XV - SOPHIE ET LE CASSIS
Sophie était depuis quinze jours à Fleurville ; elle se sentait si heureuse que tous ses défauts et ses
mauvaises habitudes étaient comme engourdis. Elle n'avait plus besoin de voler du pain pour satisfaire son appétit ; on lui en donnait
autant qu'elle en voulait. Les premiers jours, elle ne pouvait croire à son bonheur. Elle mangea et but tant qu'elle pouvait avaler.
Au bout de trois jours, quand elle fut bien sûre qu'on lui donnerait à manger chaque fois qu'elle aurait faim, elle devint plus
raisonnable. Les premiers jours, elle se dépêchait de manger, de peur qu'on ne la fît sortir de table avant que sa faim ne fût
assouvie.
Mme de Fleurville lui promit de ne jamais la chasser de table mais de la laisser finir tranquillement son repas.
MADELEINE. - Ma pauvre Sophie, tu as toujours l'air d'avoir peur. Tu te dépêches et tu te caches pour les choses les plus
innocentes.
SOPHIE. - C'est que je crois toujours entendre ma belle-mère. J'oublie sans cesse que je suis avec vous, qui êtes si bonnes.
Sophie baisa la main de Mme de Fleurville qui l'embrassa tendrement.
SOPHIE, attendrie. - Ah ! Madame, tous les jours je demande au bon Dieu de me laisser toujours avec vous.
MADAME DE FLEURVILLE. - Il faut lui demander, mon enfant, qu'il te rende si sage et si bonne que le coeur de ta belle-mère s'adoucisse
et que tu puisses vivre heureuse avec elle.
Sophie ne répondit rien ; elle avait l'air de trouver ce conseil trop difficile à suivre.
Marguerite était tout interdite.
MADAME DE ROSBOURG, souriant. - Qu'as-tu donc, Marguerite ?
MARGUERITE. - Maman... c'est que... je n'aime pas que... je ne sais comment dire ; mais je ne veux pas demander au bon Dieu que la
méchante Mme Fichini revienne pour fouetter encore la pauvre Sophie.
MADAME DE ROSBOURG. - Mme de Fleurville n'a pas dit qu'il fallait demander cela au bon Dieu.
MARGUERITE. - Mais, maman, Mme Fichini est trop méchante pour devenir bonne. Elle déteste trop Sophie pour la rendre heureuse.
MADAME DE FLEURVILLE. - Chère petite, le bon Dieu peut tout ce qu'il veut ; il peut donc changer le coeur de Mme Fichini. Sophie serait
plus heureuse aimée de sa belle-mère et vivant chez elle, que chez des étrangers qui ont certainement beaucoup d'amitié pour elle, mais
qui ne lui doivent rien.
SOPHIE. - C'est vrai cela, Marguerite ; si ma belle-mère pouvait un jour m'aimer comme t'aime ta maman, je serais heureuse comme tu l'es,
et je ne serais pas inquiète de ce que je deviendrai dans quelques mois.
MARGUERITE, soupirant. - Et pourtant, j'aurai bien peur quand Mme Fichini reviendra.
SOPHIE, tout bas. - Et moi aussi.
On se leva de table et les enfants allèrent bêcher leur jardin.
Camille et Madeleine chargèrent Marguerite et Sophie de chercher quelques jeunes groseilliers et des framboisiers pour les planter.
- Où irons-nous ? demanda Marguerite.
SOPHIE. - J'en ai vu près du bois.
MARGUERITE. - Il vaut mieux demander au jardinier.
SOPHIE. - Je vais toujours voir ceux auxquels je pense ; si nous ne pouvons pas les arracher, nous demanderons au père Louffroy de nous
aider.
Elles arrivèrent près des arbustes : ils étaient couverts de fruits ! Sophie se précipita dessus et mangea avec avidité. Marguerite,
après y avoir goûté, s'arrêta.
- Mange donc, nigaude, profite de l'occasion, lui dit Sophie.
MARGUERITE. - Quelle occasion ? J'en mange tous les jours à table.
