Les petites filles modèles

IX - POIRES VOLÉES


Camille et Madeleine étaient toujours vêtues avec simplicité. Leurs cheveux étaient nattés et retenus par de petits peignes. Leurs robes étaient en percale blanche tout unie. Marguerite était habillée de même.
Ce jour-là, Mme de Fleurville avait invité à dîner quelques voisins, dont Mme Fichini et Sophie.
Mme Fichini arriva avec une toilette d'une élégance ridicule pour la campagne. Son corsage était bariolé de mille enjolivures, et sa jupe était si ample que Sophie avait été reléguée à l'avant de la voiture.
La société était sur le perron. Mme Fichini descendit, triomphante, grasse, rouge. Ses yeux étincelaient d'orgueil satisfait. Elle croyait être l'objet de l'admiration générale. Elle vit avec une satisfaction secrète que toutes les dames présentes portaient des toilettes simples. Aucune n'avait de volants, bijoux ou coiffure extraordinaires. Mais Mme Fichini se trompait sur la nature de l'effet qu'elle devait produire. Au lieu d'être l'admiration, ce fut une pitié moqueuse.
- Me voici, dit-elle en descendant de voiture.
Sophie suivait, tenant ses deux mains étalées sur son ventre.
- Bonjour, ma petite Sophie, dit Mme de Fleurville. Va embrasser tes amies. Quelle belle toilette vous avez, madame ! ajouta-t-elle à Mme Fichini. Nous ne méritons pas une telle élégance.
- Comment, chère dame ! vous valez la peine qu'on s'habille. Il faut bien user ses vieilles robes à la campagne.
Mme Fichini voulut prendre place sur un fauteuil, mais la largeur de sa robe et la raideur de ses jupons repoussèrent le fauteuil, et elle tomba par terre...
Un rire général salua cette chute qui laissait à découvert deux grosses jambes dont l'une gigotait avec emportement.
Mme de Fleurville offrit son aide pour la relever, mais ses efforts furent impuissants, et il fallut que deux voisins lui viennent en aide.
Mme Fichini, furieuse, se plaignit d'une entorse. Sophie demanda tout bas à Camille de s'éloigner.
- Pourquoi veux-tu t'en aller ? dit Camille ; nous allons dîner.
Sophie écarta ses mains de son ventre, et découvrit une énorme tache de café au lait.

SOPHIE, bas - J'ai fait cette tache au petit-déjeuner.

CAMILLE, bas - Tu n'as pas changé de robe ?

SOPHIE, bas - Maman ne veut pas. Depuis que je suis tombée dans la mare, je dois porter mes robes trois jours.
Camille appela tout bas Madeleine et Marguerite.
Elles allèrent dans leur chambre, et frottèrent tant la robe que la tache disparut. Elle rentrèrent au salon au moment où l'on allait se mettre à table.
Après le dîner, toute la société alla se promener.
Mme de Fleurville fit admirer une poire d'une espèce nouvelle, d'une grosseur et d'une saveur remarquables. Il n'y en avait que quatre sur le jeune poirier qui la produisait. Tout le monde s'extasia.
- Venez donc les goûter dans huit jours, elles seront bien mûres, dit Mme de Fleurville.
Sophie suivait le groupe, très tentée par les poires. Mais comment en prendre une ? Tout le monde la verrait... Elle sentit alors sa jarretière tomber.
S'arrêtant près du poirier tentateur, elle se mit à l'arranger, et regarda ses amies continuer leur chemin.
- Veux-tu que je t'aide ? demanda Camille.

SOPHIE, avec impatience - Non, non, merci. Tu me gênes, va-t-en.
Aussitôt qu'elle se fut éloignée, Sophie cueillit une poire qu'elle mit dans sa poche. Au moment où elle cueillait la deuxième poire, Camille se retourna et la vit retirer précipitamment sa main. Pourtant, elle ne se douta pas de ce que venait de faire Sophie.

