XXI - INSTALLATION DE FRANÇOISE ET LUCIE
CAMILLE. - Maman, est-ce que nous pouvons accompagner Elisa à la petite maison blanche, pour préparer
les lits et ranger les provisions de la pauvre Lucie et de sa maman ? Ainsi, nous serons là pour les accueillir et voir leur surprise.
MADAME DE FLEURVILLE. - Oui, mes enfants ; allez achever votre bonne oeuvre et arranger tout pour le mieux. Moi, je reste ici pour
écrire des lettres et préparer vos leçons de demain. Vous me raconterez !
MADELEINE. - Maman, pouvons-nous emporter une de nos chemises, un jupon, une robe, des bas, des souliers et un mouchoir pour Lucie, qui
est en haillons ?
MADAME DE FLEURVILLE. - Certainement, c'est une très bonne idée. Emportez aussi du linge pour sa mère, et mon ancienne robe de chambre,
en attendant que Mme de Rosbourg achète de quoi les habiller.
MADELEINE. - Merci ! Que vous êtes bonne !
Mme de Fleurville l'embrassa tendrement, et elles se mirent en route.
En arrivant à la maison blanche, elles trouvèrent Mme de Rosbourg qui faisait décharger la charrette ; les enfants aidèrent Elisa à faire
les lits et à mettre en place les objets qu'on avait apportés.
Elles mirent aussi le couvert, ce qui ne leur prit que peu de temps. Elles placèrent la table au milieu de la cuisine, les deux chaises
face à face, et les assiettes, les verres, le pain et la bouteille de vin sur la table. Elisa revint en courant ; elle apportait ce qui
manquait, et du sucre pour faire du vin chaud pour Françoise.
- Voici encore une cruche à eau, nous n'y avions pas pensé, ajouta-t-elle.
Il restait quelques minutes à attendre, et Elisa en profita pour allumer le feu, préparer une bonne soupe et une omelette.
On vit enfin arriver la charrette, dans laquelle était étendue Françoise, plus faible et plus pâle encore. Sa tête reposait sur les
genoux de la petite Lucie. Quand la voiture s'arrêta devant la porte, Mme de Rosbourg les aida à descendre. La pauvre Françoise n'eut
pas la force de la remercier, mais son regard indiquait assez la reconnaissance dont son coeur débordait. Lucie était si inquiète pour
sa maman qu'elle ne jeta pas un regard autour d'elle. Mais quand, rassurée, elle vit sa mère reposant dans du linge blanc, dans un bon
lit avec des draps et des couvertures, son visage devint radieux. Elle regarda autour d'elle ; des larmes de joie coulèrent sur sa
figure et l'émotion lui coupa la parole. Elle ne put que se jeter à genoux et saisir la main de Mme de Rosbourg, qu'elle tint appuyée
sur ses lèvres en éclatarit en sanglots.
- Remets-toi, mon enfant, lui dit Mme de Rosbourg avec bonté. Calme-toi pour ne pas agiter ta mère ; avec du repos et une bonne
nourriture, elle se remettra vite. Voici Elisa, qui lui apporte une assiette de soupe et un verre de vin chaud sucré. Et toi, ma pauvre
enfant, assieds-toi à table et mange le bon repas qu'Elisa t'a préparé.
Les enfants entraînèrent Lucie dans la pièce voisine et lui servirent son dîner, pendant qu'Elisa et Mme de Rosbourg faisaient manger
Françoise. Lucie ne cessait de regarder autour d'elle, d'admirer, de remercier.
Quand elle eut fini de manger, les petites se précipitèrent pour l'habiller. Lucie se trouva admirablement vêtue, et courut se faire
voir à sa maman qui, joignant les mains, la regarda avec admiration. Elle dit enfin d'une voix un peu plus forte :
- Chères demoiselles, chères dames, que le bon Dieu vous bénisse et vous récompense ; qu'il vous rende un jour le bien que vous me
faites ! Ma Lucie, si ton père pouvait te voir ainsi !
