ces glands qui sont tombés sur moi : ils sont rongés. Qui est-ce qui a pu les ronger là-haut ? Les souris ne grimpent pas aux arbres, et les oiseaux ne mangent pas de glands."
Paul prit les glands, les regarda ; puis il leva la tête et s'écria :
"C'est un écureuil ; je le vois ; il est tout en haut sur une branche ; il nous regarde comme s'il se moquait de nous."
Sophie regarda en l'air et vit un joli petit écureuil, avec une superbe queue relevée en panache. Il se nettoyait la figure avec ses petites pattes de devant ; de temps en temps il regardait Sophie et Paul, faisait une gambade et sautait sur une autre branche.
"Que je voudrais avoir cet écureuil ! dit Sophie. Comme il est gentil et comme je m'amuserais à jouer avec lui, à le mener promener, à le soigner.

PAUL. - Ce ne serait pas difficile de l'attraper : mais les écureuils sentent mauvais dans une chambre, et puis ils rongent tout.

SOPHIE. - Oh ! je l'empêcherais bien de ronger, parce que j'enfermerais toutes mes affaires ; et il ne sentirait pas mauvais, parce que je nettoierais sa cage deux fois par jour. Mais comment ferais-tu pour le prendre ?

PAUL. - J'aurais une cage un peu grande ; je mettrais dedans des noix, des noisettes, des amandes, tout ce que les écureuils aiment le mieux, j'apporterais la cage près de ce chêne ; je laisserais la porte ouverte ; j'y attacherais une ficelle pour fermer la porte, et l'écureuil serait pris.

SOPHIE. - Mais l'écureuil ne voudra peut-être pas entrer dans la cage ; cela lui fera peur.

PAUL. - Oh ! il n'y a pas de danger : les écureuils sont gourmands, il ne résistera pas aux amandes et aux noix.

SOPHIE. - Attrape-le-moi, je t'en prie, mon cher Paul ; je serai si contente !

PAUL. - Mais ta maman, que dira-t-elle ? Elle ne voudra peut-être pas.

SOPHIE. - Elle le voudra ; nous le lui demanderons tant et tant, tous les deux, qu'elle consentira."
Les deux enfants coururent à la maison ; Paul se chargea d'expliquer l'affaire à Mme de Réan, qui refusa d'abord, mais qui finit par consentir en disant à Sophie :
"Je te préviens que ton écureuil t'ennuiera bientôt : il grimpera partout ; il rongera tes livres, tes joujoux ; il sentira mauvais, il sera insupportable.

SOPHIE. - Oh non ! maman ; je vous promets de le si bien garder, qu'il ne gâtera rien.

MME DE RÉAN. - Je ne veux pas de ton écureuil au salon ni dans ma chambre, d'abord ; tu le garderas toujours dans la tienne.

SOPHIE. - Oui, maman, il restera chez moi, excepté quand je le mènerai promener."
Sophie et Paul coururent tout joyeux chercher une cage ; ils en trouvèrent une au grenier, qui avait servi jadis à un écureuil. Ils l'emportèrent, la nettoyèrent avec l'aide de la bonne, et mirent dedans des amandes fraîches, des noix et des noisettes.

SOPHIE. - A présent, allons vite porter la cage sous le chêne. Pourvu que l'écureuil y soit encore !

PAUL. - Attends que j'attache une ficelle à la porte. Il faut que je la passe dans les barreaux, pour que la porte se ferme quand je tirerai.

SOPHIE. - J'ai peur que l'écureuil ne soit parti.

