V - LES FLEURS CUEILLIES ET REMPLACÉES
- Mon Dieu ! mon Dieu ! que je m'ennuie toute seule ! pensa Marguerite après
avoir marché un quart d'heure. Qu'est-ce que je vais faire pour m'amuser ?... Oh ! j'ai une bonne idée : je vais
nettoyer et balayer leur petit jardin.
Elle courut vers le jardin de Camille et de Madeleine, le nettoya et balaya les feuilles tombées. Tout à coup
l'idée lui vint de cueillir un beau bouquet pour Camille et pour Madeleine.
- Comme elles seront contentes ! se dit-elle. Je vais prendre toutes les fleurs, j'en ferai un magnifique
bouquet pour leur chambre, qui sentira bien bon !
Marguerite, enchantée de son idée, cueillit tout ce qui se trouvait dans le jardin.
Elle courut à la maison, entra précipitamment dans la chambre où travaillaient encore Camille et Madeleine, et,
d'un air radieux :
- Regardez ce que je vous apporte !
Et, ouvrant son tablier, elle leur fit voir toutes les fleurs fanées.
- J'ai cueilli tout cela pour vous, leur dit-elle : nous les mettrons dans notre chambre, pour qu'elle sente
bon !
Camille et Madeleine se regardèrent en souriant. La gaieté les gagna à la vue de ces paquets de fleurs flétries
et de l'air triomphant de Marguerite ; enfin elles se mirent à rire aux éclats en voyant la figure rouge,
déconcertée et mortifiée de Marguerite. La pauvre petite restait immobile.
Enfin Camille put parler.
- Où as-tu cueilli ces belles fleurs, Marguerite ?
- Dans votre jardin.
- Dans notre jardin ! s'écrièrent à la fois les deux soeurs, qui n'avaient plus envie de rire. Comment ! tout
cela dans notre jardin !
- Tout, tout, même les boutons.
Camille et Madeleine se regardèrent d'un air consterné et douloureux. Marguerite, sans le vouloir, leur causait
un grand chagrin. Elles réservaient toutes ces fleurs pour offrir un bouquet à leur maman le jour de sa fête.
Marguerite, étonnée de ne pas recevoir les remerciements et les baisers auxquels elle s'attendait, regarda
attentivement les deux soeurs, et, lisant leur chagrin sur leurs figures consternées, elle comprit vaguement
qu'elle avait fait quelque chose de mal, et se mit à pleurer.
Madeleine rompit enfin le silence.
- Ma petite Marguerite, nous t'avons dit bien des fois de ne toucher à rien sans en demander la permission. Tu
as cueilli nos fleurs et tu nous as fait de la peine. Nous voulions donner après-demain à maman, pour sa fête,
un beau bouquet de fleurs plantées et arrosées par nous. Maintenant, par ta faute, nous n'avons plus rien à lui
donner.
Les pleurs de Marguerite redoublèrent.
- Nous ne te grondons pas, reprit Camille, parce que nous savons que tu ne l'as pas fait par méchanceté.
Marguerite sanglotait.
- Console-toi, ma petite Marguerite, dit Madeleine en l'embrassant ; tu vois bien que nous ne sommes pas fâchées
contre toi.
- Parce que... vous... êtes... trop bonnes.... dit Marguerite, qui suffoquait ; mais... vous... êtes tristes...
Cela... me fait de la peine... Pardon pardon... Camille Madeleine Je ne le... ferai plus.... bien sûr.
Camille et Madeleine l'embrassèrent. A ce moment, Mme de Rosbourg entra ; elle s'arrêta, étonnée en voyant les
yeux rouges et la figure gonflée de sa fille.
- Marguerite ! qu'as-tu, mon enfant ? Serais-tu méchante, par hasard ?
- Oh non ! madame, répondit Madeleine ; nous la consolons.
MADAME DE ROSBOURG. - De quoi la consolez-vous, chères petites ?
MADELEINE. - De... de...
Madeleine rougit et s'arrêta.
MADAME DE ROSBOURG. - Marguerite, dis-moi toi-même pourquoi tu pleures et pourquoi tes amies te consolent.
- Oh ! maman, chère maman, s'écria Marguerite en se jetant dans les bras de sa mère, j'ai été bien méchante ;
j'ai fait de la peine à mes amies, mais c'était sans le vouloir. J'ai cueilli toutes les fleurs de leur jardin ;
elles n'ont plus rien à donner à leur maman pour sa fête, et, au lieu de me gronder, elles m'embrassent. Mon
Dieu ! mon Dieu ! que j'ai du chagrin !
