Les malheurs de Sophie

XIX - L'ÂNE

Sophie avait été très sage depuis quinze jours ; elle n'avait pas fait une seule grosse faute ; Paul disait qu'elle ne s'était pas mise en colère depuis longtemps ; la bonne disait qu'elle était devenue obéissante. La maman trouvait qu'elle n'était plus ni gourmande, ni menteuse, ni paresseuse, elle voulait récompenser Sophie, mais elle ne savait pas ce qui pourrait lui faire plaisir.
Un jour qu'elle travaillait, sa fenêtre ouverte, pendant que Sophie et Paul jouaient devant la maison, elle entendit une conversation qui lui apprit ce que désirait Sophie.

PAUL (s'essuyant le visage). - Que j'ai chaud, que j'ai chaud ! Je suis en nage.

SOPHIE (s'essuyant de même). - Et moi donc ! Et pourtant nous n'avons pas fait beaucoup d'ouvrage.

PAUL. - C'est que nos brouettes sont si petites !

SOPHIE. - Si nous prenions les grosses brouettes du potager, nous irions plus vite.

PAUL. - Nous n'aurions pas la force de les traîner : j'ai voulu un jour en mener une ; j'ai eu de la peine à l'enlever, et, quand j'ai voulu avancer, le poids de la brouette m'a entraîné, et j'ai versé toute la terre qui était dedans.

SOPHIE. - Mais notre jardin ne sera jamais fini avant de le bêcher et de le planter, nous devons y traîner plus de cent brouettes de bonne terre. Et il y a si loin pour l'aller chercher !

PAUL. - Que veux-tu ? Ce sera long, mais nous finirons par le faire.

SOPHIE. - Ah ! si nous avions un âne, comme Camille et Madeleine de Fleurville, et une petite charrette ! C'est alors que nous ferions de l'ouvrage en peu de temps !

PAUL. - C'est vrai ! Mais nous n'en avons pas. Il faudra bien que nous fassions l'ouvrage de l'âne.

SOPHIE. - Ecoute, Paul, j'ai une idée.

PAUL (riant). - Oh ! si tu as une idée, nous sommes sûrs de faire quelque sottise, car tes idées ne sont pas fameuses, en général.

SOPHIE (avec impatience). - Mais écoute donc avant de te moquer. Mon idée est excellente. Combien ma tante te donne-t-elle d'argent par semaine ?

PAUL. - Un franc ; mais c'est pour donner aux pauvres, aussi bien que pour m'amuser.

SOPHIE. - Bon ! moi, j'ai aussi un franc ; ce qui fait deux francs par semaine. Au lieu de dépenser notre argent, gardons-le jusqu'à ce que nous puissions acheter un âne et une charrette.

PAUL. - Ton idée serait bonne si, au lieu de deux francs, nous en avions vingt : mais avec deux francs nous ne pourrions plus rien donner aux pauvres, ce qui serait mal, et puis il nous faudrait attendre deux ans avant d'avoir de quoi acheter un âne et une voiture.

SOPHIE. - Deux francs par semaine, combien cela fait-il par mois ?

PAUL. - Je ne sais pas au juste, mais je sais que c'est très peu.

SOPHIE (réfléchissant). - Eh bien ! voilà une autre idée. Si nous demandions à maman et à ma tante de nous donner tout de suite l'argent de nos étrennes ?

PAUL. - Elles ne voudront pas.

SOPHIE. - Demandons-le toujours.

PAUL. - Demande si tu veux ; moi j'aime mieux attendre ce que te dira ma tante ; je ne demanderai que si elle dit oui.
Sophie courut chez sa maman, qui fit semblant de n'avoir rien entendu.
" Maman, dit-elle, voulez-vous me donner d'avance mes étrennes ?

MME DE RÉAN. - Tes étrennes ? Je ne peux pas te les acheter ici ; c'est à notre retour à Paris que je les aurai.

SOPHIE. - Oh ! maman, je voudrais que vous me donniez l'argent de mes étrennes ; j'en ai besoin.

MME DE RÉAN. - Comment peux-tu avoir besoin de tant d'argent ? Si c'est pour les pauvres, dis-le-moi, je donnerai ce qui est nécessaire : tu sais que je ne te refuse jamais pour les pauvres.

SOPHIE (embarrassée). - Maman, ce n'est pas pour les pauvres ; c'est... c'est pour acheter un âne.

MME DE RÉAN. - Pour quoi faire, un âne ?

SOPHIE. - Oh ! maman, nous en avons tant besoin, Paul et moi ! Voyez comme j'ai chaud ; Paul a encore plus chaud que moi. C'est parce que nous avons brouetté de la terre pour notre jardin.

MME DE RÉAN (riant). - Et tu crois qu'un âne brouettera à votre place ?

SOPHIE. - Mais non, maman ! Je sais bien qu'un âne ne peut pas brouetter ; c'est que je ne vous ai pas dit qu'avec l'âne il nous faudrait une charrette, nous y attellerons notre âne et nous mènerons beaucoup de terre sans nous fatiguer.

MME DE RÉAN. - J'avoue que ton idée est bonne.

SOPHIE (battant des mains). - Ah ! je savais bien qu'elle était bonne... Paul, Paul! ajouta-t-elle, appelant à la fenêtre.

MME DE RÉAN. - Attends avant de te réjouir. Ton idée est bonne, mais je ne veux pas te donner l'argent de tes étrennes.

SOPHIE (consternée). - Mais alors... comment ferons-nous ?...

MME DE RÉAN. - Vous resterez bien tranquilles et tu continueras à être bien sage pour mériter l'âne et la petite voiture, que je vais te faire acheter le plus tôt possible.

SOPHIE (sautant de joie et embrassant sa maman). - Quel bonheur ! quel bonheur ! Merci, ma chère maman. Paul, Paul ! Nous avons un âne, nous avons une voiture... Viens donc, vite !

PAUL (accourant). - Où donc, où donc ? Où sont-ils ?

SOPHIE. - Maman nous les donne ; elle va les faire acheter.

MME DE RÉAN. - Oui, je vous les donne à tous deux : à toi, Paul, pour te récompenser de ta bonté, de ton obéissance, de ta sagesse ; à toi, Sophie, pour t'encourager à imiter ton cousin et à te montrer toujours douce, obéissante et travailleuse, comme tu l'es depuis quinze jours. Venez avec moi chercher Lambert ; nous lui expliquerons notre affaire et il nous achètera votre âne et votre voiture."
Les enfants ne se le firent pas dire deux fois, ils coururent en avant ; ils trouvèrent Lambert dans la cour, où il mesurait de l'avoine qu'il venait d'acheter.

Les enfants se mirent à lui expliquer avec tant d'animation ce qu'ils voulaient, ils parlaient ensemble et si vite, que Lambert n'y comprit rien. Il regardait avec étonnement les enfants et Mme de Réan, qui prit enfin la parole et qui expliqua la chose à Lambert.

SOPHIE. - Allez tout de suite, Lambert, je vous en prie ; il nous faut notre âne tout de suite, avant de dîner.

LAMBERT (riant). - Un âne ne se trouve pas comme une baguette, mademoiselle. Il faut que je sache s'il y en a à vendre, que je coure dans tous les environs, pour vous en avoir un bien doux, qui ne rue pas, qui ne morde pas, qui ne soit point entêté, qui ne soit ni trop jeune ni trop vieux.

SOPHIE. - Dieu, que de choses pour un âne ! Prenez le premier que vous trouverez, Lambert ce sera plus tôt fait.

LAMBERT. - Non, mademoiselle, je ne prendrai pas le premier venu ; je vous exposerais à vous faire mordre ou à recevoir un coup de pied.

SOPHIE. - Bah ! bah ! Paul saura bien le rendre sage.

PAUL. - Mais pas du tout ; je ne veux pas mener un âne qui mord et qui rue.

