XXII - SOPHIE VEUT EXERCER LA CHARITÉ
Sophie avait été fort impressionnée par l'aventure de Françoise et Lucie. Elle avait senti le bonheur
qu'on a à faire le bien. Elle savait qu'elle aurait un jour une fortune considérable et, en attendant de pouvoir s'en servir à soulager
la misère, elle désirait ardemment retrouver une autre Lucie et une autre Françoise.
Un jour, la mère Leuffroy, la jardinière, avec laquelle elle aimait bavarder, lui dit :
- Ah, mam'selle, il y a bien des pauvres que vous ne connaissez pas. Je connais une bonne femme, moi, par-delà la forêt, qui est tout à
fait malheureuse. Elle n'a pas toujours un morceau de pain à se mettre sous la dent.
SOPHIE. - Où habite-t-elle ? Comment s'appelle-t-elle ?
MERE LEUFFROY. - Elle vit dans une maisonnette qui est à l'entrée du village en sortant de la forêt. Elle s'appelle la mère Toutain.
C'est une pauvre petite vieille. Elle a quatre-vingt-deux ans. Elle travaille autant qu'elle peut, mais, dame !, ça ne va pas fort.
Elle couche sur de la fougère et ne mange que du pain et du fromage, quand elle en a.
SOPHIE. - Oh, je voudrais bien la voir ! Est-ce que c'est loin ?
MERE LEUFFROY - Pour ça, non, mam'selle ; une demi-heure de marche au plus ; vous pouvez y aller en vous promenant.
Sophie ne dit plus rien mais forma en elle-même le projet d'y aller. Et, pour en avoir seule le mérite, elle résolut de le faire sans
aide, sans en parler à personne, sauf à Marguerite avec laquelle elle était plus particulièrement liée.
Elle attendit donc que Marguerite fût seule pour lui raconter ce qu'elle savait de la misère de cette pauvre petite vieille et pour lui
proposer d'aller la voir et la secourir.
MARGUERITE. - Je ne demande pas mieux ; allons-y tout de suite, si maman le permet, et emmenons avec nous Camille, Madeleine et Elisa.
SOPHIE. - Mais non, Marguerite, il ne faut en parler à personne, cela sera bien plus beau d'y aller seules, sans être aidées de
personne. Nous donnerons à la mère Toutain l'argent que nous avons pour nos menus plaisirs. Combien as-tu ? Moi, j'ai trois francs
vingt centimes dans ma bourse.
MARGUERITE. - Moi, j'ai deux francs quarante-cinq centimes. Mais, dis-moi, pourquoi est-ce mieux de nous cacher et d'aller seules chez
cette bonne femme ?
SOPHIE. - Parce que j'ai entendu ta maman dire, l'autre jour, qu'il ne faut pas s'enorgueillir du bien qu'on fait, et qu'il faut se
cacher pour ne pas en recevoir d'éloges.
MARGUERITE. - Il me semble que je dois le dire au moins à maman.
SOPHIE. - Mais pas du tout ! Si tu le dis à ta maman, ils voudront tous venir avec nous, ils voudront tous donner de l'argent. Et nous,
que ferons-nous ? Nous resterons là à écouter et regarder.
MARGUERITE. Sophie, je crois que nous sommes trop petites pour aller toutes seules dans la forêt.
SOPHIE. - Trop petites ! Tu as six ans, moi j'en ai huit, et tu trouves que nous ne pouvons pas sortir sans nos mamans ou sans une
bonne ? Ha, ha, ha ! J'allais seule bien plus loin que cela quand j'avais cinq ans !
Marguerite hésitait encore.
SOPHIE. - Je vois que tu as tout simplement peur. Tu n'oses pas faire cent pas sans ta maman. Tu as peur que le loup ne te croque ?
MARGUERITE, piquée. - Pas du tout, mademoiselle, je ne suis pas aussi sotte que tu le crois. Je sais bien qu'il n'y a pas de
loups et je n'ai pas peur.