CAMILLE, riant - Que fais-tu là ? Et pourquoi es-tu si rouge ?

SOPHIE, avec colère - Je ne fais rien du tout, mademoiselle ; et je ne suis pas rouge du tout.

CAMILLE, avec gaieté - Pas rouge ! Madeleine, Marguerite, regardez donc Sophie : elle dit qu'elle n'est pas rouge !

SOPHIE, pleurant - Tu dis ça pour me faire gronder.

CAMILLE, avec la plus grande surprise - Sophie, ma pauvre Sophie, qu'as-tu donc ? Je ne veux certainement pas te faire gronder.
Et elle courut vers Sophie pour l'embrasser.
Elle vit alors l'énorme poche, regarda le poirier et comprit tout.
- Ah ! Sophie ! Comme c'est mal, ce que tu as fait !
- Laisse-moi tranquille, petite espionne, répondit Sophie avec emportement. Je n'ai rien fait. Et ne t'avise pas de rapporter contre moi.
- Je ne rapporte jamais, Sophie. Je te laisse, je ne veux pas rester près de toi et de tes poires volées.
Sophie courut se cacher dans un massif pour manger les fruits dérobés. Camille resta immobile. Toute la société revenait.
- Hélas, vos belles poires ont disparu ! s'écria Mme Fichini.
- Sais-tu ce qu'elles sont devenues, Camille ? demanda Mme de Fleurville.
- Oui, maman, je le sais, répondit Camille qui était incapable de mentir.
- Qui s'est permis de les cueillir ?

CAMILLE, hésitant - Je... ne dois pas... le dire...

MADAME FICHINI, riant aux éclats - Ha! ha! ha! c'est comme Sophie, qui vole et mange mes fruits et qui ment ensuite.

CAMILLE, avec vivacité - Non, madame, je ne vole pas et je ne mens jamais !

MADAME DE FLEURVILLE. - Mais pourquoi, Camille, ne veux-tu rien dire ?
Camille baissa les yeux, rougit et répondit tout bas : « Je ne peux pas. »
Mme de Rosbourg et de Fleurville soupçonnèrent qu'elle se taisait par générosité. Elles s'éloignèrent avec Mme Fichini. La pauvre Camille fondit en larmes.
Madeleine, Sophie et Marguerite la rejoignirent.
- Camille ! nous te cherchons depuis un quart d'heure ! Pourquoi pleures-tu ? lui demanda Marguerite.
- Je... je ne pleure pas... seulement... j'ai... j'ai du chagrin.
Et elle recommença à sangloter.
Madeleine et Marguerite l'entourèrent de leurs bras en lui demandant de leur confier son chagrin.
Camille leur raconta alors qu'on la soupçonnait d'avoir mangé les belles poires. Sophie rougit et demanda d'une voix tremblante : « Tu n'as pas dit... que tu savais... que tu connaissais... »

CAMILLE. - Oh non, Je n'ai rien dît !

MADELEINE. - Comment ! Tu sais qui a pris les poires ?

CAMILLE, très bas - Oui.

MADELEINE. - Et pourquoi ne l'as-tu pas dit ?
Camille leva les yeux, regarda Sophie et ne répondit pas. Sophie se troublait de plus en plus.
Enfin elle se jeta à genoux devant elle en sanglotant : Pardon ! Oh, pardon, Camille ! J'ai été méchante, ne m'en veux pas. Je vais de ce pas dire à ma belle-mère et à ces dames que c'est moi qui ai volé les poires et dois être punie. Et que toi, ma bonne Camille, tu ne mérites que des éloges.
- Arrête, Sophie, s'écria Camille en la saisissant par le bras. Tu as commis une très grande faute, mais tu l'as déjà en partie réparée par ton repentir.
A ce moment, Mme de Rosbourg sortit de la serre à laquelle étaient adossées les enfants.
- J'ai tout entendu, mes enfants. Mais je cacherai la vérité à Mme Fichini. Essayons de finir gaiement la journée. On va tirer une loterie. Il y a des lots pour chacune de vous ! Et tous les visages reprirent un air radieux.