MME DE RÉAN. - Laissez faire Lambert, mes enfants ; vous verrez que votre commission sera très bien faite. Il s'y connaît et il ne ménage pas sa peine.

PAUL. - Et la voiture, ma tante ? Comment pourra-t-on en avoir une assez petite pour y atteler l'âne ?

LAMBERT. - Ne vous tourmentez pas, monsieur Paul : en attendant que le charron en fasse une, je vous prêterai ma grande voiture à chiens ; vous la garderez tant que cela vous fera plaisir.

PAUL. - Oh ! merci, Lambert ; ce sera charmant.

SOPHIE. - Partez, Lambert, partez vite.

MME DE RÉAN. - Donne-lui le temps de serrer son avoine ; s'il la laissait au milieu de la cour, les poulets et les oiseaux la mangeraient.
Lambert rangea ses sacs d'avoine au fond de la grange et, voyant l'impatience des enfants, partit pour trouver un âne dans les environs.
Sophie et Paul croyaient qu'il allait revenir très promptement, ramenant un âne ; ils restèrent devant la maison à l'attendre. De temps en temps ils allaient voir dans la cour si Lambert revenait ; au bout d'une heure ils commencèrent à trouver que c'était fort ennuyeux d'attendre et de ne pas jouer.

PAUL (bâillant). - Dis donc, Sophie, si nous allions nous amuser dans notre jardin ?

SOPHIE (bâillant). - Est-ce que nous ne nous amusons pas ici ?

PAUL (bâillant). - Il me semble que non. Pour moi, je sais que je ne m'amuse pas du tout.

SOPHIE. - Et si Lambert arrive avec l'âne, nous ne le verrons pas.

PAUL. - Je commence à croire qu'il ne viendra pas si tôt.

SOPHIE. - Moi, je crois, au contraire, qu’il va arriver.

PAUL. - Attendons, je veux bien... mais (il bâille)... c'est bien ennuyeux.

SOPHIE. - Va-t'en, si tu t'ennuies ; je ne te demande pas de rester, je resterai bien toute seule.

PAUL (après avoir hésité). - Eh bien ! je m'en vais, tiens ; c'est trop bête de perdre sa journée à attendre. Et à quoi bon ? Si Lambert ramène un âne, nous le saurons tout de suite ; tu penses bien qu'on viendra nous le dire dans notre jardin. Et s'il n'en ramène pas, à quoi sert de nous ennuyer pour rien ?

SOPHIE. - Allez, monsieur, allez, je ne vous en empêche pas.

PAUL. - Ah bah ! tu boudes sans savoir pourquoi. Au revoir, à dîner, mademoiselle grognon.

SOPHIE. - Au revoir, monsieur malappris, maussade, désagréable, impertinent.

PAUL (fait un signe moqueur). - Au revoir, douce, patiente, aimable Sophie !
Sophie courut à Paul pour lui donner une tape ; mais Paul, prévoyant ce qui allait arriver, était déjà parti à toutes jambes. Se retournant pour voir si Sophie le poursuivait, il la vit courant après lui avec un bâton qu'elle avait ramassé. Paul courut plus fort et se cacha dans le bois. Sophie, ne le voyant plus, retourna devant la maison.
" Quel bonheur, pensa-t-elle, que Paul se soit sauvé, et que je n'aie pas pu l'attraper ! Je lui aurais donné un coup de bâton qui lui aurait fait mal ; maman l'aurait su, et n'aurait plus voulu me donner mon âne ni ma voiture. Quand Paul reviendra, je l'embrasserai... Il est très bon... mais il est tout de même bien taquin."
Sophie continua à attendre Lambert jusqu'à ce que la cloche eût sonné le dîner.
Elle rentra fâchée d'avoir attendu si longtemps pour rien. Paul, qu'elle retrouva dans sa chambre, la regarda d'un air un peu moqueur.
" T'es-tu bien amusée ? lui dit-il.

SOPHIE. - Non ; je me suis horriblement ennuyée, et tu avais bien raison de vouloir t'en aller. Ce Lambert ne revient pas ; c'est ennuyeux !

PAUL. - Je te l'avais bien dit.

SOPHIE. - Eh oui, tu me l'avais bien dit, je le sais bien. Mais c'est tout de même fort ennuyeux."
On frappe à la porte. La bonne crie : " Entrez." La porte s'ouvre. Lambert paraît. Sophie et Paul poussent un cri de joie.
" Et l'âne, et l'âne ? demandent-ils.

LAMBERT. - Il n'y a pas d'âne à vendre dans le pays, mademoiselle ; j'ai toujours marché depuis que je vous ai quittés ; je suis entré partout où je pensais trouver un âne. Je n'ai rien trouvé.

SOPHIE (pleurant). - Quel malheur, mon Dieu, quel malheur ! Comment faire à présent ?

LAMBERT. - Mais il ne faut pas vous désoler, mademoiselle ; nous en aurons un, bien sûr ; seulement il faut attendre.

PAUL. - Attendre combien de temps ?

LAMBERT. - Peut-être une semaine, peut-être une quinzaine, cela dépend. Demain j'irai au marché, à la ville ; peut-être trouverons-nous un bourri.

PAUL. - Un bourri ! Qu'est-ce que c'est que ça, un bourri ?

LAMBERT. - Tiens, vous qui êtes si savant, vous ne savez pas cela ? Un bourri, c'est un âne.

SOPHIE. - C'est drôle, un bourri ! Je ne savais pas cela, moi non plus.

LAMBERT. - Ah ! voilà, mademoiselle ! On devient savant à mesure qu'on grandit. Je vais trouver votre maman pour lui dire que demain, de grand matin, faut que j'aille au marché pour le bourri. Au revoir, monsieur et mademoiselle."
Et Lambert sortit, laissant les enfants contrariés de ne pas avoir leur âne.
" Nous l'attendrons peut-être longtemps", dirent-ils en soupirant.
La matinée du lendemain se passa à attendre l'âne. Mme de Réan avait beau leur dire que c'est presque toujours comme cela, qu'il est impossible d'avoir tout ce qu'on désire et à la minute qu'on le désire, qu'il faut s'habituer à attendre et même quelquefois à ne jamais avoir ce dont on a bien envie ; les enfants répondaient : "C'est vrai", mais ils n'en soupiraient pas moins, ils regardaient avec la même impatience si Lambert revenait avec un âne. Enfin, Paul, qui était à la fenêtre, crut entendre au loin un hi han ! hi han ! qui ne pouvait venir que d'un âne.
" Sophie, Sophie, s'écria-t-il, écoute. Entends-tu un âne qui brait ? C'est peut-être Lambert.

MME DE RÉAN. - Peut-être est-ce un âne du pays, ou un âne qui passe sur la route.

SOPHIE. - Oh ! maman, permettez-moi d'aller voir si c'est Lambert avec le bourri.

MME DE RÉAN. - Le bourri ? Qu'est-ce que c'est que cette manière de parler ? Il n'y a que les gens de la campagne qui appellent un âne un bourri.

PAUL. - Ma tante, c'est Lambert qui nous a dit qu'un âne s'appelait un bourri : il a même été étonné que nous ne le sachions pas.

MME DE RÉAN. - Lambert parle comme les gens de la campagne, mais, vous qui vivez au milieu de gens plus instruits, vous devez parler mieux.

SOPHIE. - Oh ! maman, j'entends encore le hi han ! de l'âne ; pouvons-nous aller voir ?

MME DE RÉAN. - Allez, allez, mes enfants ; mais n'allez que jusqu'à la grand'route : ne passez pas la barrière."
Sophie et Paul partirent comme des flèches. Ils coururent au travers de l'herbe et du bois, pour être plus tôt arrivés. Mme de Réan leur criait : " N'allez pas dans l'herbe, elle est trop haute ; ne traversez pas le bois, il y a des épines." Ils n'entendaient pas et couraient, bondissaient comme des chevreuils. Ils furent bientôt arrivés à la barrière, et la première chose qu'ils aperçurent sur la grand'route, ce fut Lambert, menant par un licou un âne superbe, mais pas trop grand cependant.
" Un âne, un âne ! merci Lambert, merci ! Quel bonheur ! s'écrièrent-ils ensemble.
- Comme il est joli ! dit Paul.
- Comme il a l'air bon ! dit Sophie. Allons vite le dire à maman.