- Tu fais bien de m'avouer tes sottises, ma chère enfant, je tâcherai de les réparer. Tes petites amies sont
bien bonnes de ne pas t'en vouloir.
Mme de Rosbourg se fit conduire à la ville de Moulins, qui n'était qu'à cinq kilomètres de la maison de campagne
de Mme de Fleurville.
Elle descendit chez un marchand de fleurs, et choisit les plus belles et les plus jolies.
- Ayez la complaisance, monsieur, dit-elle au marchand, de m'apporter vous-même tous ces pots de fleurs chez Mme
de Fleurville. Je vous ferai indiquer la place où ils doivent être plantés, et vous surveillerez ce travail.
Je désire que ce soit fait la nuit, pour ménager une surprise aux petites de Fleurville.
- Madame peut être tranquille ; tout sera fait selon ses ordres.
- Combien vous devrai-je, monsieur, pour les fleurs et la plantation ?
- Ce sera quarante francs, madame.
Mme de Rosbourg remonta en voiture et retourna au château de Fleurville. Son absence avait été si courte que ni
Mme de Fleurville ni, les enfants ne s'en étaient aperçues.
Les trois petites s'étaient dirigées vers le jardin.
- Peut-être, pensait Camille, restait-il encore quelques fleurs oubliées ?
Hélas ! il n'y avait rien : tout était cueilli.
- C'est fait, dit enfin Madeleine ; il n'y a pas de remède. Nous tâcherons d'avoir quelques plantes nouvelles,
qui fleuriront plus tard !
MARGUERITE. - Prenez tout mon argent pour en acheter, Madeleine ; j'ai quatre francs !
MADELEINE. - Merci, ma chère petite, il vaut mieux garder ton argent pour les pauvres.
MARGUERITE. - Mais si vous n'avez pas assez d'argent, Madeleine, vous prendrez le mien, n'est-ce pas ?
MADELEINE. - Oui, oui, ma bonne petite, sois sans inquiétude, ne pensons plus à tout cela, et préparons notre
jardin pour y replanter de nouvelles fleurs.
Les trois petites se mirent à l'ouvrage. Elles suaient à grosses gouttes toutes les trois quand Mme de Rosbourg,
revenue de sa course, les rejoignit au jardin.
- Oh ! les bonnes ouvrières ! s'écria-t-elle. Voilà un jardin bien bêché ! Les fleurs y pousseront toutes
seules, j'en suis sûre.
- Nous en aurons bientôt, madame, vous verrez.
- Je n'en doute pas, car le bon Dieu récompensera toujours les bonnes petites filles comme vous.
La besogne était finie ; Camille, Madeleine et Marguerite eurent soin de ranger leurs outils, et jouèrent pendant
une heure dans l'herbe et dans le bois. Alors la cloche sonna le dîner, et chacun rentra.
Le lendemain, après déjeuner, les enfants allèrent à leur petit jardin pour achever de le nettoyer.
Camille courait en avant. Le jardin lui apparut plein de fleurs mille fois plus belles et plus nombreuses que
celles qui y étaient la veille.
Madeleine et Marguerite arrivèrent à leur tour, et toutes trois restèrent muettes de surprise et de joie devant
ces fleurs si jolies.
Elles se précipitèrent dans le jardin, sentant une fleur, en caressant une autre, folles de joie, mais ne
comprenant toujours pas comment ces fleurs avaient poussé et fleuri en une nuit.
- C'est le bon Dieu, dit Camille.
- Non, c'est plutôt la sainte Vierge, dit Madeleine.
- Je crois que ce sont nos petits anges, dit Marguerite.
Mme de Fleurville arrivait avec Mme de Rosbourg.
- Voici l'ange qui a fait pousser vos fleurs, dit Mme de Fleurville en montrant Mme de Rosbourg. Votre douceur
et votre bonté l'ont touchée.
Le lendemain toutes trois offrirent un bouquet composé de leurs plus belles fleurs, non seulement à Mme de
Fleurville pour sa fête, mais aussi à Mme de Rosbourg, comme témoignage de leur reconnaissance.
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VI - UN AN APRÈS - LE CHIEN ENRAGÉ
Un jour, Marguerite, Camille et Madeleine jouaient devant la maison avec le chien du garde, Calino, qui
était couché près d'elles.
Marguerite cherchait à lui mettre au cou une couronne de pâquerettes que Camille venait de terminer. Chaque fois que la couronne était à
moitié passée, le chien secouait la tête, la couronne tombait, et Marguerite le grondait.