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X - LA POUPÉE MOUILLÉE


Marguerite avait gagné à la loterie une charmante poupée en cire et un trousseau complet dans une jolie commode. Les jours suivants, les trois fillettes passèrent leur temps à habiller, déshabiller, coucher et lever la poupée.
Un après-midi, Mme de Fleurville les appela :
- Mettez vos chapeaux, nous allons faire une promenade.

CAMILLE. - Vite, vite ! Rejoignons maman !

MARGUERITE. - J'emporte ma poupée avec moi ; je veux l'avoir toujours dans mes bras.

MADELEINE. - Tu risques de la salir.

MARGUERITE. - Non, non, je la porterai.

CAMILLE. - C'est bon, laissons-la faire, Madeleine. Elle verra bien que la poupée la gêne pour courir.
Elles rejoignirent Mme de Fleurville.
- Où allons-nous, maman ? demanda Camille.
- Au moulin de la forêt, mes enfants.
Marguerite fit une petite grimace, car c'était loin et que la poupée était un peu lourde.
A la moitié du chemin, Mme de Fleurville s'assit et leur dit de se reposer pendant qu'elle lirait. Mais Camille et Madeleine n'étaient pas fatiguées.
- Camille, s'écria Madeleine, viens vite, voici une grande place pleine de fraises !
Camille accourut et appela Marguerite.
- Viens en cueillir, Marguerite, elles sont excellentes.
Marguerite se hâta de les rejoindre, mais, gênée par sa poupée, elle ne pouvait à la fois les ramasser et les tenir dans sa main, où elles s'écrasaient au fur et à mesure.
- Que faire, mon Dieu, de cette ennuyeuse poupée ? se dit-elle tout bas. Si je la posais au pied de ce gros chêne ?... il y a de la mousse, elle sera très bien.
Soulagée, elle assit la poupée au pied de l'arbre et cueillit des fraises avec ardeur.
Au bout d'un quart d'heure, Mme de Fleurville leva les yeux et vit le ciel se couvrir de nuages. Elle appela les enfants.
- Vite, rentrons avant que la pluie ne tombe ! Le ciel devient noir, on entend déjà le tonnerre.

MARGUERITE. - Mon Dieu, j'ai peur !
MADAME DE FLEURVILLE. - De quoi as-tu peur, Marguerite ?

MARGUERITE. - Du tonnerre ; j'ai peur qu'il ne tombe sur moi.

MADAME DE FLEURVILLE. - Quand le tonnerre tombe, c'est généralement sur les arbres ou les cheminées. Ensuite, le tonnerre ne te ferait aucun mal, parce que tu as un fichu de soie et des rubans de soie à ton chapeau.

MARGUERITE. - Comment ? La soie chasse le tonnerre ?

MADAME DE FLEURVILLE. - Exactement.

MARGUERITE. - Comme je suis contente de le savoir ! Je n'aurai plus peur du tonnerre !