LAMBERT. - Tenez, monsieur Paul, montez dessus ; mademoiselle Sophie va monter derrière vous ; je le tiendrai par son licou.

SOPHIE. - Mais si nous tombons ?

LAMBERT. - Ah ! il n'y a pas de danger, je vais marcher près de vous. D'ailleurs, on me l'a vendu pour un bourri parfait et très doux."
Lambert aida Paul et Sophie à monter sur l'âne ; il marcha près d'eux. Ils arrivèrent ainsi jusque sous les fenêtres de Mme de Réan, qui, les voyant venir, sortit pour mieux voir l'âne.
On le mena à l'écurie ; Sophie et Paul lui donnèrent de l'avoine ; Lambert lui fit une bonne litière avec de la paille. Les enfants voulaient rester là à le regarder manger ; mais l'heure du dîner approchait, il fallait se laver les mains, se peigner, et l'âne fut laissé en compagnie des chevaux jusqu'au lendemain.

Le lendemain et les jours suivants, l'âne fut attelé à la petite charrette à chiens, en attendant que le charron fît une jolie voiture pour promener les enfants et une petite charrette pour charrier de la terre, des pots de fleurs, du sable, tout ce qu'ils voulaient mettre dans leur jardin. Paul avait appris à atteler et dételer l'âne, à le brosser, le peigner, lui faire sa litière, lui donner à manger, à boire. Sophie l'aidait et s'en tirait presque aussi bien que lui.

Mme de Réan leur avait acheté un bât et une jolie selle pour les faire monter à âne. Dans les premiers temps, la bonne les suivait ; mais quand on vit l'âne doux comme un agneau, Mme de Réan leur permit d'aller seuls, pourvu qu'ils ne sortissent pas du parc.
Un jour, Sophie était montée sur l'âne : Paul le faisait avancer en lui donnant force coups de baguette. Sophie lui dit :
" Ne le bats pas, tu lui fais mal.

PAUL. - Mais, quand je ne le tape pas, il n'avance pas ; d'ailleurs ma baguette est si mince qu'elle ne peut pas lui faire grand mal.

SOPHIE. - J'ai une idée ! Si, au lieu de le taper, je le piquais avec un éperon ?

PAUL. - Voilà une drôle d'idée. D'abord tu n'as pas d'éperon ; ensuite la peau de l'âne est si dure qu'il ne sentirait pas l'éperon.

SOPHIE. - C'est égal ; essayons toujours ; tant mieux si l'éperon ne lui fait pas de mal.

PAUL. - Mais je n'ai pas d'éperon à te donner.

SOPHIE. - Nous en ferons un avec une grosse épingle que nous piquerons dans mon soulier ; la tête sera en dedans du soulier, et la pointe sera en dehors.

PAUL. - Tiens, mais c'est très bien imaginé ! As-tu une épingle ?

SOPHIE. - Non, mais nous pouvons retourner à la maison ; je demanderai des épingles à la cuisine : il y en a toujours de très grosses."
Paul monta en croupe sur l'âne, et ils arrivèrent au galop devant la cuisine. Le cuisinier leur donna deux épingles, croyant que Sophie en avait besoin pour cacher un trou à sa robe. Sophie ne voulut pas arranger son éperon devant la maison, car elle sentait bien qu'elle faisait une sottise, et elle avait peur que sa maman ne la grondât.
" Il vaut mieux, dit-elle, arranger cela dans le bois ; nous nous assoirons sur l'herbe, et l'âne mangera pendant que nous travaillerons ; nous aurons l'air de voyageurs qui se reposent."
Arrivés dans le bois, Sophie et Paul descendirent ; l'âne, content d'être libre, se mit à manger l'herbe du bord des chemins. Sophie et Paul s'assirent par terre et commencèrent leur ouvrage. La première épingle perça bien le soulier, mais elle plia tellement qu'elle ne put pas servir. Ils en avaient heureusement une autre, qui entra facilement dans le soulier déjà percé ; Sophie le mit, l'attacha. Paul rattrapa l'âne, aida Sophie à monter dessus, et la voilà qui donne des coups de talon et pique l'âne avec l'épingle. L’âne part au trot. Sophie, enchantée, pique encore et encore ; l'âne se met à galoper, et si vite que Sophie a peur ; elle se cramponne à la bride. Dans sa frayeur elle serre son talon contre l'âne ; plus elle appuie, plus elle pique ; il se met à ruer, à sauter, et il lance Sophie à dix pas de lui. Sophie reste sur le sable, étourdie par la chute. Paul, qui était demeuré en arrière, accouru, effrayé ; il aide Sophie à se relever ; elle avait les mains et le nez écorchés.
" Que va dire maman ? dit-elle à Paul. Que lui dirons-nous quand elle nous demandera comment j'ai pu tomber ?

PAUL. - Nous lui dirons la vérité.

SOPHIE. - Oh ! Paul ! pas tout, pas tout ; ne parle pas de l'épingle.

PAUL. - Mais que veux-tu que je dise ?

SOPHIE. - Dis que l'âne a rué et que je suis tombée.

PAUL. - Mais l'âne est si doux, il n'aurait jamais rué sans ta maudite épingle.

SOPHIE. - Si tu parles de l'épingle, maman nous grondera : elle nous ôtera l'âne.

PAUL. - Moi, je crois qu'il vaut mieux toujours dire la vérité ; toutes les fois que tu as voulu cacher quelque chose à ma tante, elle l'a su tout de même, et tu as été punie plus fort que tu ne l'aurais été si tu avais dit la vérité.

SOPHIE. - Mais pourquoi veux-tu que je parle de l'épingle ? Je ne suis pas obligée de mentir pour cela. Je dirais la vérité, que l'âne a rué et que je suis tombée.

PAUL. - Fais comme tu voudras, mais je crois que tu as tort.

SOPHIE. - Mais toi, Paul, ne dis rien ; ne va pas parler de l'épingle.

PAUL. - Sois tranquille ; tu sais que je n'aime pas à te faire gronder."
Paul et Sophie cherchèrent l'âne, qui devait être près de là ; ils ne le trouvèrent pas. "Il sera sans doute retourné à la maison", dit Paul.
Sophie et Paul reprirent comme l'âne le chemin de la maison ; ils étaient dans un petit bois qui se trouvait tout près du château lorsqu'ils entendirent appeler et qu'ils virent accourir leurs mamans.
" Qu'est-il arrivé, mes enfants ? Etes-vous blessés ? Nous avons vu revenir votre âne au galop avec la sangle cassée ; il avait l'air effrayé, effaré ; on a eu de la peine à le rattraper. Nous avions peur qu'il ne vous fût arrivé un accident.

SOPHIE. - Non, maman, rien du tout ; seulement je suis tombée.

MME DE RÉAN. - Tombée ? Comment ? Pour quelle raison ?

SOPHIE. - J'étais sur l'âne et je ne sais pourquoi il s'est mis à sauter et à ruer ; je suis tombée sur le sable et je me suis un peu écorché le nez et les mains : mais ce n'est rien.

MME D'AUBERT. - Pourquoi donc l'âne a-t-il rué, Paul ? Je le croyais si doux !

PAUL (embarrassé). - C'est Sophie qui était dessus, maman ; c'est avec elle qu'il a rué.

MME D'AUBERT. - Très bien, je comprends. Mais qu'est-ce qui a pu le faire ruer ?

SOPHIE. - Oh ! ma tante, c'est parce qu'il avait envie de ruer.