PAUL. - Non ; il va rester là ou tout auprès jusqu'à la nuit. Là... c'est fini ; tire la ficelle, pour voir si c'est bien.
Sophie tira, la porte se referma tout de suite. Les enfants, enchantés, allèrent porter la cage dans le petit bois ; arrivés près du chêne, ils regardèrent si l'écureuil y était ; ils ne virent rien ; ni les feuilles ni les branches ne remuaient. Les enfants, désolés, allaient chercher sous d'autres chênes, lorsque Sophie reçut sur le front un gland rongé comme ceux du matin.
"Il y est, il y est ! s'écria-t-elle. Le voilà ; je vois le bout de sa queue qui sort derrière cette branche touffue."
En effet, l'écureuil, entendant parler, avança sa petite tête pour voir ce qui se passait.
"C'est bien, mon cher ami, dit Paul. Te voilà : tu seras bientôt en prison. Tiens, voilà des provisions que nous t'apportons ; sois gourmand, mon ami, sois gourmand ; tu verras comme on est puni de la gourmandise."
1e pauvre écureuil, qui ne s'attendait pas à devenir un malheureux prisonnier, regardait d'un air moqueur, en faisant aller sa tête de droite et de gauche. Il vit la cage que Paul posait à terre, et jeta un oeil d'envie sur les amandes et les noix. Quand les enfants se furent cachés derrière le tronc du chêne, il descendit deux ou trois branches, s'arrêta, regarda de tous côtés, descendit encore un peu, et continua ainsi à descendre petit à petit, jusqu'à ce qu'il fût sur la cage. Il passa une patte à travers les barreaux, puis l'autre ; mais, comme il ne pouvait rien attraper et que les amandes lui paraissaient de plus en plus appétissantes, il chercha le moyen d'entrer dans la cage, et il ne fut pas longtemps à trouver la porte ; il s'arrêta à l'entrée, regarda la ficelle d'un air méfiant, allongea encore une patte pour atteindre les amandes ou les noix : mais, ne pouvant y parvenir, il se hasarda enfin à entrer dans la cage. A peine y fut-il, que les enfants, qui regardaient du coin de l'oeil et qui avaient suivi avec un battement de coeur les mouvements de l'écureuil, tirèrent la ficelle, et l'écureuil fut pris. La frayeur lui fit jeter l'amande qu'il commençait à grignoter, et il se mit à tourner autour de la cage pour s'échapper. Hélas ! le pauvre petit animal devait payer cher sa gourmandise et rester prisonnier ! Les enfants se précipitèrent sur la cage ; Paul ferma soigneusement la porte et emporta la cage dans la chambre de Sophie. Elle courait en avant et appela sa bonne d'un air triomphant pour lui faire voir son nouvel ami.
La bonne ne fut pas contente de ce petit élève.
"Que ferons-nous de cet animal ? dit-elle. Il va nous mordre et nous faire un bruit insupportable. Quelle idée avez-vous eue, Sophie, de nous embarrasser de cette vilaine bête.

SOPHIE. - D'abord, ma bonne, elle n'est pas vilaine : l'écureuil est une très jolie bête. Ensuite il ne fera pas de bruit du tout et il ne nous mordra pas. C'est moi qui le soignerai.

LA BONNE. - En vérité, je plains le pauvre animal ; vous le laisserez bientôt mourir de faim.

SOPHIE (avec indignation). - Mourir de faim certainement non ; je lui donnerai des noisettes, des amandes, du pain, du sucre, du vin.

LA BONNE (d'un air moqueur). - Voilà un écureuil qui sera bien nourri ! Le sucre lui gâtera les dents, et le vin l'enivrera.

PAUL (riant). - Ha ! ha ! ha ! un écureuil ivre ! Ce sera bien drôle.

SOPHIE. - Pas du tout, monsieur ; mon écureuil ne sera pas ivre. Il sera très raisonnable.

LA BONNE. - Nous verrons cela. Je vais d'abord lui apporter du foin, pour qu'il puisse se coucher. Il a l'air tout effaré : je ne crois pas qu'il soit content de s'être laissé prendre.

SOPHIE. - Je vais le caresser pour l'habituer à moi et pour lui faire voir qu'on ne lui fera pas de mal."
Sophie passa sa main dans la cage : l'écureuil, effrayé, se sauva dans un coin. Sophie allongea la main pour le saisir : au moment où elle allait le prendre, l'écureuil lui mordit le doigt. Sophie se mit à crier et retira promptement sa main pleine de sang. La porte restant ouverte, l'écureuil se précipita hors de sa cage et se mit à courir dans la chambre. La bonne et Paul coururent après ; mais, quand ils croyaient l'avoir attrapé, l'écureuil faisait un saut, s'échappait, et continuait à galoper dans la chambre ; Sophie, oubliant son doigt qui saignait, voulut les aider. Ils continuèrent leur chasse pendant une demi-heure ; l'écureuil commençait à être fatigué et il allait être pris, lorsqu'il aperçut la fenêtre qui était restée ouverte : aussitôt il s'élança dessus, grimpa le long du mur en dehors de la fenêtre, et se trouva sur le toit.
Sophie, Paul et la bonne descendirent au jardin en courant ; levant la tête, ils aperçurent l'écureuil perché sur le toit, à moitié mort de fatigue et de peur.
"Que faire, ma bonne, que faire ? s'écria Sophie.
- Il faut le laisser, dit la bonne. Vous voyez bien qu'il vous a déjà mordue.