MADAME DE FLEURVILLE. - Courons ! dans dix minutes, la pluie tombera.
Les trois enfants se mirent à courir.
Mais elles avaient beau se dépêcher, l'orage les rattrapait. Les gouttes commencèrent à tomber plus serrées, le vent soufflait avec violence. Elles entrèrent dans le vestibule au moment où la grêle et la pluie commençaient à leur fouetter le visage et à les tremper.
- Allez vite vous changer, mes enfants, leur conseilla Mme de Fleurville.
Il fut impossible de sortir pendant tout le reste de la soirée. A huit heures, Marguerite alla se coucher ; Camille et Madeleine, fatiguées de leurs jeux, prirent chacune un livre. Elles lisaient attentivement lorsque Marguerite accourut en chemise de nuit, sanglotant et criant.
Camille et Madeleine se précipitèrent vers elle.
Mmes de Fleurville et de Rosbourg s'étaient aussi levées précipitamment et interrogeaient Marguerite sur la cause de ses cris.
Marguerite, en pleurs, ne pouvait répondre.
Puis elle articula : Ma poupée... ma... poupée...
- Qu'est-il donc arrivé ? interrogea Mme de Rosbourg.
- Ma... belle... poupée... est restée... dans la forêt...
- Et comment peut-elle y être ? demanda sa maman.
- Je l'ai emportée à la promenade et je l'ai assise sous un gros chêne, parce qu'elle me gênait pour cueillir des fraises. Quand nous nous sommes sauvées à cause de l'orage, je l'ai oubliée sous l'arbre.
- Peut-être l'arbre l'aura-t-il protégée.
- Je vous en prie, ma chère maman, dit Marguerite en joignant les mains, envoyez le domestique chercher ma poupée dans la forêt.
- Comment ! Tu veux qu'un pauvre domestique s'en aille par une pluie battante dans la forêt ? Je ne reconnais pas là ton bon coeur.
- Mais elle sera trempée, salie, perdue !
- Chère enfant, nous ne pouvons qu'attendre avec patience jusqu'à demain matin. Si le temps le permet, nous irons chercher ta poupée.
Marguerite baissa la tête et s'en alla dans sa chambre en pleurant. Epuisée, elle s 'endormit d'un sommeil profond.
Le lendemain, il faisait un temps superbe.
Marguerite sauta de son lit pour s'habiller. Quand elle eut pris son petit déjeuner, elle courut rejoindre ses amies et sa maman, qui étaient prêtes depuis longtemps et qui l'attendaient pour partir.
- Allons jusqu'à l'arbre où la pauvre poupée a passé une si mauvaise nuit.
Tout le monde se mit en route. Les mamans marchaient vite, vite ; les petites couraient plutôt qu'elles ne marchaient. Aucune d'elles ne parlait. Leur coeur battait à mesure qu'elles approchaient.
- Je vois le grand chêne au pied duquel elle doit être, dit Marguerite.
Elles arrivèrent près de l'arbre ; pas de poupée ; et rien qui indiquât qu'elle aurait dû être là. Marguerite regardait ses amies d'un air consterné. Camille et Madeleine étaient désolées.
- Mais, demanda Mme de Rosbourg, es-tu bien sûre de l'avoir laissée ici ?
- Tout à fait sûre, maman.
- En voici la preuve, dit Madeleine en ramassant dans une touffe d'herbe une petite chaussure de satin bleu.
Marguerite prit la chaussure, la regarda et se mit à pleurer. Chacune se demandait :
- Qu'est donc devenue cette poupée ? Comment n'en est-il rien resté ?
Elles rentrèrent, songeuses, au château.
A peine arrivée, Madeleine courut à son sac à ouvrage et en tira une petite bourse.
- Tiens, ma chère Marguerite, voici de quoi acheter une poupée. J'avais économisé pour acheter quelques livres dont je n'ai pas besoin.
- Merci, ma bonne, ma chère Madeleine ! dit Marguerite qui était devenue rouge de joie. Oh ! merci, merci !
Et elle courut chez Mme de Rosbourg qui lui promit d'acheter sa poupée la prochaine fois qu'on irait à Paris.


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XI - JEANNETTE LA VOLEUSE


Trois jours avaient passé depuis la disparition de la poupée. Il faisait chaud et les enfants s'étaient installés dans le jardin sous des arbres touffus. Madeleine lisait ; Camille tressait des couronnes de fleurs ; la petite Marguerite les posait ensuite sur la tête de la poupée que Madeleine lui avait prêtée.
La petite boulangère, Suzanne, passa près d'elles en allant porter deux pains à la cuisine. Elle s'arrêta devant Marguerite et regarda attentivement la poupée.
- Elle est jolie, votre poupée, main'selle !