MME D'AUBERT. - Je pense bien que ce n'est pas parce qu'il voulait rester tranquille. Mais c'est singulier tout de même."
On rentrait à la maison comme Mme d'Aubert achevait de parler ; Sophie alla dans sa chambre pour laver sa figure et ses mains, qui étaient pleines de sable, et pour changer sa robe, qui était salie et déchirée. Mme de Réan entra comme elle finissait de s'habiller ; elle examina sa robe déchirée.
" Il faut que tu sois tombée bien rudement, dit-elle, pour que ta robe soit déchirée et salie comme elle est.
- Ah ! dit la bonne.

MME DE RÉAN. - Qu'avez-vous ? Vous êtes-vous fait mal ?

LA BONNE. - Ah ! la belle idée ! Ha ! ha ! ha ! Voilà une invention ! Regardez donc, madame ! "
Et elle montra à Mme de Réan la grosse épingle avec laquelle elle venait de se piquer, et que Sophie avait oublié d'ôter après sa chute.

MME DE RÉAN. - Qu'est-ce que cela veut dire ? Comment cette épingle se trouve-t-elle au soulier de Sophie ?

LA BONNE. - Elle n'y est pas venue toute seule certainement, car le cuir est assez dur à percer.

MME DE RÉAN. - Parle donc, Sophie ; explique-nous comment cette épingle se trouve là.

SOPHIE (très embarrassée). - Je ne sais pas, maman, je ne sais pas du tout.

MME DE RÉAN. - Comment ! Tu ne sais pas ? Tu as mis tes souliers avec l'épingle sans t'en apercevoir ?

SOPHIE. - Oui, maman ! Je n'ai rien vu.

LA BONNE. - Ah ! par exemple, mademoiselle Sophie, ce n'est pas vrai, cela. C'est moi qui vous ai mis vos souliers, et je sais qu'il n'y avait pas d'épingle. Vous feriez croire à votre maman que je suis une négligente ! Ce n'est pas bien cela, mademoiselle."
Sophie ne répond pas ; elle est de plus en plus rouge et embarrassée. Mme de Réan lui ordonne de parler.
" Si vous n'avouez pas la vérité, mademoiselle, j'irai la demander à Paul, qui ne ment jamais."
Sophie éclata en sanglots, mais elle s'entêta à ne rien avouer. Mme de Réan alla chez sa soeur Mme d'Aubert ; elle y trouva Paul, auquel elle demanda ce que voulait dire l'épingle du soulier de Sophie. Paul, croyant sa tante très fâchée et pensant que Sophie avait dit la vérité, répondit :
"C'était pour faire un éperon, ma tante.

MME DE RÉAN. - Et pour quoi faire, un éperon ?

PAUL. - Pour faire galoper l'âne.

MME DE RÉAN. - Ah ! je comprends pourquoi l'âne a rué et a jeté Sophie par terre. L'épingle piquait le pauvre animal, qui s'en est débarrassé comme il a pu."
Mme de Réan sortit et revint trouver Sophie.
"Je sais tout, mademoiselle, dit-elle. Vous êtes une petite menteuse. Si vous m'aviez dit la vérité, je vous aurais un peu grondée, mais je ne vous aurais pas punie ; maintenant vous allez être un mois sans monter à âne, pour vous apprendre à mentir comme vous l'avez fait."
Mme de Réan laissa Sophie pleurant. Quand Paul la revit, il ne put s'empêcher de lui dire :
" Je te l'avais bien dit, Sophie ! Si tu avais avoué la vérité, nous aurions notre âne, et tu n'aurais pas le chagrin que tu as."
Mme de Réan tint parole et ne permit pas qu'on montât l'âne, malgré les demandes de Sophie.


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XX - LA PETITE VOITURE


Sophie, voyant que sa maman ne lui laissait pas monter l'âne, dit un jour à Paul :
" Puisque nous ne pouvons pas monter notre âne, Paul, attelons-le à notre petite voiture ; nous mènerons chacun notre tour.

PAUL. - Je ne demande pas mieux ; mais ma tante le permettra-t-elle ?

SOPHIE. - Va le lui demander. Je n'ose pas."
Paul courut chez sa tante et lui demanda la permission d'atteler l'âne.
Mme de Réan y consentit à la condition que la bonne irait avec eux. Quand Paul le dit à Sophie, elle grogna.
" C'est ennuyeux d'avoir ma bonne, dit-elle ; elle a toujours peur de tout ; elle ne nous laissera pas aller au galop.

PAUL. - Oh ! mais il ne faut pas aller au galop ; tu sais que ma tante le défend."
Sophie ne répondit pas, et bouda pendant que Paul courait chercher la bonne et faire atteler l'âne. Une demi-heure après, l'âne était à la porte avec la voiture.
Sophie monta dedans toujours boudant ; elle fut maussade pendant toute la promenade, malgré les efforts du pauvre Paul pour la rendre gaie et aimable. Enfin il lui dit :
" Ah ! tu m'ennuies avec tes airs maussades ! Je m'en vais à la maison : cela m'ennuie de parler tout seul, de jouer seul, de regarder ta figure boudeuse."
Et Paul dirigea l'âne du côté de la maison. Sophie continuait à bouder. Quand ils arrivèrent, elle descendit, accrocha son pied au marchepied et tomba. Le bon Paul sauta à terre et l'aida à se relever : elle ne s'était pas fait mal, mais la bonté de Paul la toucha et elle se mit à pleurer.
" Tu t'es fait mal, ma pauvre Sophie ? disait Paul en l'embrassant. Appuie-toi sur moi ; n'aie pas peur, je te soutiendrai bien.
- Non, mon cher Paul, répondit Sophie en sanglotant ; je ne me suis pas fait mal ; je pleure de repentir ; je pleure parce que j'ai été méchante pour toi, qui es toujours si bon pour moi.

PAUL. - Il ne faut pas pleurer pour cela, ma pauvre Sophie. Je n'ai pas de mérite à être bon pour toi, parce que je t'aime et qu'en te faisant plaisir je me fais plaisir à moi-même."
Sophie se jeta au cou de Paul et l'embrassa en pleurant plus fort. Paul ne savait plus comment la consoler ; enfin il lui dit :
" Ecoute, Sophie, si tu pleures toujours, je vais pleurer aussi : cela me fait de la peine de te voir du chagrin."
Sophie essuya ses yeux et lui promit, en pleurant toujours, de ne plus pleurer.
" Oh ! Paul ! lui dit-elle, laisse-moi pleurer ; cela fait du bien ; je sens que je deviens meilleure."
Mais, quand elle vit que les yeux de Paul commençaient aussi à se mouiller de larmes, elle sécha les siens, elle reprit un visage riant, et ils montèrent ensemble dans leur chambre, où ils jouèrent jusqu'au dîner.

Le lendemain, Sophie proposa une nouvelle promenade en voiture à âne. La bonne lui dit qu'elle avait à savonner et qu'elle ne pouvait pas y aller. La maman et la tante étaient obligées d'aller faire une visite à une lieue de là, chez Mme de Fleurville.
" Comment allons-nous faire ? dit Sophie d'un air désolé.
- Si j'étais sûre que vous soyez tous deux bien sages, dit Mme de Réan, je vous permettrais d'aller seuls ; mais toi, Sophie, tu as toujours des idées si singulières, que j'ai peur d'un accident causé par une idée.

SOPHIE. - Oh non ! maman, soyez tranquille ! Je n'aurai pas d'idée, je vous assure. Laissez-moi aller seuls tous les deux : l'âne est si doux !

MME DE RÉAN. - L'âne est doux quand on ne le tourmente pas ; mais, si tu te mets à le piquer comme tu as fait l'autre jour, il fera culbuter la voiture.

PAUL. - Oh ! ma tante, Sophie ne recommencera pas... ni moi non plus ; car j'ai mérité d'être grondé autant qu'elle, puisque je l'ai aidée à percer son soulier avec l'épingle.

