XVI - LE CABINET DE PÉNITENCE


Une heure après, Camille, Madeleine et Marguerite vinrent prendre des nouvelles de Sophie. Elles portaient leurs chapeaux et des robes propres.

SOPHIE. - Pourquoi vous êtes-vous habillées ?

CAMILLE. - Pour aller goûter les cerises chez Mme de Vertel.

MADELEINE. - Nous nous serions mieux amusées avec toi, Sophie !

SOPHIE. - Oh ! Je regrette d'avoir été aussi gourmande ! C'est que je n'ai pas l'habitude de manger de bonnes choses.

MARGUERITE. - Maman dit toujours que quand on mange trop, on ressemble aux petits cochons.
Sophie trouva la comparaison désagréable.
Les trois petites partirent.
Et elles rentrèrent enchantées de leur matinée.
Le lendemain, Camille dit à Sophie :
- Sais-tu, Sophie, que ce soir nous ferons des confitures de cerises ? Mme de Vertel nous a montré comment elle faisait ; tu nous aideras ! Et maman a dit que ces confitures seraient à nous, puisque nous avons cueilli les cerises.
- Bravo ! dit Sophie, quels bons goûters nous allons faire !

MADELEINE. - Il faudra en donner à la pauvre femme Jean, qui est malade et qui a six enfants.

SOPHIE. - C'est trop bon pour une pauvresse. Elle a l'habitude de s'en passer.

CAMILLE. - C'est précisément parce qu'elle n'en a jamais que nous lui en donnerons.

SOPHIE. - Pourquoi ne mange-t-elle pas du pain, des légumes et du beurre ? Je ne me donnerai certainement pas la peine de faire des confitures pour elle !

MARGUERITE. - Et qui te demande d'en faire ? Nous n'avons pas besoin de ton aide.

SOPHIE. - D'abord, mademoiselle, il y a des cerises qui sont pour moi, là-dedans.

MARGUERITE. - Tu n'as droit à rien ; on ne t'a rien donné ; mais, comme je ne veux pas être gourmande et avare comme toi, tiens !
En disant ces mots, Marguerite prit une grande poignée de cerises et les lança à la tête de Sophie. Celle-ci s'élança sur Marguerite et lui donna un coup de poing.
Camille et Madeleine se jettèrent entre elles. Marguerite s'apaisa immédiatement. Mais Sophie voulait absolument se venger.
- Laisse-moi, criait-elle, laisse-moi lui donner des coups.
Les cris de Sophie attirèrent Mmes de Rosbourg et de Fleurville. Elles entrèrent au moment où Sophie s'élançait sur Marguerite. La présence de ces dames arrêta subitement le bras levé de Sophie ; elle resta pétrifiée.
Mme de Fleurville s'approcha d'elle en silence, la prit par le bras et l'emmena dans une pièce que Sophie ne connaissait pas encore et qui s'appelait le cabinet de pénitence. Elle l'installa sur une chaise devant une table et, lui montrant du papier, une plume et de l'encre, lui dit :
- Vous allez achever votre journée dans ce cabinet, mademoiselle.

SOPHIE. - Ce n'est pas moi, madame, c'est Marguerite.

MADAME DE FLEURVILLE, d'un air sévère. - Taisez-vous ! Vous allez copier dix fois la prière : Notre Père qui êtes aux cieux. Quand vous serez calmée, vous irez vous coucher.

SOPHIE, avec emportement. - Je vous dis, madame, que c'est Marguerite.

MADAME DE FLEURVILLE, avec force. Taisez-vous et écrivez.
Mme de Fleurville sortit de la chambre, dont elle ferma la porte à clef, et alla chez les enfants pour connaître la cause de l'emportement de Sophie. Camille et Madeleine lui racontèrent ce qui était arrivé. Mme de Rosbourg était fâchée contre Marguerite qui, malgré son repentir, était condamnée à dîner et passer la soirée dans sa chambre.

MADAME DE FLEURVILLE - C'est fort triste, mais Mme de Rosbourg a bien fait de punir Marguerite.

CAMILLE. - Pourtant, maman, Marguerite avait raison.

MADAME DE FLEURVILLE. - C'est vrai, Camille ; mais Marguerite n'aurait pas dû s'emporter. Elle aurait dû lui expliquer son opinion calmement.

CAMILLE. - Sophie ne voulait pas l'écouter.

MADAME DE FLEURVILLE. - Sophie est vive, mais elle a bon coeur. Elle aurait compris la leçon et en serait devenue meilleure, tandis que maintenant elle est furieuse.

MADELEINE. - Oh, maman, permettez-moi d'aller lui parler.