MARGUERITE. - La plus jolie que tu aies vue ?

SUZANNE. - Pardon, mam'selle, mais j'en ai vu une plus jolie que la vôtre, hier.

MARGUERITE. - Et où donc, Suzanne ?

SUZANNE. - C'est Jeannette qui l'a ; elle a une belle robe de soie lilas.

MARGUERITE. - La petite meunière ! Qui la lui a donnée ?

SUZANNE. - Je ne sais pas, mam'selle. Elle l'a depuis trois jours.
Camille, Madeleine et Marguerite se regardèrent d'un air étonné. Elles commençaient à soupçonner que la jolie poupée de Jeannette était celle de Marguerite.

CAMILLE. - La poupée a-t-elle des sabots ?

SUZANNE, riant. - Pour ça, non ! Elle a une jolie chaussure de satin bleu et l'autre pied est nu.

MARGUERITE, s'élançant de sa chaise. - C'est ma poupée !

SUZANNE. - Ah ! Jeannette m'avait dit de ne pas en parler parce que ça ferait des jaloux.

CAMILLE, bas à Marguerite. - Laisse aller Suzanne et courons dire à maman ce qu'elle vient de nous raconter.
Les trois petites coururent au salon.
Mme de Rosbourg jouait du piano.

CAMILLE et MADELEINE, précipitamment. Madame, madame ! Jeannette a la poupée de Marguerite ! Il faut qu'elle la rende.

MADAME DE ROSBOURG. - Mais vous perdez la tête !

MADELEINE, - Mais, madame, Suzanne l'a vue !

MARGUERITE. - Elle porte une robe de soie lilas et une seule chaussure de satin bleu. C'est bien sûr ma poupée !

MADAME DE ROSBOURG. - Ecoute, ma petite Marguerite, va me chercher Suzanne. Je voudrais l'interroger. Et si j'ai des raisons de penser que Jeannette a ta poupée, nous partirons tout de suite pour le moulin.
Marguerite partit comme une flèche et revint avec Suzanne, très intimidée.

MADAME DE ROSBOURG. - N'aie pas peur, ma petite Suzanne. Je voudrais seulement que tu me dises ce que tu sais de la poupée de Jeannette.
Et Suzanne répéta ce qu'elle avait dit aux trois amies.

MADAME DE ROSBOURG. - Merci, Suzanne. Tu peux t'en aller ; voici des pralines pour t'amuser en route.
Rouge de plaisir, Suzanne fit une révérence et s'en alla.
- Chère amie, dit Mme de Rosbourg à Mme de Fleurville, il me paraît certain que Jeannette a la poupée de Marguerite. Mettez vos chapeaux, petites, et dépêchons-nous de nous rendre au moulin.
Tout le monde se mit en marche. Les petites parlaient toutes à la fois.
Elles arrivèrent au moulin en moins d'une demi-heure. Les petites allaient se précipiter à l'intérieur, mais Mme de Rosbourg les arrêta.
- Ne dites pas un mot, mes enfants, restez près de moi et ne parlez que lorsque vous verrez la poupée.
Les mamans les firent passer derrière et toutes cinq entrèrent.
La meunière vint ouvrir, fit beaucoup de révérences et présenta des chaises.
- Asseyez-vous, mesdames, mesdemoiselles.

MADAME DE FLEURVILLE. - Eh bien, mère Léonard, comment allez-vous ?

LA MEUNIERE. - Ça va bien, Dieu merci.

MADAME DE FLEURVILLE. - Et votre fille Jeannette, où est-elle ?

MERE LEONARD. - Je ne sais point. Peut-être au moulin ?

MADAME DE FLEURVILLE. - Mes filles voudraient la voir. Appelez-la donc...

MERE LEONARD, allant à la porte. - Jeannette, Jeannette ! (Après un moment d'attente) Elle ne vient point ; faut croire qu'elle n'ose pas !