SOPHIE. - A la bonne heure ! Partons vite ! Nous serons de retour en moins d'une heure.
Et elles se mirent en route, sans se douter des dangers et des terreurs auxquels elles s'exposaient. Elles marchaient vite et en
silence.
Marguerite ne se sentait pas la conscience tranquille. Sophie non plus. Elle craignait de l'avoir entraînée à mal faire.
- Nous serons grondées, se dit-elle.
- Connais-tu bien le chemin ? demanda Marguerite.
- Certainement, la jardinière me l'a bien expliqué, répondit Sophie d'une voix assurée malgré la peur qui commençait à la gagner.
- Serons-nous bientôt arrivées ?
- Dans dix minutes au plus tard.
Elles continuèrent à marcher en silence ; la forêt était sans fin ; on n'apercevait ni maison, ni village, mais le bois, toujours le
bois.
- Je suis fatiguée, dit Marguerite.
- Et moi aussi, répondit Sophie.
- Il y a bien longtemps que nous sommes parties.
Sophie ne répondit pas : elle était bien trop agitée, trop inquiète pour dissimuler Plus longtemps sa terreur.
- Si nous retournions à la maison ? proposa Marguerite.
- Oh oui, retournons !
- Qu'est-ce que tu as, Sophie ? On dirait que tu as envie de pleurer.
- Nous sommes perdues ! dit Sophie en éclatant en sanglots.
- Perdues ! répondit Marguerite avec terreur, perdues !
- Je me suis probablement trompée de chemin, s'écria Sophie en sanglotant, à l'endroit où il y en a plusieurs qui se croisent.
Marguerite, la voyant si désolée, chercha à la rassurer.
- Console-toi, Sophie, nous finirons bien par nous retrouver. Retournons sur nos pas et marchons vite ! Maman et Madame de Fleurville
seront inquiètes.
Sophie essuya ses larmes et elles revinrent à l'endroit où se croisaient plusieurs chemins exactement semblables.
- Quel chemin faut-il prendre ? demanda Marguerite.
- Je ne sais pas, ils se ressemblent tous.
- Tâche de te rappeler celui par lequel nous sommes venues.
Sophie regardait, rassemblait ses souvenirs, mais ne se rappelait pas.
- Je crois, dit-elle, que c'est celui où il y a de la mousse.
- Il y en a deux avec de la mousse ; mais il me semble qu'il n'y avait pas de mousse dans celui par lequel nous sommes venues.
- Oh si ! Il y en avait beaucoup !
- Je crois me rappeler que nous avons eu de la poussière tout le temps.
- Pas du tout ; c'est que tu n'as pas regardé à tes pieds ! Prenons ce chemin à gauche, nous serons arrivées en moins d'une
demi-heure.
Marguerite suivit Sophie et toutes deux continuèrent à marcher en silence.
Au bout d'une heure, pourtant, Marguerite s'arrêta.
- Je n'en vois pas la fin ; je suis fatiguée.
SOPHIE. - Et moi donc, mes pieds me font horriblement souffrir.
MARGUERITE. - Asseyons-nous un instant ; je ne veux plus marcher.
Elles s'assirent au bord du chemin ; Marguerite appuya sa tête sur ses genoux et pleura tout bas. Sophie se désolait intérieurement et
sentait combien elle avait mal agi en entraînant Marguerite. Elles restèrent assez longtemps sans parler.
Enfin, Marguerite essuya ses yeux et proposa à Sophie de se remettre en marche. Sophie se leva avec difficulté et elles avancèrent
lentement. Le jour commençait à baisser, et la peur se joignit à l'inquiétude.
- Chère Marguerite, dit enfin Sophie, pardonne-moi ; c'est moi qui t'ai persuadée de m'accompagner ; tu es trop généreuse de ne pas me
le reprocher.
- Pauvre Sophie, répondit Marguerite, pourquoi te ferais-je des reproches ? Je vois bien que tu souffres plus que moi. Qu'allons-nous
devenir, si nous sommes obligées de passer la nuit dans cette horrible forêt ?