- Méchant Calino, veux-tu te tenir tranquille ! si tu recommences, je te donnerai une tape.
Un chien jaune, qui s'était approché sans bruit, donna un coup de dent à Calino. Marguerite voulut le chasser : le chien jaune se jeta
sur elle et lui mordit la main ; puis il continua son chemin. Voyant du sang à sa main, Marguerite pleura.
Camille et Madeleine s'étaient levées précipitamment au cri de Marguerite. Camille suivit des yeux le chien jaune ; elle dit quelques
mots tout bas à Madeleine, puis courut chez Mme de Fleurville.
- Maman, lui dit-elle tout bas, Marguerite a été mordue par un chien enragé.
- Comment sais-tu que le chien est enragé ?
- Je l'ai bien vu, maman, à sa queue traînante, à sa tête basse, à sa langue pendante, à sa démarche trottinante ; et puis il a mordu
Calino et Marguerite sans aboiement, sans bruit ; et Calino, au lieu de se défendre ou de crier, s'est étendu à terre sans bouger.
- Tu as raison, Camille ! Quel malheur, mon Dieu ! Lavons bien vite les morsures de Marguerite dans l'eau fraîche, ensuite dans l'eau
salée.
- Madeleine l'a menée dans la cuisine, maman. Mme de Fleurville regarda la morsure et vit un petit trou peu profond qui ne saignait
plus.
- Vite, Rosalie (c'était la cuisinière), un seau d'eau fraîche ! Mets-y une forte poignée de sel, Camille..., bien... Trempe ta main
dans l'eau salée, chère Marguerite.
- J'ai peur que le sel ne me pique, dit Marguerite en pleurant.
- Non, n'aie pas peur : ce ne sera pas grand-chose. Mais, quand même cela te piquerait, il faut te tremper la main, sans quoi tu serais
très malade.
Mme de Fleurville l'embrassa et lui dit :
- Tous les jours, matin et soir, tu tremperas ta main dans l'eau salée pendant un quart d'heure ; tous les jours tu mangeras deux fortes
pincées de sel et une petite gousse d'ail. Dans huit jours ce sera fini.
- Maman, dit Camille, n'en parlons pas à Mme de Rosbourg, elle serait trop inquiète.
- Tu as raison, chère enfant, dit Mme de Fleurville en l'embrassant. Nous le lui raconterons dans un mois.
Au bout de trois jours, la petite main de Marguerite était guérie.
Après un mois, quand tout danger fut passé, Marguerite dit un jour à sa maman :
- Maman, chère maman, vous ne savez pas que votre pauvre Marguerite a manqué mourir.
- Mourir, mon amour ! dit la maman en riant. Tu n'as pas l'air bien malade.
- Tenez, maman, regardez ma main. Voyez-vous cette toute petite tache rouge ? C'est un chien enragé qui m'a mordue.
Mme de Rosbourg poussa un cri étouffé et pâlit :
- Qui t'a dit que le chien était enragé ?
- Mme de Fleurville m'a recommandé de faire bien exactement ce qu'elle avait dit, sans quoi je deviendrais enragée et je mourrais. Elle
m'a défendu de vous en parler avant un mois, chère maman, pour ne pas vous faire peur.
Mme de Rosbourg embrassa Marguerite avec une vive émotion, et courut chercher Mme de Fleurville pour avoir des renseignements plus
précis.
- Marguerite ne court plus aucun danger, chère amie, soyez-en sûre ; l'eau est le remède infaillible pour les morsures des bêtes
enragées ; l'eau salée est bien meilleure encore. Soyez bien certaine qu'elle est sauvée.
Mme de Rosbourg embrassa tendrement Mme de Fleurville. Elle se promit tout bas de lui témoigner sa reconnaissance à la première
occasion.
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Il y avait à une lieue du château de Fleurville une petite fille âgée de six ans, qui s'appelait Sophie.
A quatre ans, elle avait perdu sa mère dans un naufrage ; son père se remaria et mourut aussi peu de temps après. Sophie resta avec sa
belle-mère, Mme Fichini. Mme Fichini et Sophie venaient quelquefois chez Mme de Fleurville.
Un jour que les petites soeurs et Marguerite sortaient pour aller se promener, une brillante calèche s'arrêta devant le perron du
château ; Mme Fichini et Sophie en descendirent.
- Bonjour Sophie, dirent Camille et Madeleine ; nous sommes bien contentes de te voir ; bonjour madame, ajoutèrent-elles en faisant une
petite révérence.