Elle retomba sur son oreiller, cacha sa tête dans ses mains et pleura. Mme de Rosbourg lui prit les mains avec affection et la consola
de son mieux. Françoise se calma, essuya ses larmes et se laissa aller au bonheur de se trouver dans une maison bien propre, dans un
bon lit avec du linge blanc et avec la certitude de ne plus avoir à redouter, ni pour Lucie, ni pour elle, les angoisses de la faim et du
froid.
- Demain, ma bonne Françoise, dit Mme de Rosbourg, j'irai à Laigle pour acheter les meubles, les vêtements et les autres objets
nécessaires à votre ménage. Mes petites et moi, nous viendrons vous voir souvent ; si vous désirez quelque chose, faites-le moi savoir.
En attendant, voici vingt francs que je vous laisse pour vos provisions de bois, de chandelle, de viande, de pain et d'épicerie. Quand
vous serez bien guérie, je vous donnerai de l'ouvrage ; ne vous inquiétez de rien ; dormez, mangez, prenez des forces, et priez le bon
Dieu avec moi qu'il nous rende un jour nos maris.
Mme de Rosbourg appela les enfants qui dirent adieu à Lucie en lui promettant de venir la voir le lendemain, et les ramena au château.
Les enfants racontèrent à Mme de Fleurville la joie de Lucie et de sa mère et leur reconnaissance. Elles parlèrent avec volubilité
toute la soirée. Elles continuèrent avec Elisa en allant se coucher. La nuit, elles rêvèrent de Lucie, et le lendemain matin, leur
première pensée fut d'aller à la petite maison blanche. Quand Mme de Fleurville leur proposa de les y emmener, Mme de Rosbourg était
partie depuis longtemps pour acheter les meubles promis la veille. Elles trouvèrent Françoise sensiblement mieux et levée ; Lucie avait
demandé à un petit voisin obligeant de lui faire un balai ; elle avait nettoyé non seulement les chambres, mais aussi le devant de la
maison. Les lits étaient faits avec soin, le bois qu'elle avait acheté était rangé en tas dans la cave ; avec un de ses vieux haillons,
elle avait essuyé la table, les chaises, la cheminée : tout était propre. Françoise et Lucie se promenaient avec délices dans leur
nouvelle demeure quand Mme de Fleurville et les enfants arrivèrent. Elles apportaient quelques provisions pour le déjeuner. Lucie se
mit à préparer le repas ; les enfants lui proposèrent de l'aider.
LUCIE. - Merci, mes bonnes chères demoiselles, je m'en tirerai bien toute seule ; il ne faut pas salir vos jolies mains blanches à faire
le feu.
MARGUERITE. - Tu sais faire une omelette, une soupe ?
LUCIE. - Oh, que oui, mademoiselle. J'ai fait des choses bien plus difficiles que cela. Quand maman travaillait, je faisais tout le
ménage.
Mme de Fleurville et les enfants rentrèrent au château pour les leçons. Mme de Rosbourg revint à midi, et réquisitionna encore Elisa :
après le déjeuner, on retourna chez Françoise, les enfants courant et sautant tout le long du chemin. Elles trouvèrent la mère et la
fille folles de joie devant leurs trésors.
Meubles, vaisselle, linge, vêtements, rien n'avait été oublié. Cela prit un certain temps pour tout mettre en place. On courut chercher
le menuisier pour clouer des planches ; on accrocha et raccrocha dix fois les casseroles ; presque tous les meubles firent le tour des
chambres avant de trouver leur place. Chacune donnait son avis, criait, tirait, riait. Jamais Lucie n'avait été aussi heureuse ; son
coeur débordait de joie. Les petites étaient tout aussi joyeuses. Sophie se promettait de toujours être charitable, de donner aux
pauvres tout son argent de poche. La journée se ferinina par un repas excellent, que Mme de Fleurville avait fait apporter. Toutes
dînèrent ensemble à la table neuve, avec la vaisselle et le linge de Françoise. On servit de la soupe, un gigot rôti, une fricassée de
poulet, une salade et une tourte aux pêches.
Quand tout fut propre et rangé, Elisa et les enfants se retirèrent. Lucie aida sa mère à se coucher, puis se glissa entre les draps et
s'endormit.