MME DE RÉAN. - Voyons, je veux bien vous laisser aller seuls, mais ne sortez pas du jardin ; n'allez pas sur la grand'route, et n'allez pas trop vite.
- Merci maman, merci ma tante ", s'écrièrent les enfants ; et ils coururent à l'écurie pour atteler leur âne.
Quand il fut prêt, ils virent arriver les deux petits garçons du fermier qui revenaient de l'école.
" Vous allez promener en voiture, m'sieur ? dit l’aîné, qui s'appelait André.

PAUL. - Oui ; veux-tu venir avec nous ?

ANDRÉ. - Je ne peux pas laisser mon frère, m'sieur !

SOPHIE. - Eh bien ! emmène ton frère avec toi.

ANDRÉ. - Je veux bien, mamzelle : merci bien.

SOPHIE. - Voyons, qui est-ce qui monte sur le siège pour mener.

PAUL. - Si tu veux commencer, voilà le fouet.

SOPHIE. - Non, j'aime mieux mener plus tard, quand l'âne sera un peu fatigué et moins vif."
Les enfants montèrent tous les quatre dans la voiture ; ils se promenèrent pendant deux heures, tantôt au pas, tantôt au trot ; ils menaient chacun à leur tour, mais l'âne commençait à se fatiguer ; il ne sentait pas beaucoup le petit fouet avec lequel les enfants le tapaient, de sorte qu'il ralentissait de plus en plus, malgré les coups de fouet et les hue hue donc ! de Sophie, qui menait.

ANDRÉ. - Ah ! mamzelle, si vous voulez le faire marcher, je vais vous avoir une branche de houx ; en tapant avec, il marchera, bien sûr.

SOPHIE. - C'est une bonne idée cela ; nous allons le faire marcher ce paresseux, dit Sophie.
Elle arrêta ; André descendit et alla casser une grosse branche de houx, qui était au bord du chemin.
" Prends garde, Sophie, dit Paul ; tu sais que ma tante a défendu de piquer l'âne.

SOPHIE. - Tu crois que le houx va le piquer comme l'épingle de l'autre jour ? Il ne le sentira pas seulement.

PAUL. - Alors pourquoi as-tu laissé André casser cette branche de houx ?

SOPHIE. - Parce qu'elle est plus grosse que notre fouet."
Et Sophie donna un grand coup sur le dos de l'âne, qui prit le trot. Sophie, enchantée d'avoir réussi, lui en donna un second coup, puis un troisième ; l'âne trottait de plus en plus fort. Sophie riait, les deux petits fermiers aussi. Paul ne riait pas : il était un peu inquiet, et il craignait qu'il n'arrivât quelque chose et que Sophie ne fût grondée et punie. Ils arrivaient à une descente longue et assez raide. Sophie redouble de coups ; l'âne s'impatiente et part au galop. Sophie veut l'arrêter, mais trop tard ; l'âne était emporté et courait tant qu'il avait de jambes. Les enfants criaient tous à la fois, ce qui effrayait l'âne et le faisait courir plus fort ! Enfin il passa sur une grosse motte de terre, et la voiture versa ; les enfants restèrent par terre, et l'âne continua de traîner la voiture renversée jusqu'à ce qu'elle fût brisée.
La voiture était si basse que les enfants ne furent pas blessés, mais ils eurent tous le visage et les mains écorchés. Ils se relevèrent tristement ; les petits fermiers s'en allèrent à la ferme ; Sophie et Paul retournèrent à la maison. Sophie était honteuse et inquiète ; Paul était triste. Après avoir marché quelque temps sans rien dire, Sophie dit à Paul :
" Oh ! Paul, j'ai peur de maman ! Que va-t-elle me dire ?

PAUL (tristement). - Quand tu as pris le houx, je pensais bien que tu ferais du mal à ce pauvre âne; j'aurais dû te le dire plus vivement, tu m'aurais peut-être écouté.

SOPHIE. - Non, Paul, je ne t'aurais pas écouté, parce que je croyais que le houx ne pouvait pas piquer à travers les poils épais de l'âne. Mais que va dire maman ?

PAUL. - Hélas Sophie, pourquoi es-tu désobéissante ? Si tu écoutais ma tante, tu serais moins souvent punie et grondée.

SOPHIE. - Je tâcherai de me corriger ; je t'assure que je tâcherai. C'est que c'est si ennuyeux d'obéir !

PAUL. - C'est bien plus ennuyeux d'être puni. Et puis, j'ai remarqué que les choses qu'on nous défend sont dangereuses ; quand nous les faisons, il nous arrive toujours quelque malheur, et, après, nous avons peur de voir ma tante et maman.

SOPHIE. - C'est vrai ! Ah ! mon Dieu ! Voilà maman qui arrive ! Entends-tu la voiture ? Courons vite, pour rentrer avant qu'elle ne nous voie."
Mais ils eurent beau courir, la voiture marchait plus vite qu'eux ; elle arrêtait devant le perron au moment où les enfants y arrivaient.
Mme de Réan et Mme d'Aubert virent tout de suite les écorchures du visage et des mains.
" Allons ! Voilà encore des accidents ! s'écria Mme de Réan. Que vous est-il arrivé ?

SOPHIE. - Maman, c'est l'âne.

MME DE RÉAN. - J'en étais sûre d'avance ; aussi ai-je été inquiète tout le temps de ma visite. Mais cet âne est donc enragé ? Qu'a-t-il fait pour que vous soyez écorchés ainsi ?

SOPHIE. - Il nous a versés, maman, et je crois que la voiture est un peu cassée, car il a continué à courir après qu'elle a été renversée.

MME D'AUBERT. - Je suis sûre que vous avez eu encore quelque invention qui aura taquiné ce pauvre âne !"
Sophie baisse la tête et ne répond pas. Paul rougit et ne dit rien.
" Sophie, dit Mme de Réan, je vois à vos mines que ta tante a deviné. Dis la vérité, et raconte-nous ce qui est arrivé."
Sophie hésita un instant ; mais elle se décida à dire la vérité, et elle la raconta tout entière à sa maman et à sa tante.
" Mes chers enfants, dit Mmee de Réan, depuis que vous avez cet âne, il vous arrive sans cesse des malheurs, et Sophie a continuellement des idées qui n'ont pas le sens commun. Je vais donc faire vendre ce malheureux animal, cause de tant de sottises.

SOPHIE ET PAUL (ensemble). - Oh ! maman, oh ! ma tante, je vous en prie, ne le vendez pas. Jamais nous ne recommencerons, jamais.

MME DE RÉAN. - Vous ne recommencerez pas la même sottise ; mais Sophie en inventera d'autres, peut-être plus dangereuses que les premières.

SOPHIE. - Non, maman, je vous assure que je ne ferai que ce que vous me permettrez ; je serai obéissante, je vous le promets.

MME DE RÉAN. - Je veux bien attendre quelques jours encore ; mais je vous préviens qu'à la première idée de Sophie vous n'aurez plus d'âne."
Les enfants remercièrent Mme de Réan, qui leur demanda où était l'âne. Ils se rappelèrent alors qu'il avait continué à courir, traînant après lui la voiture renversée.
Mme de Réan appela Lambert, lui raconta ce qui était arrivé, et lui dit d'aller voir où était cet âne. Lambert y courut ; il revint une heure après les enfants l'attendaient.
" Eh bien ! Lambert ? s'écrièrent-ils ensemble.

LAMBERT. - Eh bien ! monsieur Paul et mademoiselle Sophie, il est arrivé malheur à votre âne.

SOPHIE ET PAUL (ensemble). - Quoi ? Quel malheur ?