- Bonjour, mes petites ; je vais au salon voir votre maman. Sophie vous accompagnera. Et vous, mademoiselle, ajouta-t-elle en
s'adressant à Sophie d'une voix dure et d'un air sévère, soyez sage, sans quoi vous aurez le fouet au retour.
Sophie baissa les yeux.
- Vous n'avez pas de langue pour répondre, petite impertinente ?
- Oui, maman, s'empressa de répondre Sophie.
Mme Fichini lui tourna le dos et entra au salon. Camille et Madeleine étaient restées stupéfaites.
CAMILLE. - Pourquoi ta belle-mère t'a-t-elle grondée, Sophie ? Qu'est-ce que tu as fait ?
SOPHIE. - Rien du tout. Elle est toujours comme cela.
MADELEINE. - Allons dans notre jardin où nous serons bien tranquilles.
SOPHIE, apercevant Marguerite. - Ah ! qu'est-ce que c'est que cette petite ? Je ne l'ai pas encore vue.
CAMILLE. - C'est notre petite amie, et une bonne petite fille. J'espère, Sophie, que tu l'aimeras. Elle s'appelle Marguerite.
Madeleine raconta à Sophie comment elles avaient fait connaissance avec Mme de Rosbourg. Sophie embrassa Marguerite, et toutes quatre
coururent au jardin.
SOPHIE. - Les belles fleurs ! Mais elles sont bien plus belles que les miennes ! Où avez-vous eu ces magnifiques oeillets, ces beaux
géraniums et ces charmants rosiers ? Quelle délicieuse odeur !
MADELEINE. - C'est Mme de Rosbourg qui nous a donné tout cela.
MARGUERITE. - Prenez garde, Sophie ; vous écrasez un beau fraisier ; reculez-vous.
SOPHIE. - Laissez-moi donc. Je veux sentir les roses.
MARGUERITE. - Mais vous écrasez les fraises de Camille. Il ne faut pas écraser les fraises de Camille.
SOPHIE. - Et moi, je te dis de me laisser tranquille, petite sotte.
Et comme Marguerite cherchait à préserver les fraises en tenant la jambe de Sophie, celle-ci la poussa avec tant de colère et si
rudement, que la pauvre Marguerite alla rouler à trois pas de là. Aussitôt Camille s'élança sur Sophie et lui appliqua un vigoureux
soufflet. Sophie se mit à crier. Camille était toute rouge et toute honteuse. Au même instant parurent Mme de Fleurville, Mme de
Rosbourg et Mme Fichini.
Mme Fichini commença par donner un bon soufflet à Sophie, qui criait.
SOPHIE, criant. - Cela m'en fait deux ; cela m'en fait deux !
MADAME FICHINI. - Deux quoi, petite sotte ?
SOPHIE. - Deux soufflets qu'on m'a donnés.
MADAME FICHINI, lui donnant encore un soufflet. - Tiens, voilà le second pour ne pas te faire mentir.
CAMILLE. - Elle ne mentait pas, madame ; c'est moi qui lui ai donné le premier.
Mme Fichini regarda Camille avec surprise.
MADAME DE FLEURVILLE. - Que dis-tu, Camille ? Toi, si bonne, tu as donné un soufflet à Sophie, qui vient en visite chez toi ?
CAMILLE, les yeux baissés. - Oui, maman.
MADAME DE FLEURVILLE, avec sévérité. Et pourquoi ?
CAMILLE, avec hésitation. - Parce que Sophie écrasait mes fraises.
MARGUERITE, avec feu. - Non, ce n'est pas cela, c'est pour me...
CAMILLE, lui mettant la main sur la bouche, avec vivacité. - Si fait, si fait ; c'est pour mes fraises. (Tout bas à Marguerite)
Tais-toi, je t'en prie.
MARGUERITE, tout bas. - Je ne veux pas qu'on te croie méchante, quand c'est pour me défendre que tu t'es mise en colère.
CAMILLE. - Je t'en supplie, ma petite Marguerite, tais-toi jusqu'après le départ de Mme Fichini.
Mme de Fleurville voyait bien qu'il s'était passé quelque chose qu'on ne voulait pas raconter, par égard pour Sophie. Elle dit à Camille
d'un air mécontent :
- Montez dans votre chambre, mademoiselle.
Camille fondit en larmes et s'approcha de Sophie :
- Pardonne-moi, Sophie ; je ne recommencerai pas, je te le promets.
Sophie lui dit tout bas :
- Merci, ma bonne Camille, de n'avoir pas dit que j'avais poussé Marguerite ; ma belle-mère m'aurait fouettée jusqu'au sang.
Camille lui serra la main et se dirigea en pleurant vers la maison.