MADAME DE FLEURVILLE. - Non, Madeleine, je veux qu'elle reste seule jusqu'au soir. J'irai lui parler dans une heure.
Pendant ce temps, Sophie pleurait, non de repentir mais de rage. Elle examina le cabinet pour voir si on pouvait s'en échapper. Elle chercha quelque chose à briser, à déchirer ; les murs étaient nus, peints en gris ; il n'y avait d'autre meuble qu'une table et une chaise. Restaient la plume, le papier et le livre dans lequel elle devait copier. Sophie saisit la plume, la jeta par terre et l'écrasa sous ses pieds ; elle déchira le papier en mille morceaux, se précipita sur le livre et en arracha toutes les pages. Elle voulut aussi briser la chaise mais elle n'en eut pas la force. Quand elle n'eut plus rien à casser et à déchirer, elle fut bien obligée de rester tranquille. Petit à petit, sa colère se calma, elle se mit à réfléchir et fut épouvantée de ce qu'elle avait fait.
- Que va dire Mme de Fleurville ? pensa-t-elle, quelle punition va-t-elle m'infliger ? Bah, elle me fouettera. Ma belle-mère m'y a tellement habituée... N'y pensons plus et essayons de dormir.
Elle ferma les yeux mais le sommeil ne venait pas. Une heure plus tard, elle entendit la clef tourner dans la serrure et Mme de Fleurville entra. Sophie se leva et resta interdite. Mme de Fleurville regarda les papiers et lui dit d'un ton calme :
- Ramassez tout cela, mademoiselle.
Sophie ne bougea pas.
- Je vous dis de ramasser ces papiers.
Sophie resta immobile.
- Vous ne voulez pas ? Vous avez tort. Vous aggravez votre faute.
Elle appela la bonne, Elisa :
- Elisa, voulez-vous ramasser tous ces débris ? C'est mademoiselle Sophie qui a mis en pièces un livre et du papier. Voulez-vous ensuite m'apporter une autre Journée du chrétien, du papier et une plume ?
Pendant qu'Elisa balayait les papiers, Mme de Fleurville s'assit sur la chaise et regarda Sophie qui, tremblante devant le calme de Mme de Fleurville, aurait tout donné pour ne pas avoir déchiré le livre, le papier et écrasé la plume.
Quand Elisa apporta les objets demandés, Mme de Fleurville appela tranquillement Sophie, la fit asseoir sur la chaise et lui dit :
- Vous allez écrire dix fois Notre Père, mademoiselle. Vous n'aurez pour dîner que de la soupe, du pain et de l'eau. Vous payerez tous les objets que vous avez abîmés avec votre argent de poche. Vous passerez vos journées ici, sauf deux heures de promenade que vous ferez avec Elisa, qui aura ordre de ne pas vous parler. Je vous enverrai votre repas ici. Vous ne serez délivrée de votre prison que lorsque vous aurez demandé pardon au bon Dieu de votre dureté envers les pauvres, de votre gourmandise égoïste, de votre comportement envers Marguerite, de votre esprit de colère et de votre méchanceté. J'espérais vous trouver dans de bonnes dispositions, mais je vois que je devrai attendre jusqu'à demain.
Mme de Fleurville se dirigea vers la porte, mais Sophie se jeta à ses genoux, lui saisit les mains, qu'elle couvrit de baisers et de larmes, et à travers ses sanglots fit entendre ces mots :
- Pardon, pardon !
Mme de Fleurville la prit dans ses bras et lui dît avec douceur :
- Ma chère enfant, c'est très bien de te repentir ; mais tu supporteras quand même ta punition. Tu ne reviendras pas avec tes amies avant demain soir, et ta punition se passera comme je te l'ai expliqué.

SOPHIE, avec véhémence. - Oh ! Chère madame ! Tout ce que je demande, c'est votre pardon. J'ai été si méchante, si détestable !

MADAME DE FLEURVILLE. - Je te pardonne du fond du coeur mon enfant. Je vais t'envoyer à dîner ; ensuite tu écriras ce que je t'avais dit d'écrire, et tu achèveras ta soirée avec un livre que l'on t'apportera tout à l'heure.
Mme de Fleurville embrassa encore Sophie et sortit sans prendre cette fois la précaution de fermer la porte à clef. Cette preuve de confiance toucha Sophie.
- Comment, se dit-elle, ai-je pu être aussi méchante avec mes amies ? Et si hardie envers une personne aussi douce que Mme de Fleurville ?
Elle se mit à genoux et pria du fond du coeur pour que ses fautes lui soient pardonnées.
Elisa entra, lui apportant une assiettée de soupe, un gros morceau de pain et une carafe d'eau.

ELISA. - Voilà, mademoiselle, un vrai repas de prisonnier.

SOPHIE. - Hélas, ma bonne Elisa, je n'en mérite pas tant.

ELISA. - Ah, ah ! Vous avez changé de ton ! Vous aviez un air ! On aurait dit un vrai petit démon...

SOPHIE. - C'est ce que j'étais. Mais je le regrette.
Sophie se mit à table et mangea ; elle avait faim.

SOPHIE. - C'est singulier : quand j'étais méchante et que ma belle-mère me punissait, je me sentais encore plus méchante après. Tandis qu'avec Mme de Fleurville qui m'a punie, j'ai envie d'être meilleure.

ELISA. - C'est que votre belle-mère vous punissait avec colère, et parfois par caprice ; tandis que Mme de Fleurville vous punit par devoir et pour votre bien. Vous le sentez probablement.

SOPHIE. - Oui, vous avez raison, Elisa.
Après son repas, Sophie se mit au travail. Elle s'appliqua à très bien écrire. Puis Elisa vint la chercher pour la coucher. Marguerite dormait déjà profondément ; Sophie s'approcha de son lit et l'embrassa tout doucement. Ensuite, elle fit sa prière et ne tarda pas à s'endormir.


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