LAMBERT. Il paraîtrait que la peur l'a prise, cette pauvre bête ; il a toujours couru du côté de la route ; la barrière était ouverte ; il s'y est précipité ; la diligence arrivait tout juste comme il traversait la grand'route ; le conducteur n'a pas pu arrêter à temps ses chevaux, qui ont culbuté l'âne et la voiture ; ils ont piétiné dessus ; ils sont tombés ; ils ont failli faire verser la diligence. Quand on les a relevés et dételés, l'âne était écrasé, mort ; il ne remuait pas plus qu'une pierre."
Aux cris que poussèrent les enfants, les mamans et tous les domestiques accoururent : Lambert raconta de nouveau le malheur arrivé au pauvre âne. Les mamans emmenèrent Sophie et Paul pour tâcher de les consoler ; mais ils eurent de la peine, tant ils étaient affligés. Sophie se reprochait d'avoir été cause de la mort de son âne ; Paul se reprochait d'avoir laissé faire Sophie ; la journée s'acheva fort tristement. Longtemps après, Sophie pleurait quand elle voyait un âne qui ressemblait au sien. Elle n'en voulut plus avoir, et elle fit bien, car sa maman ne voulait plus lui en donner.


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XXI - LA TORTUE


Sophie aimait les bêtes : elle avait déjà eu un POULET, un ÉCUREUIL, un CHAT, un ÂNE ; sa maman ne voulait pas lui donner un chien, de peur qu'il ne devînt enragé, ce qui arrive assez souvent.
" Quelle bête pourrais-je donc avoir ? demanda-t-elle un jour à sa maman. J'en voudrais une qui ne pût pas me faire de mal, qui ne pût pas se sauver et qui ne fût pas difficile à soigner.

MME DE RÉAN (riant). - Alors je ne vois que la tortue qui puisse te convenir.

SOPHIE. - C'est vrai, cela ! C'est très gentil, une tortue, et il n'y a pas de danger qu'elle se sauve.

MME DE RÉAN (riant). - Et si elle voulait se sauver, tu aurais toujours le temps de la rattraper.

SOPHIE. - Achetez-moi une tortue, maman, achetez-moi une tortue.

MME DE RÉAN. - Quelle folie ! C'est en plaisantant que je te parlais d'une tortue, c'est une affreuse bête, lourde, laide, ennuyeuse ; je ne pense pas que tu puisses aimer un si sot animal.

SOPHIE. - Oh ! maman, je vous en prie ! Elle m'amusera beaucoup. Je serai bien sage pour la gagner.

MME DE RÉAN. - Puisque tu as envie d'une si laide bête, je puis bien te la donner, mais à deux conditions : la première, c'est que tu ne la laisseras pas mourir de faim ; la seconde, c'est qu'à la première grosse faute que tu feras, je te l'ôterai.

SOPHIE. - J'accepte les conditions, maman, j'accepte. Quand aurai-je ma tortue ?

MME DE RÉAN. - Tu l'auras après-demain. Je vais écrire ce matin même à ton père, qui est à Paris, de m'en acheter une : il l'enverra demain soir par la diligence, et tu l'auras après-demain de bonne heure.

SOPHIE. - Je vous remercie mille fois, maman. Paul va précisément arriver demain, il restera quinze jours avec nous : il aura le temps de s'amuser avec la tortue."
Le lendemain, Paul arriva, à la grande joie de Sophie. Quand elle lui annonça qu'elle attendait une tortue, Paul se moqua d'elle et lui demanda ce qu'elle ferait d'une si affreuse bête.
" Nous lui donnerons de la salade, nous lui ferons un lit de foin ; nous la porterons sur l'herbe ; nous nous amuserons beaucoup, je t'assure."
Le lendemain, la tortue arriva : elle était grosse comme une assiette, épaisse comme une cloche à couvrir les plats ; sa couleur était laide et sale ; elle avait rentré sa tête et ses pattes.
" Dieu ! que c'est laid ! s'écria Paul.
- Moi je la trouve assez jolie, répondit Sophie un peu piquée.

PAUL (d'un air moqueur). - Elle a surtout une jolie physionomie et un sourire gracieux !

SOPHIE. - Laisse-nous tranquilles : tu te moques de tout.

PAUL (continuant). - Ce que j'aime en elle, c'est sa jolie tournure, sa marche légère.

SOPHIE (se fâchant). - Tais-toi, te dis-je, je vais emporter ma tortue si tu te moques d’elle.

PAUL. - Emporte, emporte, je t'en prie : ce n'est pas son esprit que je regretterai."
Sophie avait bien envie de se jeter sur Paul et de lui donner une tape : mais elle se souvint de sa promesse et de la menace de sa maman, et elle se contenta de lancer à Paul un regard furieux. Elle voulut prendre la tortue pour la porter sur l'herbe : mais elle était trop lourde, elle la laissa retomber. Paul, qui se repentait de l'avoir taquinée, accourut pour l'aider ; il lui donna l'idée de mettre la tortue dans un mouchoir et de la porter à deux, tenant chacun un bout du mouchoir. Sophie, que la chute de la tortue avait effrayée, consentit à se laisser aider par Paul.
Quand la tortue sentit l'herbe fraîche, elle sortit ses pattes, puis sa tête, et se mit à manger l'herbe. Sophie et Paul la regardaient avec étonnement.
" Tu vois bien, dit Sophie, que ma tortue n'est pas si bête, ni si ennuyeuse.
- Non, c'est vrai, répondit Paul, mais elle est bien laide.
- Pour cela, dit Sophie, j'avoue qu'elle est laide ; elle a une affreuse tête.
- Et d'horribles pattes ", ajouta Paul.
Les enfants continuèrent à soigner la tortue pendant dix jours sans que rien d'extraordinaire arrivât. La tortue couchait dans un cabinet sur du foin ; elle mangeait de la salade, de l'herbe, et paraissait heureuse.
Un jour, Sophie eut une idée ; elle pensa qu'il faisait chaud, que la tortue devait avoir besoin de se rafraîchir, et qu'un bain dans la mare lui ferait du bien. Elle appela Paul et lui proposa de baigner la tortue.

PAUL. - La baigner ? Où donc ?

SOPHIE. - Dans la mare du potager ; l'eau y est fraîche et claire.

PAUL. - Mais je crains que cela ne lui fasse du mal.

SOPHIE. - Au contraire ; les tortues aiment beaucoup à se baigner ; elle sera enchantée.

PAUL. - Comment sais-tu que les tortues aiment à se baigner ? Je crois, moi, qu'elles n'aiment pas l'eau.

SOPHIE. - Je suis sûre qu'elles l'aiment beaucoup. Est-ce que les écrevisses n'aiment pas l'eau ? Est-ce que les huîtres n'aiment pas l'eau ? Ces bêtes-là ressemblent un peu à la tortue.

PAUL. - Tiens, c'est vrai. D'ailleurs nous pouvons essayer.
Et ils allèrent prendre la pauvre tortue, qui se chauffait tranquillement au soleil, sur l'herbe ; ils la portèrent à la mare et la plongèrent dedans. Aussitôt que la tortue sentit l'eau, elle sortit précipitamment sa tête et ses pattes pour tâcher de s'en tirer ; ses pattes gluantes ayant touché aux mains de Paul et de Sophie, tous deux la lâchèrent et elle tomba au fond de la mare.
Les enfants, effrayés, coururent à la maison du jardinier pour lui demander de repêcher la pauvre tortue. Le jardinier, qui savait que l'eau la tuerait, courut vers la mare ; elle n'était pas profonde ; il se jeta dedans après avoir ôté ses sabots et retroussé les jambes de son pantalon. Il voyait la tortue qui se débattait au fond de la mare, et il la retira promptement. Il la porta ensuite près du feu pour la sécher ; la pauvre bête avait rentré sa tête et ses pattes et ne bougeait plus. Quand elle fut bien chauffée, les enfants voulurent la reporter sur l'herbe au soleil.
" Attendez, monsieur, mademoiselle, dit le jardinier, je vais vous la porter. Je crois bien qu'elle ne mangera guère, ajouta-t-il.
- Est-ce que vous croyez que le bain lui a fait du mal ? demanda Sophie.