MADAME DE FLEURVILLE. - Pourquoi n'ose-t-elle pas ?

MERE LEONARD. - Ah ! Quand elle voit ces dames, ça lui fait toujours quelque chose.

MADAME DE FLEURVILLE. - Je voudrais bien lui parler, pourtant. Si elle est sage et bonne fille, je lui ai apporté un joli fichu en soie et un beau tablier pour les dimanches.
La mère Léonard se leva, s'agita, courut jusqu'au moulin et en ramena sa fille qu'elle tenait par le bras. Jeannette se débattait.

MERE LEONARD. - Vas-tu finir, vilaine malaprise ?

JEANNETTE, criant. - Laissez-moi m'en aller !

MERE LEONARD. - De quoi as-tu peur, sans coeur ?
Jeannette cessa de se débattre. La mère Léonard lui lâcha le bras, mais Jeannette en profita pour s'échapper et s'enfuir dans sa chambre.
La mère Léonard, furieuse, craignit que le fichu et le tablier ne lui échappent. Elle appela sa fille :
- Méchante enfant ! Petite drôlesse, tu vas voir, si je t'attrape !
Mme de Fleurville l'arrêta et lui dit :
- N'y allez pas, mère Léonard ; laissez-moi lui parler ; je la trouverai, allez, je connais la maison.
Mme de Fleurville entra chez Jeannette et la trouva cachée derrière une chaise. Sans mot dire, Mme de Fleurville la tira de sa cachette, s'assit sur la chaise, et, lui tenant les deux mains, lui dit :
- Pourquoi te caches-tu, Jeannette ?
Pas de réponse ; Jeannette resta tête baissée.
- Jeannette, où as-tu trouvé la belle poupée qu'on a vue chez toi, l'autre jour.

JEANNETTE, avec vivacité. - Suzanne est une menteuse ; elle n'a pas vu de poupée.
MADAME DE FLEURVILLE. - Comment sais-tu que c'est Suzanne qui me l'a dit ?
JEANNETTE, vivement. - Parce qu'elle est méchante.
MADAME DE FLEURVILLE. - Tu as peur que je te reprenne la poupée que tu as trouvée le soir de l'orage.

JEANNETTE. - Je n'ai peur de rien ; je n'ai rien trouvé sous le chêne et je n'ai point la poupée de Mlle Marguerite.

MADAME DE FLEURVILLE. - Comment sais-tu que c'est de la poupée de Marguerite que je te parle et qu'elle était sous le chêne ?
Jeannette, voyant qu'elle se trahissait de plus en plus, se mit à crier et à se débattre.
Mme de Fleurville la laissa se dégager. Voyant qu'elle s'était réfugiée près du lit, elle s'approcha, se baissa et aperçut la poupée sous le lit, tout au fond. Elle se tourna vers la mère Léonard et lui ordonna d'un air sévère de retirer la poupée.
- Saviez-vous, demanda Mme de Fleurville, que votre fille avait cette poupée ?
- Pour ça non, chère dame, répondit la mère Léonard. Je la lui aurais fait reporter au château, car elle sait bien qu'elle est à Mlle Marguerite.
(Se retournant vers Jeannette) Vilaine petite voleuse, tu vas voir comme je te corrigerai.
Mme de Fleurville, craignant une punition trop forte, chercha à la calmer et réussit à lui faire promettre qu'elle ne fouetterait pas sa fille mais se contenterait de l'enfermer pour le reste de la journée.
Mme de Fleurville remit sa poupée à Marguerite sans mot dire et sortit avec Mme de Rosbourg, suivie des trois enfants.
Elles s'étaient à peine éloignées qu'elles entendirent des cris perçants : c'était Jeannette qui recevait le fouet de la mère Léonard.