Mme Fichini remonta en voiture avec Sophie, qu'on entendit crier quelques instants après ; on supposa que sa belle-mère la battait.
A peine furent-elles parties, que Madeleine et Marguerite racontèrent à Mme de Fleurville pourquoi Camille s'était emportée contre
Sophie.
Cette explication diminue beaucoup sa faute, mes enfants, mais elle a été coupable de s'être laissée aller à une pareille colère. Je lui
permets de sortir de sa chambre, pourtant elle n'aura ni dessert ni plat sucré.
Madeleine et Marguerite coururent chercher Camille. Celle-ci soupira et resta bien triste.
Camille était un peu gourmande. Elle savait que justement ce jour-là on devait servir d'excellentes pêches et du raisin que son oncle
avait envoyés de Paris. Quelle privation de ne pas goûter cet excellent dessert !
MADELEINE. - Ma chère Camille, je ne mangerai pas de fruits non plus, ni de plat sucré cela te consolera un peu.
CAMILLE. - Non, ma chère Madeleine, je ne veux pas que tu te prives pour moi ; tu en mangeras, je t'en prie.
MADELEINE. - Non, non, Camille, j'y suis décidée. Je n'aurais aucun plaisir à manger de bonnes choses dont tu serais privée.
Camille se jeta dans les bras de Madeleine. Madeleine demanda à Camille de n'en parler à personne.
Si maman le savait, dit-elle, ou bien elle me forcerait à en manger, ou bien j'aurais l'air de vouloir la forcer à te pardonner.
Camille lui promit de n'en pas parler pendant le dîner ; mais elle résolut de raconter ensuite la généreuse privation que s'était
imposée sa bonne petite soeur.
L'heure du dîner vint ; les enfants étaient tristes toutes les trois. Le plat sucré se trouva être des croquettes de riz, que Madeleine
aimait extrêmement.
MADAME DE FLEURVILLE. - Madeleine, donne-moi ton assiette, que je te serve des croquettes.
MADELEINE. - Merci, maman, je n'en mangerai pas.
MADAME DE FLEURVILLE. - Comment ! tu n'en mangeras pas, toi qui les aimes tant ?
MADELEINE, embarrassée et rougissante. Je n'ai plus faim, maman.
Mme de Fleurville regarda d'un air surpris Madeleine. Se doutant qu'on lui cachait quelque chose, elle n'insista plus.
Le dessert arriva ; on apporta une superbe corbeille de pêches et une corbeille de raisin ; les yeux de Camille se remplirent de
larmes.
- Veux-tu commencer par le raisin ou par une pêche, Madeleine ? demanda Mme de Fleurville.
- Merci, maman, je ne mangerai pas de dessert.
- Mange au moins une grappe de raisin, dit Mme de Fleurville de plus en plus surprise ; il est excellent.
- Non, maman, répondit Madeleine qui se sentait faiblir à la vue de ces beaux fruits dont elle respirait le parfum ; je suis fatiguée,
je voudrais me coucher.
- Tu n'es pas souffrante, chère petite ?
- Non, maman, je me porte très bien ; seulement je voudrais me coucher.
Et Madeleine, se levant, alla dire adieu à sa maman et à Mme de Rosbourg ; elle allait embrasser Camille, quand celle-ci demanda la
permission de suivre Madeleine. Mme de Fleurville le lui permit. Les deux soeurs partirent ensemble. Cinq minutes après, tout le monde
sortit de table ; on trouva dans le salon Camille et Madeleine s'embrassant. Madeleine monta se coucher.
Camille était restée au milieu du salon.
Cette bonne Madeleine ! comme je l'aime ! comme elle est bonne !
- Dis-moi donc, Camille, demanda Mme de Fleurville, ce qui passe par la tête de Madeleine. Elle refuse le plat sucré, elle refuse le
dessert, et elle va se coucher une heure plus tôt qu'à l'ordinaire.
- Madeleine a fait tout cela pour me consoler, pour être privée comme moi ; et elle est allée se coucher parce qu'elle avait peur de ne
pouvoir résister au raisin qu'elle aime tant !
- Viens la voir avec moi, Camille ; allons l'embrasser ! s'écria Mme de Fleurville.
Avant de quitter le salon, elle alla dire quelques mots à l'oreille de Mme de Rosbourg, qui passa immédiatement dans la salle à
manger.
Mme de Fleurville et Camille montèrent chez Madeleine. Mme de Fleurville la serra tendrement et lui dit :
- Ma chère petite, ta générosité a racheté la faute de ta soeur ; vous allez toutes deux manger des croquettes, du raisin et des pêches
que j'ai fait apporter.