SOPHIE. - C'est parce qu'il ne me connaît pas encore, ma bonne ; mais, quand il verra que je lui donne à manger, il m'aimera.

PAUL. - Je crois qu'il ne t'aimera jamais, parce qu'il est trop vieux pour s'habituer à rester enfermé. Il aurait fallu en avoir un tout jeune.

SOPHIE. - Oh ! Paul, jette-lui des balles, je t'en prie, pour le faire descendre. Nous l'attraperons et nous le renfermerons.

PAUL. - Je veux bien, mais je ne crois pas qu'il veuille descendre."
Et voilà Paul qui va chercher un gros ballon et qui le lance si adroitement qu'il attrape l'écureuil à la tête. Le ballon descend en roulant, et après lui le pauvre écureuil ; tous deux tombent à terre ; le ballon bondit et rebondit, mais l'écureuil se brise en touchant à terre et reste mort, la tête ensanglantée, les reins et les pattes cassés. Sophie et Paul courent pour le ramasser et restent stupéfaits devant le pauvre animal mort.
" Méchant Paul, dit Sophie, tu as fait mourir mon écureuil.

PAUL. - C'est ta faute, pourquoi as-tu voulu que je le fisse descendre en lui lançant des balles ?

SOPHIE. - Il fallait seulement lui faire peur et non le tuer.

PAUL. - Mais je n'ai pas voulu le tuer ; le ballon l'a attrapé, je ne croyais pas être si adroit.

SOPHIE. - Tu n'es pas adroit, tu es méchant. Va-t'en, je ne t'aime plus du tout.

PAUL. - Et moi, je te déteste. Tu es plus sotte que l'écureuil. Je suis enchanté de t'avoir empêchée de le tourmenter.

SOPHIE. - Vous êtes un mauvais garçon, monsieur. Je ne jouerai jamais avec vous : je ne vous demanderai jamais rien.

PAUL. - Tant mieux, mademoiselle : je ne serai que plus tranquille, et je n'aurai plus à me creuser la tête pour vous aider à faire des sottises.

LA BONNE. - Voyons, mes enfants, au lieu de vous disputer, avouez que vous avez agi tous deux sans réflexion et que vous êtes tous deux coupables de la mort de l'écureuil. Pauvre bête ! Il est plus heureux que s'il était resté vivant, car il ne souffre plus, du moins. Je vais appeler quelqu'un pour qu'on l'emporte et qu'on le jette dans quelque fossé, et vous, Sophie, montez dans votre chambre et trempez votre doigt dans l'eau ; je vais vous y rejoindre."
Sophie s'en alla suivie de Paul, qui était un bon petit garçon, sans rancune, de sorte qu'au lieu de bouder il aida Sophie à verser de l'eau dans une cuvette et à y tremper sa main. Quand la bonne monta, elle enveloppa le doigt de Sophie de quelques feuilles de laitue et d'un petit chiffon. Les enfants étaient un peu honteux, en rentrant au salon pour dîner, d'avoir à raconter la fin de leur aventure de l'écureuil.
Les papas et les mamans se moquèrent d'eux. La cage de l'écureuil fut reportée au grenier. Le doigt de Sophie lui fit mal encore pendant quelques jours, après lesquels elle ne pensa plus à l'écureuil que pour se dire qu'elle n'en aurait jamais.


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XII - LE THÉ

C'était le 19 juillet, jour de la naissance de Sophie ; elle avait quatre ans. Sa maman lui faisait toujours un joli présent ce jour-là, mais elle ne lui disait jamais d'avance ce qu'elle lui donnerait. Sophie s'était levée plus tôt que d'habitude ; elle se dépêchait de s'habiller pour aller chez sa maman recevoir son cadeau.
" Vite, vite, ma bonne, je vous en prie, disait-elle ; j'ai si envie de savoir ce que maman me donnera pour ma fête !

LA BONNE. - Mais donnez-moi le temps de vous peigner. Vous ne pouvez pas vous en aller tout ébouriffée comme vous êtes. Ce serait une jolie manière de commencer vos quatre ans !... Tenez-vous donc tranquille, vous bougez toujours.