- C'est impossible, chère Marguerite, on nous enverra chercher.
- Si nous pouvions au moins trouver de l'eau !
- Tu n'entends pas le bruit d'un ruisseau dans le bois ?
- Je crois que tu as raison, allons voir.
Elles entrèrent dans le fourré en se frayant un passage à travers les épines et les ronces qui leur déchiraient les jambes et les bras.
Après avoir fait ainsi une centaine de pas, elles entendirent distinctement le murmure de l'eau. L'espoir leur rendit courage. Elles
arrivèrent au bord d'un ruisseau très étroit. Elles étanchèrent leur soif, se lavèrent le visage et les bras, s'essuyèrent avec leur
tablier et s'assirent au bord du ruisseau. Le soleil était couché ; la terreur des petites augmentait avec l'obscurité ; elles ne se
retenaient plus et pleuraient franchement. On n'entendait pas un bruit ; personne ne les appelait ; on ne pensait probablement pas à
les chercher si loin.
- Il faut essayer, dit Sophie, de retrouver le chemin que nous avons quitté. Peut-être verrons-nous quelqu'un...
- Nous allons encore nous déchirer dans les épines, dit Marguerite.
- Il faut pourtant essayer !
Marguerite se leva en soupirant et suivit Sophie, qui chercha à lui rendre le chemin moins pénible en marchant la première. Après bien
des efforts, elles se retrouvèrent sur le chemin. La nuit était tout à fait venue et elles ne voyaient plus où elles allaient.
Elles se décidèrent à attendre le lendemain.
Il y avait une heure environ qu'elles étaient assises près d'un arbre, quand elles entendirent un frou-frou dans le bois. Glacées de
terreur, les pauvres petites avaient de la peine à respirer ; le frou-frou approchait, approchait ; tout à coup, Marguerite sentit un
souffle chaud près de son cou ; elle poussa un cri auquel Sophie répondit par un cri plus fort. Elles entendirent alors un gros animal
qui s'enfuyait dans le bois. A moitié mortes de peur, elles se serrèrent l'une contre l'autre, n'osant ni parler, ni faire un mouvement,
et elles restèrent ainsi jusqu'à ce qu'un nouveau bruit, plus effrayant, vînt leur rendre le courage de se lever et de chercher le salut
dans la fuite. On entendait des branches se casser, un grognement mêlé d'un souffle bruyant, auquel répondaient des grognements plus
faibles. Tous ces bruits venaient du bois et se rapprochaient du chemin. Sophie et Marguerite, épouvantées, se mirent à courir ; elles
se heurtèrent à un arbre dont les branches atteignaient presque le sol et s'élancèrent dessus, grimpant de branche en branche jusqu'à
une bonne hauteur, à l'abrî de toute attaque. Elles venaient d'échapper à un grand danger : l'animal qui arrivait droit sur elles était
un sanglier suivi de ses sept à huit petits. Sophie et Marguerite claquaient les dents de peur.
Tout redevenait tranquille, lorsque le bruit d'une voiture ranima les forces défaillantes des pauvres petites. Bientôt, elles
entendirent siffler l'homme qui conduisait la charrette.
- Au secours ! crièrent-elles.
La voiture s'arrêta : l'homme écouta.
L'HOMME. - Qui diantre appelle au secours ?
SOPHIE ET MARGUERITE. - Nous ! Sauvez-nous !
L'HOMME - Ce sont des voix d'enfants ! Qui êtes-vous ?
SOPHIE, - Je suis Sophie.
MARGUERITE. - Je suis Marguerite. Nous venons de fleurville.
L'HOMME. - De Fleurville ? Du château ? Mais où êtes-vous ?
SOPHIE. - Nous sommes dans l'arbre ; nous ne pouvons pas descendre.
L'HOMME, levant la tête. - C'est ma foi vrai ; faut-il que vous ayez eu peur, pauvres petites ! Ne bougez pas ; je vais vous
descendre de là.