LE JARDINIER. - Certainement que oui, il lui a fait mal ; l'eau ne va pas aux tortues.

PAUL. - Croyez-vous qu'elle sera malade ?

LE JARDINIER. - Malade, je n'en sais rien ; mais je crois bien qu'elle va mourir.
- Ah ! mon Dieu ! s'écria Sophie.

PAUL (bas). - Ne t’effraie pas ; il ne sait ce qu'il dit : Il croit que les tortues sont comme les chats, qui n'aiment pas l'eau."
Ils étaient revenus sur l'herbe ; le jardinier posa doucement la tortue et retourna à son potager. Les enfants la regardaient de temps en temps, mais elle restait immobile ; ni sa tête ni ses pattes ne se montraient. Sophie était inquiète ; Paul la rassurait.
" Il faut la laisser faire comme elle veut, dit-il demain elle mangera et se promènera."
Ils la reportèrent vers le soir sur son lit de foin et lui mirent des salades fraîches. Le lendemain, quand ils allèrent la voir, les salades étaient entières ; la tortue n'y avait pas touché.
" C'est singulier, dit Sophie ; ordinairement elle mange tout dans la nuit.
- Portons-la sur l'herbe, répondit Paul ; elle n'aime peut-être pas la salade."
Paul, qui était inquiet, mais qui ne voulait pas l'avouer à Sophie, examinait attentivement la tortue, qui continuait à ne pas bouger.
" Laissons-la, dit-il à Sophie ; le soleil va la réchauffer et lui faire du bien.

SOPHIE. - Est-ce que tu crois qu'elle est malade ?

PAUL. - Je crois que oui."
Il ne voulut pas ajouter : Je crois queue est morte, comme il commençait à le craindre.
Pendant deux jours, Paul et Sophie continuèrent à porter la tortue sur l'herbe, mais elle ne bougeait pas, et ils la retrouvaient toujours comme ils l'avaient posée ; les salades qu'ils lui mettaient le soir se retrouvaient entières le lendemain. Enfin, un jour, en la mettant sur l'herbe, ils s'aperçurent qu'elle sentait mauvais.
" Elle est morte, dit Paul ; elle sent déjà mauvais."
Ils étaient tous deux près de la tortue, se désolant et ne sachant que faire d'elle, quand Mme de Réan arriva près d'eux.
" Que faites-vous là, mes enfants ? Vous êtes immobiles comme des statues près de cette tortue... qui est aussi immobile que vous ", ajouta-t-elle en se baissant pour la prendre.
En l'examinant, @e de Réan s'aperçut qu'elle sentait mauvais. " Mais... elle est morte, s'écria-t-elle en la rejetant par terre ; elle sent déjà mauvais.

PAUL. - Oui, ma tante, je crois qu'elle est morte.

MME DE RÉAN. - De quoi a-t-elle pu mourir ? Ce n'est pas de faim, puisque vous la mettiez tous les jours sur l'herbe. C'est singulier qu'elle soit morte sans qu'on sache pourquoi.

SOPHIE. - Je crois, maman, que c'est le bain qui l'a fait mourir.

MME DE RÉAN. - Un bain ? Qui est-ce qui a imaginé de lui faire prendre un bain ?

SOPHIE (honteuse). - C'est moi, maman : je croyais que les tortues aimaient l'eau fraîche, et je l'ai baignée dans la mare du potager ; elle est tombée au fond ; nous n'avons pas pu la rattraper ; c'est le jardinier qui l'a repêchée ; elle est restée longtemps dans l'eau.

MME DE RÉAN. - Ah ! c'est une de tes idées. Tu t'es punie toi-même, au reste ; je n'ai rien à te dire. Seulement, souviens-toi qu'à l'avenir tu n'auras aucun animal à soigner, ni à élever. Toi et Paul, vous les tuez ou vous les laissez mourir tous. Il faut jeter cette tortue, ajouta Mme de Réan. Lambert, venez prendre cette bête qui est morte, et jetez-la dans un trou quelconque."
Ainsi finit la pauvre tortue, qui fut le dernier animal qu'eut Sophie. Quelques jours après, elle demanda à sa maman si elle ne pouvait pas avoir de charmants petits cochons d'Inde qu'on voyait à la ferme ; Mme de Réan refusa. Il fallut bien obéir, et Sophie vécut seule avec Paul, qui venait souvent passer quelques jours avec elle.


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XXII - LE DEPART


" Paul, dit un jour Sophie, pourquoi ma tante d'Aubert et maman causent-elles toujours tout bas ? Maman pleure et ma tante aussi ; sais-tu pourquoi ?

PAUL. - Non, je ne sais pas du tout ; pourtant j'ai entendu l'autre jour maman qui disait à ma tante : « Ce serait terrible d'abandonner nos parents, nos amis, notre pays » ; ma tante a répondu : « Surtout pour un pays comme l'Amérique.»

SOPHIE. - Eh bien ! qu'est-ce que cela veut dire ?

PAUL. - Je crois que cela veut dire que maman et ma tante veulent aller en Amérique.

SOPHIE. - Mais ce n'est pas du tout terrible ; au contraire, ce sera très amusant. Nous verrons des tortues en Amérique.

PAUL. - Et des oiseaux superbes ; des corbeaux rouges, orange, bleus, violets, roses, et pas comme nos affreux corbeaux noirs.

SOPHIE. - Et des perroquets et des oiseaux-mouches. Maman m'a dit qu'il y en avait beaucoup en Amérique.

PAUL. - Et puis des sauvages noirs, jaunes, rouges.

SOPHIE. - Oh ! pour les sauvages, j'en aurai peur ; ils nous mangeraient peut-être.

PAUL. - Mais nous n'irions pas demeurer chez eux ; nous les verrions seulement quand ils viendraient se promener dans les villes.

SOPHIE. - Mais pourquoi irions-nous en Amérique ? Nous sommes très bien ici.

PAUL. - Certainement. Je te vois très souvent, notre château est tout près du tien. Ce qui serait mieux encore, c'est que nous demeurions ensemble en Amérique. Oh ! alors, j'aimerais bien l'Amérique.

SOPHIE. - Tiens, voilà maman qui se promène avec ma tante ; elles pleurent encore ; cela me fait de la peine de les voir pleurer... Les voilà qui s'assoient sur le banc. Allons les consoler.

PAUL. - Mais comment les consolerons-nous ?

SOPHIE. - Je n'en sais rien : mais essayons toujours. "
Les enfants coururent à leurs mamans.
" Chère maman, dit Sophie, pourquoi pleurez-vous ?

MME DE RÉAN. - Pour quelque chose qui me fait de la peine, chère petite, et que tu ne peux comprendre.

SOPHIE. - Si fait, maman, je comprends très bien que cela vous fait de la peine d'aller en Amérique, parce que vous croyez que j'en serais très fâchée. D'abord, puisque ma tante et Paul viennent avec nous, nous serons très heureux. Ensuite, j'aime beaucoup l'Amérique, c'est un très joli pays."
Mme de Réan regarda d'abord sa soeur, Mme d'Aubert, d'un air étonné, et puis ne put s'empêcher de sourire quand Sophie parla de l'Amérique, qu'elle ne connaissait pas du tout.

MME DE RÉAN. - Qui t'a dit que nous allions en Amérique ? Et pourquoi crois-tu que ce soit cela qui nous donne du chagrin ?

PAUL. - Oh ! ma tante, c'est que je vous ai entendue parler d'aller en Amérique, et vous pleuriez ; mais je vous assure que Sophie a raison et que nous serons très heureux en Amérique, si nous demeurons ensemble.

MME DE RÉAN. - Oui, mes chers enfants, vous avez deviné. Nous devons bien réellement aller en Amérique.