SOPHIE. - Aie, aie, vous m'arrachez les cheveux, ma bonne.

LA BONNE. - Parce que vous tournez la tête de tous les côtés ; là... encore ! comment puis-je deviner de quel côté il vous plaira de tourner la tête ? "
Enfin Sophie fut habillée, peignée, et elle put courir chez sa maman.
" Te voilà de bien bonne heure, Sophie, dit la maman en souriant. Je vois que tu n'as pas oublié tes quatre ans et le cadeau que je te dois. Tiens, voici un livre, tu y trouveras de quoi t'amuser."
Sophie remercia sa maman d'un air embarrassé, et prit le livre, qui était en maroquin rouge.
" Que ferai-je de ce livre ? pensa-t-elle. Je ne sais pas lire ; à quoi me servira-t-il ?"
La maman la regardait et riait.
" Tu ne parais pas contente de mon présent, lui dit-elle ; c'est pourtant très joli ; il y a écrit dessus : Les Arts. Je suis sûre qu'il t'amusera plus que tu ne le penses.

SOPHIE. - Je ne sais pas, maman.

LA MAMAN. - Ouvre-le, tu verras."
Sophie voulut ouvrir le livre ; à sa grande surprise elle ne le put pas ; ce qui l'étonna plus encore, c'est qu'en le retournant il se faisait dans le livre un bruit étrange. Sophie regarda sa maman d'un air étonné. Mme de Réan rit plus fort et lui dit :
" C'est un livre extraordinaire ; il n'est pas comme tous les livres qui s'ouvrent tout seuls ; celui-ci ne s'ouvre que lorsqu'on appuie le pouce sur le milieu de la tranche."
La maman appuya un peu le pouce ; le dessus s'ouvrit, et Sophie vit avec bonheur que ce n'était pas un livre, mais une charmante boite à couleurs, avec des pinceaux, des godets et douze petits cahiers, pleins de charmantes images à peindre.
" Oh ! merci, ma chère maman, s'écria Sophie. Que je suis contente ! Comme c'est joli !

LA MAMAN. - Tu étais un peu attrapée tout à l'heure, quand tu as cru que je te donnais un vrai livre ; mais je ne t'aurais pas joué un si mauvais tour. Tu pourras t'amuser à peindre dans la journée avec ton cousin Paul et tes amies Camille et Madeleine, que j'ai engagées à venir passer la journée avec toi : elles viendront à deux heures. Ta tante d'Aubert m'a chargée de te donner de sa part ce petit thé ; elle ne pourra venir qu'à trois heures, et elle a voulu te faire son cadeau dès le matin."
L'heureuse Sophie prit le plateau avec les six tasses, la théière, le sucrier et le pot à crème en argent. Elle demanda la permission de faire un vrai thé pour ses amies.
" Non, lui dit Mme de Réan, vous répandriez la crème partout, vous vous brûleriez avec le thé. Faites semblant d'en prendre, ce sera tout aussi amusant."
Sophie ne dit rien, mais elle n'était pas contente.
" A quoi me sert un ménage, se dit-elle, si je ne puis rien mettre dedans ? Mes amies se moqueront de moi. Il faut que je cherche quelque chose pour remplir tout cela. Je vais demander à ma bonne."
Sophie dit à sa maman qu'elle allait montrer tout cela à sa bonne ; elle emporta sa boîte et son thé et courut dans sa chambre.

SOPHIE. - Tenez, ma bonne, voyez les jolies choses que m'ont données maman et ma tante d'Aubert.

LA BONNE. - Le joli ménage ! vous vous amuserez bien avec. Mais je n'aime pas beaucoup ce livre ; à quoi vous servira un livre, puisque vous ne savez pas lire ?