Au même moment, Elisa la bonne entra, apportant des croquettes de riz sur une assiette, du raisin et des pêches sur une autre. Camille
raconta à Elisa combien Madeleine avait été bonne ; toutes deux donnèrent à Elisa une part de leur dessert, et après avoir causé, toutes
deux s'endormirent.
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Un jour, Camille et Madeleine lisaient hors de la maison, assises sur leurs petits pliants, lorsqu'elles
virent accourir Marguerite.
- Camille, Madeleine, leur cria-t-elle, venez vite voir des hérissons qu'on a attrapés ; il y en a quatre, la mère et les trois
petits.
Camille et Madeleine se levèrent promptement et coururent voir les hérissons, qu'on avait mis dans un panier.
CAMILLE. - Mais on ne voit rien que des boules piquantes ; ils n'ont ni tête ni pattes.
MADELEINE. - Je crois qu'ils se sont roulés en boule, et que leurs têtes et leurs pattes sont cachées.
CAMILLE. - Nous allons bien voir ; je vais les faire sortir du panier.
MADELEINE. - Mais ils te piqueront ! comment les prendras-tu ?
CAMILLE. - Tu vas voir.
Camille prit le panier et renversa les hérissons par terre. Au bout de quelques secondes, la mère appela ses petits et se mit à
trottiner pour se sauver.
- Les hérissons se sauvent ! s'écria Marguerite.
Au même moment le garde accourut.
- Eh ! eh ! dit-il, je vais avoir du mal à les rattraper.
Et le garde courut après les hérissons, qui allaient presque aussi vite que lui ; déjà ils avaient gagné la lisière du bois. Une
détonation se fit entendre. La mère roula morte à l'entrée du chêne creux ; les petits, voyant leur mère arrêtée, s'arrêtèrent
également.
Le garde jeta les petits dans son carnier.
Camille, Madeleine et Marguerite accoururent.
- Pourquoi avez-vous tué cette pauvre mère, méchant Nicaise ? dit Camille avec indignation.
MADELEINE. - Les pauvres petits vont mourir de faim à présent.
NICAISE. - Pour cela non, mademoiselle ; je vais les tuer.
MARGUERITE, joignant les mains. - Oh ! pauvres petits ! ne les tuez pas, je vous en prie, Nicaise.
NICAISE. - Ah ! il faut bien les faire mourir, mademoiselle ; c'est mauvais le hérisson ; ça détruit les petits lapins, les petits
perdreaux. D'ailleurs, ils sont trop jeunes ; ils ne vivraient pas sans leur mère.
CAMILLE. - Viens, Madeleine ; viens, Marguerite ; allons demander à maman de sauver ces malheureuses petites bêtes.
Toutes trois coururent au salon, où travaillaient Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg.
LES TROIS PETITES ENSEMBLE. - Maman, maman, madame, les pauvres hérissons !
MADAME DE ROSBOURG. - Vous parlez toutes trois à la fois, mes chères enfants ; nous ne comprenons pas ce que vous demandez.
MADELEINE. - C'est Nicaise qui a tué une mère hérisson ; il y a trois petits, il veut les tuer aussi ; il dit que les hérissons sont
mauvais.
CAMILLE. - Et je crois qu'il ment.
MADAME DE FLEURVILLE. - Et pourquoi mentirait-il, Camille ?
CAMILLE. - Parce qu'il veut tuer ces pauvres petits, maman.
MADAME DE FLEURVILLE. - Tu le crois donc bien méchant ?
CAMILLE. - C'est vrai, maman, j'ai tort ; mais si vous pouviez sauver ces petits hérissons ! Ils sont si gentils !
MADAME DE FLEURVILLE, souriant. Des hérissons gentils ? C'est une rareté. Mais, chère amie, nous pourrions aller voir ce qu'il
en est.
Ces dames et les trois petites filles sortirent et se dirigèrent vers le bois où on avait laissé le garde et les hérissons. Tout avait
disparu.
CAMILLE. - 0 mon Dieu ! ces pauvres hérissons ! je suis sûre que Nicaise les a tués.
MADAME DE FLEURVILLE. - Nous allons voir cela ; allons jusque chez lui.
Les trois petites filles coururent en avant. Elles se précipitèrent avec impétuosité dans la maison du garde.
LES TROIS PETITES ENSEMBLE. - Où sont les hérissons ? Où les avez-vous mis, Nicaise ?
- Je les ai jetés à l'eau, mesdemoiselles ; ils sont dans la mare du potager.