Et le brave homme grimpa de branche en branche. Enfin, il empoigna Marguerite.
L'HOMNIE. - Ne bougez pas, les autres, j'arrive. Combien êtes-vous ?
MARGUERITE. - Nous sommes deux.
L'HOMME. - Bon, attendez-moi là, numéro deux.
Le brave homme descendit lestement, tenant Marguerite dans ses bras. Il la déposa dans la carriole et remonta chercher Sophie.
Une fois les deux petites installées, il fouetta son cheval qui repartit au trot. Puis, se tournant vers les enfants :
L'HOMME. - Alors, mes mignonnes, où faut-il vous conduire ?
SOPHIE. - Nous demeurons au château de Fleurville.
L'HOMME. - Et votre maman vous laisse aller si loin toutes seules ?
MARGUERITE, honteuse. - Nous sommes parties sans rien dire.
SOPHIE - Sommes-nous loin de Fleurville ?
L'HOMME. - Je crois bien ! Deux bonnes lieues ! Nous ne serons pas arrivés avant une heure ; ils doivent être inquiets au château !
Trois quarts d'heure plus tard, il s'arrêta devant le perron du château. Elisa, pâle, ouvrit la porte.
- Je vous ramène les enfants, dit l'homme. Il descendit Sophie et Marguerite dans ses bras.
ELISA. - Vite, vite, venez au salon, on vous a cherchées partout.
L'HOMME. - Bon, il faut que je rentre.
ELISA. - Où demeurez-vous ? Comment vous appelez-vous ?
L'HOMME. - Je demeure à Aube. Je m'appelle Hurel, le boucher.
ELISA. - Nous irons vous remercier, mon brave Hurel.
En entrant dans le salon, Marguerite se précipita dans les bras de Mme de Rosbourg. Sophie s'était jetée à ses pieds ; toutes deux
sanglotaient.
- Malheureuse enfant, dit Mme de Rosbourg, comment as-tu pu me causer une si terrible inquiétude ? Je te croyais morte, nous t'avons
cherchée toute la nuit.
- Chère madame, c'est à moi de demander pardon. C'est moi qui ai entraîné Marguerite. Je voulais aller aider une pauvre femme qui
demeure de l'autre côté de la forêt, seule avec Marguerite pour ne partager avec personne la gloire de cet acte de charité. Marguerite
a résisté, mais je l'ai entraînée. Nous avons été bien punies ! Jamais, à l'avenir, nous ne ferons rien sans vous consulter.
- Relève-toi, Sophie, dit Mme de Rosbourg avec douceur. Je te pardonne. Et toi, Marguerite, je te croyais plus obéissante et plus
raisonnable.
Camille et Madeleine accoururent en poussant des cris de joie.
CAMILLE. - Où étiez-vous ? Que vous est-il arrivé ?
MARGUERITE. - Nous nous sommes perdues dans la forêt.
MADELEINE. - Comment avez-vous eu le courage d'y aller seules ?
SOPHIE. - Nous espérions aller chez la pauvre mère Toutain pour lui donner de l'argent.
CAMILLE. - Mais pourquoi ne nous avez-vous pas prévenues ? Nous y serions allées ensemble !
Sophie et Marguerite baissèrent la tête sans répondre.
Elisa entra, portant deux grandes tasses de bouillon.
ELISA. - Mangez, mes pauvres enfants, vous n'avez pas dîné.
MARGUERITE. - Nous avons seulement bu à un ruisseau que nous avons trouvé dans la forêt.
ELISA. - Pauvres petites ! Puis li faudra vous coucher ; vous devez être mortes de fatigue.
MADAME DE FLEURVILLE. - Vous voici retrouvées. A demain les détails ! Ce soir, contentons-nous de remercier Dieu de nous avoir rendu
les enfants.
Sophie et Marguerite, après avoir embrassé tout le monde, allèrent se coucher. Et elles tombèrent dans un sommeil si profond qu'elles
ne s'éveillèrent que le lendemain, à deux heures de l'après-midi !