SOPHIE (riant). - Bravo ! voilà ma bonne attrapée comme moi. Ce n'est pas un livre, c'est une boîte à couleurs.
Et Sophie ouvrit la boîte, que la bonne trouva charmante. Après avoir causé sur ce qu'on ferait dans la journée, Sophie dit qu'elle avait voulu donner du thé à ses amies, mais que sa maman ne l'avait pas permis.
" Que mettrais-je dans ma théière, dans mon sucrier et dans mon pot à crème ? Ne pourriez-vous pas, ma chère petite bonne, m'aider un peu et me donner quelque chose que je puisse faire manger à mes amies ?
- Non, ma pauvre petite, répondit la bonne c'est impossible. Souvenez-vous que votre maman m'a dit qu'elle me renverrait si je vous donnais quelque chose à manger quand elle l'avait défendu."
Sophie soupira et resta pensive ; petit à petit son visage s'éclaircit, elle avait une idée ; nous allons voir si l'idée était bonne. Sophie joua, puis déjeuna ; en revenant de la promenade avec sa maman, elle dit qu'elle allait tout préparer pour l'arrivée de ses amies. Elle mit la boîte à couleurs sur une petite table. Sur une autre table elle arrangea les six tasses, et au milieu elle mit le sucrier, la théière ; ensuite elle alla prendre de l'eau dans l'assiette où on en mettait pour le chien de sa maman, et elle versa cette eau dans la théière.
" Là ! voilà le thé, dit-elle d'un air enchanté ; à présent je vais faire la crème. " Elle alla prendre un morceau de blanc qui servait pour nettoyer l'argenterie ; elle en racla un peu avec son petit couteau, le versa dans le pot de crème, qu'elle remplit de l'eau du chien, mêla bien avec une petite cuiller, et, quand l'eau fut bien blanche, elle replaça le pot sur la table. Il ne lui restait plus que le sucrier à remplir ; elle reprit la craie à argenterie, en cassa de petits morceaux avec son couteau, remplit le sucrier, qu'elle posa sur la table, et regarda le tout d'un air enchanté.
" Là ! dit-elle en se frottant les mains, voilà un superbe thé ; j'espère que j'ai de l'esprit ! Je parie que Paul ni aucune de mes amies n'auraient eu une si bonne invention..."

Sophie attendit ses amies encore une demi-heure, mais elle ne s'ennuya pas ; elle était si contente de son thé, qu'elle ne voulait pas s'en éloigner ; elle se promenait autour de la table, le regardant d'un air joyeux, se frottait les mains et répétait :
" Dieu ! que j'ai de l'esprit ! que j'ai de l'esprit ! "
Enfin Paul et les amies arrivèrent. Sophie courut au-devant d'eux, les embrassa tous et les emmena bien vite dans le petit salon pour leur montrer ses belles choses. La boite à couleurs les attrapa d'abord comme elle avait attrapé Sophie et sa bonne. Ils trouvèrent le thé charmant et voulaient tout de suite commencer le repas, mais Sophie leur demanda d'attendre jusqu'à trois heures. Ils se mirent donc tous à peindre les images des petits livres : chacun avait le sien. Quand on se fut bien amusé avec la boîte à couleurs et qu'on eut tout rangé soigneusement :
" A présent, s'écria Paul, prenons le thé.
- Oui, oui, prenons le thé, répondirent toutes les petites filles ensemble.

CAMILLE. - Voyons, Sophie, fais les honneurs.

SOPHIE. - Asseyez-vous tous autour de la table... Là, c'est bien... Donnez-moi vos tasses, que j'y mette du sucre... A présent le thé... puis la crème... Buvez maintenant.

MADELEINE. - C'est singulier, le sucre ne fond pas.

SOPHIE. - Mêle bien, il fondra.

PAUL. - Mais ton thé est froid.

SOPHIE. - C'est parce qu'il est fait depuis longtemps.

CAMILLE (goûte le thé et le rejette avec dégoût). - Ah ! quelle horreur ! Qu'est-ce que c'est ? Ce n'est pas du thé, cela !

MADELEINE (le rejetant de même). - C'est détestable ! Cela sent la craie.

PAUL (crachant à son tour). - Que nous as-tu donné là, Sophie ? C'est détestable, dégoûtant.

SOPHIE (embarrassée). - Vous trouvez...

PAUL. - Comment, si nous trouvons ? Mais c'est affreux de nous jouer un tour pareil ! Tu mériterais que nous te fissions avaler ton détestable thé.

SOPHIE (se fâchant). - Vous êtes tous si difficiles que rien ne vous semble bon !

CAMILLE (souriant). - Avoue, Sophie, que, sans être difficile, on peut trouver ton thé très mauvais.

MADELEINE. - Quant à moi, je n'ai jamais goûté à quelque chose d'aussi mauvais.

PAUL (présentant la théière à Sophie). - Avale donc, avale : tu verras si nous sommes difficiles.

SOPHIE (se débattant). - Laisse-moi, tu m'ennuies.

