XX - LA PAUVRE FEMME
Mes chères enfants, dit un jour Mme de Fleurville, si nous allions faire une grande promenade ? Le temps
est magnifique et nous pourrions aller dans la forêt.
MARGUERITE. - Et cette fois-ci, je n'emporterai pas ma poupée.
MADAME DE ROSBOURG. - Je crois que tu fais bien.
CAMILLE, souriant. - Savez-vous, maman, ce qu'est devenue Jeannette ?
MADAME DE FLEURVILLE. - Le maître d'école est venu m'en parler il y a quelques jours ; il en est très mécontent. Elle ne travaille pas ;
et le plus grave est qu'elle vole tout ce qu'elle peut attraper.
MADELEINE. - Mais comment sait-on que c'est elle qui vole ? Les petites filles perdent peut-être leurs affaires...
MADAME DE FLEURVILLE. - On l'a déjà surprise trois fois en train de voler. Depuis, la maîtresse la fouille tous les soirs.
MARGUERITE. - Sa mère ne la punit pas ?
MADAME DE ROSBOURG. - Sa mère lui donne de mauvais exemples.
SOPHIE. - Elle vole aussi ?
MADAME DE FLEURVILLE. - Oui, dans un autre genre que sa fille. Quand on lui apporte du grain à moudre, elle en cache une partie. Elle
va la nuit, avec son mari, voler du bois dans la forêt qui m'appartient. Elle vole du poisson dans mes étangs et va le vendre au
marché. Jeannette voit tout cela et fait comme ses parents.
La promenade fut très agréable. On suivit un chemin qui entrait dans le bois. Les enfants virent de loin Jeannette, qui se sauva dans le
moulin aussitôt qu'elle les aperçut.
CAMILLE. - Prenez garde ! Jeannette nous lance des pierres !
En effet, cette méchante fille cherchait à atteindre les enfants avec des pierres tranchantes qu'elle lançait de toutes ses forces. Mme
de Fleurville promit qu'elle ferait venir le père de Jeannette pour se plaindre.
Elles continuèrent la promenade puis s'assirent à l'ombre de vieux chênes chargés de glands.
Les enfants s'amusaient à en ramasser et à en remplir leurs poches, quand elles crurent entendre un léger bruit. Elles écoutèrent ; des
gémissements et des sanglots parvinrent à leurs oreilles.
- Allons voir qui pleure, dit Camille.
Et toutes quatre s'élancèrent dans le bois, du côté où elles entendaient gémir. Ayant fait quelques pas, elles virent une petite fille
de douze ou treize ans, couverte de haillons, assise par terre. Elle était si absorbée par son chagrin qu'elle ne les entendit pas
venir.
Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure !
A la vue des quatre enfants, la petite fille se leva et voulut s'enfuir.
CAMILLE. - Ne te sauve pas, n'aie pas peur, nous ne te ferons pas de mal.
MADELEINE. - Pourquoi pleures-tu ?
Elles avaient parlé avec tant de douceur que la petite recommença à sangloter, plus fort qu'auparavant. Marguerite et Sophie
approchèrent.
LA PETITE FILLE. - Mes bonnes demoiselles, nous sommes dans le pays depuis un mois ; ma pauvre maman est tombée malade en arrivant ; elle
ne peut plus travailler. J'ai vendu tout ce que nous avions pour avoir du pain, je n'ai plus rien ; j'ai même essayé de vendre ma robe
au moulin, mais ils m'ont chassée, et une petite fille m'a lancé des pierres.
MARGUERITE. - Je suis sûre que c'est la méchante Jeannette.
LA PETITE FILLE. - Oui, sa mère l'a appelée ainsi et lui a dit d'arrêter, mais elle m'a attrapée au bras, si fort que j'en ai saigné. Ce
ne serait rien si j'avais pu rapporter du pain pour ma pauvre maman ; elle n'a rien mangé depuis hier.
SOPHIE. - Rien mangé ! Mais alors... toi non plus !
LA PETITE FILLE. - Oh, moi je ne suis pas malade ; je peux supporter la faim. D'ailleurs, j'ai mangé quelques glands.
CAMILLE. - Des glands ! Pauvre enfant ! Attends-moi, nous avons du pain et des prunes, je te les apporte.
- Oui ! s'écrièrent d'une seule voix les autres petites. Donnons-lui notre goûter et demandons de l'argent à maman pour elle.
Elles coururent chercher leurs mamans. A leur retour, la petite fille n'avait pas encore touché au pain, ni aux fruits.
MADAME DE FLEURVILLE. - Mange, chère petite.
LA PETITE FILLE. - Merci bien, madame, je préfère les garder pour les porter à maman.
MADAME DE ROSBOURG. - Et toi, tu n'en mangeras pas ?
LA PETITE FILLE. - Je n'en ai pas besoin, je suis forte.
En disant ces mots, la petite essaya de soulever le panier et fléchit sous son poids.
MADAME DE ROSBOURG. - Donne-moi le panier, je le porterai jusque chez toi. Où habites-tu ?
LA PETITE FILLE. - ici tout près, à la lisière du bois.
MADAME DE FLEURVILLE. - Comment s'appelle ta maman ?
LA PETITE FILLE. - On l'appelle la mère La Frégate, mais son vrai nom est Françoise Lecomte.
MADAME DE FLEURVILLE. - Pourquoi l'appelle-t-on ainsi ?