PAUL. - Et pourquoi donc, maman ?

MME D'AUBERT. - Parce qu'un de nos amis, M. Fichini, qui vivait en Amérique, vient de mourir : il n'avait pas de parents, il était très riche ; il nous a laissé toute sa fortune. Ton père et celui de Sophie sont obligés d'aller en Amérique pour avoir cette fortune ; ta tante et moi, nous ne voulons pas les laisser partir seuls, et pourtant nous sommes tristes de quitter nos parents, nos amis, nos terres.

SOPHIE. - Mais ce ne sera pas pour toujours, n'est-ce pas ?

MME DE RÉAN. - Non, mais pour un an ou deux, peut-être.

SOPHIE. - Eh bien, maman, il ne faut pas pleurer pour cela. Pensez donc que ma tante et Paul seront avec nous tout ce temps-là. Et puis papa et mon oncle seront bien contents de ne plus être seuls.
Mme de Réan et Mme d'Aubert embrassèrent leurs enfants.
" Ils ont pourtant raison, ces enfants ! dit-elle à sa soeur, nous serons ensemble, et deux ans seront bien vite passés."
Depuis ce jour elles ne pleurèrent plus.
" Vois-tu, dit Sophie à Paul, que nous les avons consolées ! J'ai remarqué que les enfants consolent très facilement leurs mamans.
- C'est parce qu'elles les aiment ", répondit Paul.
Peu de jours après, les enfants allèrent avec leurs mamans faire une visite d'adieu à leurs amies, Camille et Madeleine de Fleurville, qui furent très étonnées d'apprendre que Sophie et Paul allaient partir pour l'Amérique.
" Combien de temps y resterez-vous ? demanda Camille.

SOPHIE. - Deux ans, je crois. C'est si loin !

PAUL. - Quand nous reviendrons, Sophie aura six ans et moi huit ans.

MADELEINE. - Et moi j'aurai huit ans aussi, et Camille neuf ans !

SOPHIE. - Que tu seras vieille, Camille ! neuf ans !

CAMILLE. - Rapporte-nous de jolies choses d’Amérique, des choses curieuses.

SOPHIE. - Veux-tu que je te rapporte une tortue ?

MADELEINE. - Quelle horreur ! Une tortue ! C'est si bête et si laid ! "
Paul ne put s'empêcher de rire.
" Pourquoi ris-tu, Paul ? demanda Camille.

PAUL. - C'est parce que Sophie avait une tortue et qu'elle s'est fâchée un jour contre moi parce que je lui disais absolument ce que tu viens de dire.

CAMILLE. - Et qu'est-elle devenue, cette tortue ?

PAUL. - Elle est morte après un bain que nous lui avons fait prendre dans la mare.

CAMILLE. - Pauvre bête ! Je regrette de ne l'avoir pas vue."
Sophie, qui n'aimait pas qu'on parlât de la tortue, proposa de cueillir des bouquets dans les champs : Camille leur offrit d'aller plutôt cueillir des fraises dans le bois. Ils acceptèrent tous avec plaisir et en trouvèrent beaucoup, qu'ils mangeaient à mesure qu'ils les trouvaient. Ils restèrent deux heures à s'amuser, après quoi il fallut se séparer. Sophie et Paul promirent de rapporter d'Amérique des fruits, des fleurs, des oiseaux-mouches, des perroquets. Sophie promit même d'apporter un petit sauvage, si on voulait bien lui en vendre un. Les jours suivants, ils continuèrent à faire des visites d'adieu, puis commencèrent les paquets. M. de Réan et M. d'Aubert attendaient à Paris leurs femmes et leurs enfants.
Le jour du départ fut un triste jour. Sophie et Paul même pleurèrent en quittant le château, les domestiques, les gens du village.
" Peut-être, pensaient-ils, ne reviendrons-nous jamais ! "
Tous ces pauvres gens avaient la même pensée, et tous étaient tristes.
Les mamans et les enfants montèrent dans une voiture attelée de quatre chevaux de poste ; les bonnes et les femmes de chambre suivaient, dans une calèche attelée de trois chevaux : il y avait un domestique sur chaque siège. Après s'être arrêtés une heure en route pour déjeuner, ils arrivèrent à Paris pour dîner. On ne devait rester à Paris que huit jours, afin d'acheter tout ce qui était nécessaire pour le voyage et pour le temps qu'on croyait passer en Amérique.
Pendant ces huit jours, les enfants s'amusèrent beaucoup. Ils allèrent avec leurs mamans se promener au bois de Boulogne, aux Tuileries, au Jardin des plantes ; ils allaient acheter toutes sortes de choses : des habits, des chapeaux, des souliers, des gants, des livres d'histoire, des joujoux, des provisions pour la route. Sophie avait envie de toutes les bêtes qu'elle voyait à vendre : elle demanda même à acheter la petite girafe du Jardin des plantes. Paul avait envie de tous les livres, de toutes les images. On leur acheta à chacun un petit sac de voyage pour leurs affaires de toilette, leurs provisions de la journée et leurs joujoux, comme dominos, cartes, jonchets, etc.
Enfin arriva le jour tant désiré du départ pour Le Havre, port où ils devaient monter sur le navire qui les menait en Amérique. Ils surent, en arrivant au Havre, que leur navire, La Sibylle, ne devait partir que dans trois jours. On profita de ces trois jours pour se promener dans la ville : le bruit, le mouvement des rues, les bassins pleins de vaisseaux, les quais couverts de marchands, de perroquets, de singes, de toutes sortes de choses venant d'Amérique, amusaient beaucoup les enfants. Si Mme de Réan avait écouté Sophie, elle lui aurait acheté une dizaine de singes, autant de perroquets, de perruches, etc. Mais elle refusa tout, malgré les prières de Sophie.
Ces trois jours passèrent comme avaient passé les huit jours à Paris, comme avaient passé les quatre années de la vie de Sophie, les six années de celle de Paul : ils passèrent pour ne plus revenir. Mme de Réan et Mme d'Aubert pleuraient de quitter leur chère et belle France : M. de Réan et M. d'Aubert étaient tristes et cherchaient à consoler leurs femmes en leur promettant de les ramener le plus tôt possible. Sophie et Paul étaient enchantés : leur seul chagrin était de voir pleurer leurs mamans. Ils entrèrent dans le navire qui devait les emporter si loin, au milieu des orages et des dangers de la mer. Quelques heures après, ils étaient établis dans leurs cabines, qui étaient de petites chambres contenant chacune deux lits, leurs malles et les choses nécessaires pour la toilette. Sophie coucha avec Mme de Réan, Paul avec Mme d'Aubert, les deux papas ensemble. Ils mangeaient tous à la table du capitaine, qui aimait beaucoup Sophie : elle lui rappelait Marguerite, qui restait en France. Le capitaine jouait souvent avec Paul et Sophie : il leur expliquait tout ce qui les étonnait dans le vaisseau, comment il marchait sur l'eau, comment on l'aidait à avancer en ouvrant les voiles, et bien d'autres choses encore.
Paul disait toujours :
" Je serai marin quand je serai grand : je voyagerai avec le capitaine.
- Pas du tout, répondait Sophie ; je ne veux pas que tu sois marin : tu resteras toujours avec moi.

PAUL. - Pourquoi ne reviendrais-tu pas avec moi sur le vaisseau du capitaine ?

SOPHIE. - Parce que je ne veux pas quitter maman : je resterai toujours avec elle, et toi, tu resteras avec moi, entends-tu ?

PAUL. - J'entends. Je resterai, puisque tu le veux."
Le voyage fut long : il dura bien des jours. Si vous désirez savoir ce que devint Sophie, demandez à vos mamans de vous faire lire Les Petites Filles modèles, où vous retrouverez Sophie. Si vous voulez savoir ce qu'est devenu Paul, vous le saurez en lisant Les Vacances, où vous le retrouverez.


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