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XII - VISITE CHEZ SOPHIE


« Mais chairs amie, veuné chés moi demin ; mamman demand ça à votre mamman ; nous dinron à sainq eure pour joué avan é allé promené aprais. Je pari que j'ai fé de fôtes ; ne vous moké pas de moi, je vous pri !
Sophie, votre ami. »

Camille reçut ce billet quelques jours après l'histoire de la poupée ; elle ne put s'empêcher de rire en voyant ces énormes fautes d'orthographe ; elle alla chez sa maman.

CAMILLE. - Sophie m'écrit que sa maman nous invite toutes à aller dîner chez elle demain.

MADAME DE FLEURVILLE. - Aïe, aïe ! Quel ennui ! Est-ce que ce dîner t'amuserait, Camille ?

CAMILLE. - Beaucoup, maman, j'aime beaucoup cette pauvre Sophie, qui est si malheureuse.

MADAME DE FLEURVILLE, embrassant Camille. - C'est bien, réponds-lui que nous irons demain.
Camille remercia sa maman et courut prévenir Madeleine et Marguerite.
Toute la journée, les petites filles préparèrent la visite du lendemain. Marguerite voulait mettre une robe de mousseline blanche ; Madeleine et Camille de simples robes de toile. Mme de Rosbourg trancha en conseillant les robes de toile.
Marguerite tenait à emporter sa belle poupée ; Camille et Madeleine lui dirent :
- Prends garde, Marguerite, souviens-toi du gros chêne et de Jeannette.

MARGUERITE. - Mais demain il n'y aura pas d'orage, ni de forêt, ni de Jeannette.

MADELEINE. - Non, mais tu pourrais l'oublier quelque part, ou la laisser tomber et la casser.

MARGUERITE. - C'est ennuyeux de toujours laisser ma pauvre poupée à la maison. Pauvre petite ! elle s'ennuie ! Jamais elle ne sort !
Camille et Madeleine se mirent à rire ; Marguerite, après un instant d'hésitation, rit avec elles et avoua qu'il était plus raisonnable de laisser la poupée à la maison.
Le lendemain matin, les petites filles travaillèrent comme de coutume ; à deux heures et demie elles montèrent en calèche découverte. Il faisait un temps magnifique. Le voyage dura à peine vingt minutes. La grosse Mme Fichini les attendait sur le perron ; Sophie se tenait en arrière, de crainte des soufflets.
- Bonjour, chères dames, s'écria Mme Fichini ; bonjour, chères demoiselles ; comme c'est aimable d'arriver de bonne heure ! les enfants auront le temps de jouer, et nous autres mamans, nous causerons. J'ai une grâce à vous demander, chères dames, au sujet de ma vaurienne de fille. Je veux vous en faire cadeau quelques semaines, si vous voulez bien la garder pendant un voyage que je dois faire.
Mme de Fleurville, surprise, ne répondit rien. Ces dames entrèrent dans le salon et les enfants restèrent dans le vestibule.
- Qu'a dit ta belle-mère, Sophie ? demanda Marguerite, qu'elle voulait te donner à maman ? Où veut-elle donc aller sans toi ?
- Je n'en sais rien, répondit Sophie en soupirant. Je sais seulement que depuis deux jours elle me bat souvent et qu'elle veut me laisser seule ici pendant qu'elle fera un voyage en Italie.
- Et tu es triste ? lui demanda Camille.
- Oh, non ! surtout si je reste chez vous. Je serais si heureuse avec vous ! Jamais battue, jamais injustement grondée, je ne serai plus seule des journées entières, n'apprenant rien, ne sachant que faire, m'ennuyant.
Les trois petites l'entourèrent et réussirent à la consoler ; dix minutes après, elles couraient dans le jardin et jouaient à cache-cache.
Après deux heures de courses et de jeux, comme elles avaient très chaud, elles rentrèrent à la maison.
- Dieu ! que j'ai soif ! dit Sophie.

MADELEINE. - Pourquoi ne bois-tu pas ?

SOPHIE. - Parce que ma belle-mère le défend.