LA PETITE FILLE. - Parce qu'elle est la femme d'un marin.
MADAME DE ROSBOURG, avec intérêt. - Où est ton père ?
LA PETITE FILLE. - Mon père est parti il y a quelques années ; on dit que son vaisseau a péri ; nous n'en avons plus entendu parler.
Maman a eu tant de chagrin qu'elle est tombée malade. Nous avons vendu tout ce que nous avions pour manger.
MADAME DE ROSBOURG, d'une voix tremblante. - Sur quel vaisseau était ton père ? Et comment s'appelait le commandant ?
LA PETITE FILLE. - C'était la frégate La Sybille, commandant de Rosbourg.
Mme de Rosbourg poussa un cri et saisit la petite fille effrayée dans ses bras.
- Mon mari !... son vaisseau !... Pauvre enfant, toi aussi tu es restée orpheline, comme ma pauvre Marguerite ! Ta pauvre mère pleure
comme moi un mari perdu, mais vivant peut-être. Vite, conduis-moi près d'elle !
Et elle pressa le pas, tenant par la main la petite Lucie (c'était son nom). Mme de Fleurville et les enfants suivaient en silence. En
peu de temps, elles arrivèrent à une triste masure.
C'était une hutte de bûcheron abandonnée et délabrée. Au fond de la cabane, une femme à peine couverte de haillons était étendue sur un
tas de mousse. Aucun meuble, aucun ustensile de cuisine ne garnissait la cabane ; aucun vêtement n'était accroché aux murs. Mme de
Rosbourg eut peine à retenir ses larmes à la vue d'une si profonde misère. Elle ouvrit le panier et partagea entre la mère et la fille
le pain et les fruits qu'elles mangèrent avec avidité.
Elle attendit la fin de ce petit repas pour expliquer qu'elle était Mme de Rosbourg, femme du commandant de « La Sybille », et que la
petite Lucie lui avait tout raconté.
- Je me charge de votre avenir, ma pauvre Françoise, ajouta-t-elle. En rentrant à Fleurville, je vais immédiatement vous envoyer une
charrette qui vous conduira au village. Je m'occuperai de vous loger, de vous faire soigner, de vous procurer tout ce qui est
nécessaire. Dans deux heures, vous aurez quitté cette habitation malsaine et misérable.
Et Mme de Rosbourg ne donna pas le temps à Françoise et à sa fille de revenir de leur surprise. Elle sortit précipitamment, suivie de
Mme de Fleurville et des enfants. Aucune d'elles ne parla ; Mme de Rosbourg était absorbée dans ses tristes souvenirs, et ses enfants
respectaient sa douleur. En Approchant du village, Mme de Rosbourg proposa à Mme de Fleurville de venir avec elle visiter une maison
qui était à louer depuis quelque temps et qui pouvait convenir à la pauvre femme. Elles se dirigèrent vers une maison, petite mais
propre, et entièrement remise à neuf. Il y avait trois pièces, une cave et un grenier, un joli jardin planté d'arbres fruitiers et un
potager.
- Chère amie, dit Mme de Rosbourg à Mme de Fleurville, pendant que j'irai chez le propriétaire de cette maison, ayez la bonté de rentrer
au château et d'envoyer deux charrettes, une pour ramener madame Lecomte et une seconde qui apportera les meubles et les effets
indispensables pour ce soir. La pauvre femme pourra dès aujourd'hui passer la nuit dans un bon lit.
Mme de Fleurville et les enfants partirent sans plus attendre. Les enfants, aidées d'Elisa, se chargèrent de rassembler tout ce qu'il
fallait. Mais, quand chacune d'elles eut apporté les objets qu'elle croyait absolument nécessaires, il y en avait tellement qu'une seule
charrette n'aurait pu en transporter la moitié. C'étaient des tables, des chaises, des fauteuils, des tabourets, des flambeaux, des
vases, des casseroles, des cafetières, des tasses, des verres, des assiettes, des carafes, des balais, des brosses, des tapis, un pain
de sucre, deux pains de six livres chacun, une marmite pleine de viande, une cruche de lait, une motte de beurre, un panier d'oeufs, dix
bouteilles de vin, toutes sortes de provisions en légumes, en fruits, en saucissons, jambons, etc., etc.
Quand Elisa vit cet amas d'objets inutiles, elle se mit à rire si fort que Sophie et Marguerite se fâchèrent, et que Camille et Madeleine
rougirent de contrariété.
- Pourquoi ris-tu, Elisa ? demanda Marguerite avec animation. Il n'y a rien de risible à préparer des provisions pour une pauvre
femme.
ELISA, riant encore. - Et vous croyez que votre maman enverra cet amas de choses inutiles ?
SOPHIE, piquée. - Il n'y a que des choses très utiles !
ELISA. - Utiles pour une maison comme la nôtre ; mais pour une pauvre femme ? Comment et où pourrait-elle ranger tous ces meubles ? Et
tout ce pain serait sec avant qu'elle soit arrivée à la dernière bouchée. Et la viande serait gâtée avant qu'elle en ait mangé la
moitié. Ce beurre, ces oeufs, ces légumes ? Tout serait perdu !
CAMILLE. - Mais toi-même, Elisa, tu as préparé des matelas, des oreillers, des draps et des couvertures...
ELISA. - Bien sûr, parce que c'est nécessaire pour passer une bonne nuit. Allons, laissez-moi faire ; je vais arranger cela pour le
mieux.