LES TROIS PETITES ENSEMBLE. - Comme c'est méchant ! comme c'est vilain ! Maman, maman, Nicaise a jeté les petits hérissons dans la
mare.
MADAME DE FLEURVILLE. - Vous avez eu tort de ne pas attendre, Nicaise ; mes petites désiraient garder ces hérissons.
NICAISE. - Pas possible, madame ; ils auraient péri dans deux jours : ils étaient trop petits. D'ailleurs c'est une méchante race.
Mme de Fleurville se retourna vers les petites, muettes et consternées.
- Que faire, mes chères petites, sinon oublier ces hérissons ? Nicaise a cru bien faire en les tuant ; et, en vérité, qu'en auriez-vous
fait? Comment les nourrir, les soigner ?
Mme de Fleurville avait raison, mais les petites revinrent à la maison un peu abattues.
Elles allaient reprendre leurs leçons, lorsque Sophie arriva sur un âne avec sa bonne.
Mme Fichini faisait dire qu'elle viendrait dîner.
SOPHIE. - Bonjour, mes bonnes amies ; bonjour, Marguerite ! Eh bien, Marguerite, tu t'éloignes ?
MARGUERITE. - Vous avez fait punir l'autre jour ma chère Camille.
CAMILLE. - Ecoute, Marguerite, je le méritais.
MARGUERITE, l'embrassant tendrement. C'est pour moi, ma chère Camille, que tu t'es mise en colère. Tu es toujours si bonne.
Sophie s'approcha de Camille et lui dit, les larmes aux yeux :
- Camille, ma bonne Camille, Marguerite a raison. Tu as bien fait de me donner un soufflet ; je l'ai mérité, bien mérité. Et toi aussi,
ma bonne petite Marguerite, pardonne-moi ; sois généreuse comme Camille. Je sais que je suis méchante ; mais, ajouta-t-elle en fondant
en larmes, je suis si malheureuse !
A ces mots, Camille, Madeleine et Marguerite l'embrassèrent.
Sophie sécha ses larmes et essuya ses yeux.
- Merci mille fois, mes chères amies, je tâcherai de vous imiter, de devenir bonne comme vous. Ah ! si j'avais comme vous une maman
douce et bonne, je serais meilleure ! Mais j'ai si peur de ma belle-mère ; elle ne me dit pas ce que je dois faire, mais elle me bat
toujours.
- Pauvre Sophie ! dit Marguerite. Je suis bien fâchée de t'avoir détestée.
Camille et Madeleine demandèrent à Sophie de leur permettre d'achever un devoir de calcul et de géographie.
- Dans une demi-heure, nous aurons fini et nous irons vous rejoindre au jardin.
MARGUERITE. - Veux-tu venir avec moi, Sophie ?
SOPHIE. - Très volontiers ; nous allons courir dehors.
MARGUERITE. - Je vais te raconter ce qui est arrivé ce matin à trois pauvres petits hérissons et à leur maman.
Et, tout en marchant, Marguerite raconta toute la scène du matin.
SOPHIE. - Et où les a-t-on jetés, ces hérissons ?
MARGUERITE. - Dans la mare du potager.
SOPHIE. - Allons les voir ; ce sera très amusant.
MARGUERITE. - Mais il ne faut pas trop s'approcher de l'eau ; maman l'a défendu.
SOPHIE. - Non, non ; nous regarderons de loin.
Elles coururent vers la mare et, comme elles ne voyaient rien, elles approchèrent un peu.
SOPHIE. - En voilà un, en voilà un ! je le vois : il n'est pas mort, il se débat. Approche, approche : vois-tu ?
MARGUERITE. - Oui, je le vois ! Pauvre petit, comme il se débat ! les autres sont morts.
SOPHIE. - Si nous l'enfoncions dans l'eau avec un bâton pour qu'il meure plus vite ? Il souffre, ce pauvre malheureux.
MARGUERITE. - Tu as raison. Pauvre bête ! le voici tout près de nous.
SOPHIE. - Voilà un grand bâton : donne-lui un coup sur la tête, il enfoncera.
MARGUERITE. - Non, je ne veux pas achever ce pauvre petit hérisson ; et puis, maman ne veut pas que j'approche de la mare.
SOPHIE. - Pourquoi ?
MARGUERITE. - Parce que je pourrais glisser et tomber dedans.
SOPHIE. - Quelle idée ! Il n'y a pas le moindre danger.
MARGUERITE. - C'est égal ! il ne faut pas désobéir à maman.
SOPHIE. - Eh bien, à moi on n'a rien défendu.