MARGUERITE. - Comment ! Même pas un verre d'eau !

SOPHIE. - Absolument rien, jusqu'au dîner, et au dîner un verre seulement.

MARGUERITE. - Pauvre Sophie, mais c'est affreux !
- Sophie ! Sophie ! cria à ce moment la voix furieuse de Mme Fichini. Venez ici, mademoiselle, tout de suite.
Sophie, pâle et tremblante, se hâta d'entrer au salon. Camille, Madeleine et Marguerite restèrent au petit salon, tremblant de peur pour Sophie et écoutant de toutes leurs oreilles.

MADAME FICHINI, avec colère. - Approchez, petite voleuse ; pourquoi avez-vous bu le vin ?

SOPHIE, tremblante. - Quel vin, maman ? Je n'ai pas bu de vin.

MADAME FICHINI, la poussant rudement. Quel vin, menteuse ? Celui du carafon qui est dans mon cabinet de toilette.

SOPHIE, pleurant. - Je vous assure, maman, que je n'ai pas bu votre vin, que je ne suis pas entrée dans votre cabinet.

MADAME FICHINI. - Ah ! vous n'êtes pas entrée dans mon cabinet ! et vous n'êtes pas entrée par la fenêtre ? et qu'est-ce donc que ces marques que vos pieds ont laissées sur le sable, devant la fenêtre du cabinet ?

SOPHIE. - Je vous assure, maman...
Mme Fichini ne lui permit pas d'achever ; elle l'entraîna dans la pièce voisine et, malgré les protestations et les pleurs de Sophie, se mit à la fouetter. Ensuite, elle sortit de la pièce, rouge de colère. La malheureuse Sophie la suivait en sanglotant. Mme Fichini se retourna et lui donna un dernier soufflet. Après quoi, essoufflée, furieuse, elle revint s'asseoir sur le canapé. L'indignation empêchait ces dames de parler. Elles craignaient, si elles parlaient, d'augmenter la colère de cette méchante femme et qu'elle renonce à laisser Sophie à Fleurville pendant le voyage qu'elle devait faire.

MADAME FICHINI. - Je crains que vous ne veuillez pas recevoir chez vous une fille si méchante et si insupportable.

MADAME DE FLEURVILLE, froidement. - Je suis bien sûre, madame, que je saurai me faire obéir de Sophie sans difficulté.

MADAME FICHINI. - Donc, vous êtes d'accord ? Je vous préviens que mon absence sera longue ; je ne reviendrai pas avant deux ou trois mois.

MADAME DE FLEURVILLE, froidement. Ne vous inquiétez pas, je serai enchantée de vous rendre ce service.

MADAME FICHINI. - Dieu ! que vous êtes bonne, chère dame ! que je vous remercie ! Ainsi, je puis faire mes préparatifs de voyage ?

MADAME DE FLEURVILIE, sèchement. Quand vous voudrez, madame.

MADAME FICHINI. - Comment ! Je pourrais partir dans trois jours ?

MADAME DE FLEURVILLE. - Demain, si vous voulez.

MADAME FICHINI. - Quel bonheur ! Que vous êtes donc aimable ! Ainsi, je vous enverrai Sophie après-demain.

MADAME DE FLEURVILLE. - Très bien, madame, je l'attendrai.

MADAME FICHINI. - Surtout, madame, ne la gâtez pas.
Sophie alla rejoindre ses amies qui avaient tout entendu.
- Ma pauvre Sophie, dit Camille, comme je suis peinée que tu n'aies pu avouer que tu avais bu le vin parce que tu mourais de soif !
- Mais je ne l'aî pas bu ! répondit Sophie.
- Et ces pas sur le sable ? demanda Marguerite.
- Je t'assure que je n'ai pas touché à ce vin !
Se demandant qui pouvait bien être le vrai coupable, les enfants entreprirent de remettre de l'ordre dans la toilette de Sophie et allèrent au jardin cueillir des bouquets.


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