SOPHIE, avalant gloutonnement. - C'est bien meilleur quand on les cueille soi-même !
Marguerite la regardait faire avec surprise. Jamais elle n'avait vu quelqu'un manger aussi gloutonnement. Enfin, quand Sophie ne put
plus rien avaler, elle poussa un soupir de satisfaction et essuya sa bouche avec des feuilles.
MARGUERITE. - Pourquoi t'essuyes-tu avec des feuilles ?
SOPHIE. - Pour qu'on ne voie pas de taches de cassis à mon mouchoir.
MARGUERITE. - Qu'est-ce que ça fait ? Les mouchoirs sont faits pour avoir des taches.
SOPHIE. - Si on voyait que j'ai mangé du cassis, on me punirait.
MARGUERITE. - Quelle idée ! On ne te dirait rien du tout ! Nous mangeons ce que nous voulons.
SOPHIE, étonnée. - Ce que vous voulez ? Et vous n'êtes jamais malades ?
MARGUERITE. - Jamais. Nous ne mangeons jamais trop.
Sophie, qui sentait qu'elle avait été trop gourmande, ne put s'empêcher de rougir.
Elles allaient arracher quelques pieds de groseilliers quand elles entendirent appeler :
- Sophie, Marguerite, où êtes-vous ?
SOPHIE, MARGUERITE. - Nous voici, nous voici.
Camille et Madeleine accoururent.
CAMILLE. - Qu'est-ce que vous faites depuis plus d'une heure ? Nous vous attendions, et maintenant notre heure de récréation est
passée !
MADELEINE. - A quoi vous êtes-vous amusées ? Vous n'avez pas arraché un seul arbrisseau !
MARGUERITE, riant. - C'est que Sophie man...
SOPHIE, vivement. - Tais-toi, rapporteuse, tu vas me faire gronder.
MARGUERITE. - Mais je te dis qu'on ne te grondera pas. Ma maman n'est pas comme la tienne.
CAMILLE. - Sophie, laisse donc parler Marguerite.
MARGUERITE. - Eh bien, depuis plus d'une heure, au lieu d'arracher des groseilliers, Sophie mange des groseilles et du cassis. Jamais je
n'ai vu manger autant en aussi peu de temps. Cela m'amusait beaucoup.
MADELEINE. - Pourquoi as-tu tant mangé, Sophie ? Tu vas être malade.
SOPHIE, embarrassée. - Oh, non. J'avais très faim.
CAMILLE. - Comment, faim ? Nous sortions de table !
SOPHIE. - Faim, pas de viande mais de cassis.
CAMILLE. - Ah, ah ! Faim de cassis... Mais comme tu es pâle ! Je suis sûre que tu as mal au coeur.
SOPHIE, un peu fâchée. - Pas du tout, mademoiselle.
MADELEINE. - Ne te fâche pas et reviens avec nous.
Sophie se sentait un peu mal à l'aise et ne répondit rien ; elle suivit ses amies, qui reprirent le chemin de la maison. Tout le long
de la route, elle ne dit pas un mot. Camille, Madeleine et Marguerite, croyant qu'elle boudait, causaient entre elles.
Leurs mamans les attendaient dans leur chambre de travail. Camille, Madeleine et Marguerite s'assirent devant leur pupitre ; Sophie
avança lentement.
- Comme tu es pâle ! s'exclama Mme de Fleurville.
- C'est le cassis ! s'écria Marguerite.
SOPHIE. - Ce n'est rien, madame, seulement...j'ai un peu... mal au coeur...
Et son estomac, ne pouvant garder les fruits, les rejeta sur le parquet.
Mme de Fleurville la mit au lit sans mot dire.
SOPHIE. - Pardonnez-moi, chère madame.
MADAME DE FLEURVILLE. - Tu es bien punie pour ta gourmandise. Et tu seras aussi privée de la promenade que nous ferons aujourd'hui pour
goûter les cerises de Mme de Vertel. Je ne défends pas les fruits et les autres friandises, mais il faut en manger sagement.