Et Sophie, s'avançant avec précaution vers le bord de la mare, donna un grand coup au hérisson, avec une longue baguette. Au moment où
la baguette retombait, le poids de son corps l'entraînant, Sophie tomba dans l'eau ; elle poussa un cri désespéré et disparut.
Marguerite s'élança, saisit la main de Sophie, la tira, parvint à faire sortir de l'eau le haut du corps de la malheureuse Sophie, et lui
présenta l'autre main pour achever de la retirer.
Pendant quelques secondes elle lutta contre le poids trop lourd qui l'entraînait elle-même dans la mare ; puis elle se sentit tomber
avec Sophie.
La courageuse enfant ne perdit pas la tête. Elle se souvint d'avoir entendu Mme de Fleurville dire que, lorsqu'on arrivait au fond de
l'eau, il fallait, pour remonter à la surface, frapper le sol du pied ; aussitôt qu'elle sentit le fond, elle donna un fort coup de
pied, remonta immédiatement au-dessus de l'eau, saisit un poteau qui se trouvait à portée de ses mains, et réussit, avec cet appui, à
sortir de la mare.
N'apercevant plus Sophie, elle courut toute ruisselante d'eau vers la maison en criant : « Au secours, au secours ! » Des faucheurs et
des faucheuses qui travaillaient près de là accoururent à ses cris.
- Sauvez Sophie, sauvez Sophie ! elle est dans la mare ! criait Marguerite.
Une des faneuses, plus intelligente que les autres, courut à la mare, aperçut la robe blanche de Sophie qui apparaissait un peu à la
surface de l'eau, y plongea un long crochet qui servait à charger le foin, accrocha la robe, la tira vers le bord, allongea le bras,
saisit la petite fille par la taille, et l'enleva non sans peine.
Pendant que la bonne femme sauvait l'enfant, Marguerite pleurait à chaudes larmes.
Camille et Madeleine accoururent au bruit.
Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville arrivèrent précipitamment et poussèrent toutes deux un cri de terreur à la vue de Marguerite, dont
les cheveux et les vêtements ruisselaient.
- Mon enfant, mon enfant ! s'écria Mme de Rosbourg. Que t'est-il donc arrivé ?
- Maman, ma chère maman, Sophie se noie.
A ces mots, Mme de Fleurville se précipita vers la mare. Elle ne tarda pas à rencontrer la faneuse avec Sophie dans ses bras, qui, elle
aussi, pleurait à chaudes larmes.
Mme de Rosbourg, voyant le désespoir de Marguerite, lui dit :
- Sophie est sauvée, chère enfant ; elle va très bien, calme-toi, je t'en conjure.
- Mais qui l'a sauvée ? Je n'ai vu personne.
- Tout le monde y a couru pendant que tu revenais.
Cette assurance calma Marguerite ; elle se laissa emporter sans résistance.
Quand elle fut bien essuyée, séchée et rhabillée, sa maman lui demanda ce qui était arrivé. Marguerite lui raconta tout, mais en
atténuant ce qu'elle sentait être mauvais pour Sophie.
- Tu vois, chère enfant, dit Mme de Rosbourg en l'embrassant mille fois, si j'avais raison de te défendre d'approcher de la mare. Tu as
agi comme une petite fille sage, courageuse et généreuse... Allons voir ce que dévient Sophie.
Sophie avait été emportée par Mme de Fleurville et Elisa chez Camille et Madeleine, qui l'accompagnaient. On l'avait également
déshabillée, essuyée, frictionnée, et on lui passait une chemise de Camille, quand la porte s'ouvrit violemment et Mme Fichini entra.
Sophie devint rouge comme une cerise.
- Qu'est-ce que j'apprends ? Vous avez abîmé votre jolie robe en vous laissant sottement tomber dans la mare !
Et, avant que personne ait le temps d'intervenir, elle tira de dessous son châle une baguette, s'élança sur Sophie et la fouetta
violemment, malgré les cris et les pleurs de la pauvre petite, les supplications de Camille et Madeleine et les remontrances de Mme de
Fleurville et Elisa.
Mme de Fleurville aurait voulu chasser cette méchante femme, mais ne voulait pas priver Sophie de consolation et d'appui en se
brouillant définitivement avec sa belle-mère.
Quand Mme Fichini partit, elle promit d'envoyer souvent Sophie à Fleurville, comme le lui demandaient ces dames.
- Puisque vous voulez bien recevoir cette mauvaise créature, dit-elle, je serai enchantée de m'en débarrasser le plus souvent
possible.