PAUL (continuant). - Ah ! nous sommes difficiles ! Ah ! tu trouves ton thé bon ! Bois-le donc ainsi que ta crème."
Et Paul, saisissant Sophie, lui versa le thé dans la bouche ; il allait en faire autant de la prétendue crème, malgré les cris et la colère de Sophie, lorsque Camille et Madeleine, qui étaient très bonnes et qui avaient pitié d'elle, se précipitèrent sur Paul pour lui arracher le pot à la crème. Paul, qui était furieux, les repoussa ; Sophie en profita pour se dégager et pour tomber dessus à coups de poing. Camille et Madeleine tâchèrent alors de retenir Sophie ; Paul hurlait, Sophie criait, Camille et Madeleine appelaient au secours, c'était un train à assourdir ; les mamans accoururent effrayées. A leur aspect les enfants se tinrent tous immobiles.
" Que se passe-t-il donc ? " demanda Mme de Réan d'un air inquiet et sévère.
Personne ne répondit.

MME DE FLEURVILLE. - Camille, explique-nous le sujet de cette bataille.

CAMILLE. - Maman, Madeleine et moi nous ne nous battions avec personne.

MME DE FLEURVILLE. - Comment ! vous ne vous battiez pas ? Toi tu tenais le bras de Sophie, et Madeleine tenait Paul par la jambe.

CAMILLE. - C'était pour les empêcher de... de... jouer trop fort.

MME DE FLEURVILLE (avec un demi-sourire). - Jouer ! tu appelles cela jouer !

MME DE RÉAN. - Je vois que c'est Sophie et Paul qui se seront disputés, comme à l'ordinaire ; Camille et Madeleine auront voulu les empêcher de se battre. J'ai deviné, n'est-ce pas, ma petite Camille ?

CAMILLE (bien bas et rougissant). - Oui, madame.

MME D'AUBERT. - N'êtes-vous pas honteux, monsieur Paul, de vous conduire ainsi ? A propos de rien vous vous fâchez, vous êtes prêt à vous battre...

PAUL. - Ce n'est pas à propos de rien, maman ; Sophie a voulu nous faire boire un thé tellement détestable que nous avons eu mal au coeur en le goûtant, et, quand nous nous sommes plaints, elle nous a dit que nous étions trop difficiles.
Mme de Réan prit le pot à la crème, le sentit, y goûta du bout de la langue, fit une grimace de dégoût et dit à Sophie :
" Où avez-vous pris cette horreur de prétendue crème, mademoiselle ?

SOPHIE (la tête baissée et très honteuse). - Je l'ai faite, maman.

MME DE RÉAN. - Vous l'avez faite ! et avec quoi ?... Répondez.

SOPHIE (de même). - Avec le blanc à argenterie et l'eau du chien.

MME DE RÉAN. - Et votre thé, qu'est-ce que c'était ?

SOPHIE (de même). - Des feuilles de trèfle et de l'eau du chien.

MME DE RÉAN (examinant le sucrier). - Voilà un joli régal pour vos amies ! De l'eau sale, de la craie ! Vous commencez bien vos quatre ans, mademoiselle : en désobéissant quand je vous avais défendu de faire du thé, en voulant faire avaler à vos amies un soi-disant thé dégoûtant, et en vous battant avec votre cousin. Je reprends votre ménage, pour vous empêcher de recommencer, et je vous aurais envoyée dîner dans votre chambre, si je ne craignais de gâter le plaisir de vos petites amies, qui sont si bonnes qu'elles souffriraient de votre punition."
Les mamans s'en allèrent en riant malgré elles du ridicule régal inventé par Sophie. Les enfants restèrent seuls ; Paul et Sophie, honteux de leur bataille, n'osaient pas se regarder. Camille et Madeleine les embrassèrent, les consolèrent et tâchèrent de les réconcilier. Sophie embrassa Paul, leur demanda pardon à tous, et tout fut oublié. On courut au jardin, où on attrapa huit superbes papillons, que Paul mit dans une boîte qui avait un couvercle de verre. Le reste de l'après-midi se passa à arranger la boîte, pour que les papillons fussent bien logés ; on leur mit de l'herbe, des fleurs, des gouttes d'eau sucrée, des fraises, des cerises. Quand le soir vint, et que chacun put partir, Paul emporta la boîte aux papillons, à la prière de Sophie, de Camille et de Madeleine, qui voyaient qu'il en avait envie.


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