VII - Jésuitisme des femmes.


Le jésuite le plus jésuite des jésuites est encore mille fois moins jésuite que la femme la moins jésuite, jugez combien les femmes sont jésuites ! Elles sont si jésuites, que le plus fin des jésuites lui-même ne devinerait pas à quel point une femme est jésuite, car il y a mille manières d'être jésuite, et la femme est si habile jésuite, qu'elle a le talent d'être jésuite sans avoir l'air jésuite. On prouve à un jésuite, rarement, mais on lui prouve quelquefois qu'il est jésuite ; essayez donc de démontrer à une femme qu'elle agit ou parle en jésuite ? Elle se ferait hacher avant d'avouer qu'elle est jésuite.
Elle, jésuite ! elle, la loyauté, la délicatesse même ! Elle, jésuite ! Mais qu'entend-on par : Être jésuite ? Connaît-elle ce que c'est que d'être jésuite ? Qu'est-ce que les jésuites ? Elle n'a jamais vu ni entendu de jésuites. « C'est vous qui êtes un jésuite !... » et elle vous le démontre en expliquant jésuitiquement que vous êtes un subtil jésuite.
Voici un des mille exemples du jésuitisme de la femme, et cet exemple constitue la plus horrible des petites misères de la vie conjugale, elle en est peut-être la plus grande.
Poussé par les désirs mille fois exprimés, mille fois répétés de Caroline qui se plaignait d'aller à pied ; ou de ne pas pouvoir remplacer assez souvent son chapeau, son ombrelle, sa robe, quoi que ce soit de sa toilette ;
De ne pouvoir mettre son enfant en matelot, - en lancier, - en artilleur de la garde nationale, - en Écossais, les jambes nues, avec une toque à plumes, - en jaquette, - en redingote, - en sarrau de velours, - en bottes, - en pantalon ; de ne pas pouvoir lui acheter assez de joujoux, des souris qui trottent toutes seules, - assez de petits ménages complets, etc ;
Ou rendre à madame Deschars ni à madame Fischtaminel leurs politesses : - un bal, - une soirée, - un dîner ; ou prendre une loge au spectacle, afin de ne plus se placer ignoblement aux galeries entre des hommes trop galants, ou grossiers à demi ; d'avoir à chercher un fiacre à la sortie du spectacle :
« Tu crois faire une économie, tu te trompes, vous dit-elle ; les hommes sont tous les mêmes ! Je gâte mes souliers, je gâte mon chapeau, mon schall se mouille, tout se fripe, mes bas de soie sont éclaboussés. Tu économises vingt francs de voiture - non pas même vingt francs, car tu prends pour quatre francs de fiacre -, seize francs donc ! et tu perds pour cinquante francs de toilette, puis tu souffres dans ton amour-propre en voyant sur ma tête un chapeau fané ; tu ne t'expliques pas pourquoi : c'est tes damnés fiacres. Je ne te parles pas de l'ennui d'être prise et foulée entre les hommes, il paraît que cela t'est indifférent ! »
De ne pouvoir acheter un piano au lieu d'en louer un ; ou suivre les modes. (Il y a des femmes qui ont toutes les nouveautés, mais à quel prix ?... Elle aimerait mieux se jeter par la croisée que de les imiter, car elle vous aime, elle pleurniche. Elle ne comprend pas ces femmes-là !) De ne pouvoir s'aller promener aux Champs-Elysées, dans sa voiture, mollement couchée, comme madame de Fischtaminel. (En voilà une qui entend la vie ! et qui a un bon mari, et bien appris, et bien discipliné, et heureux ! Sa femme passerait dans le feu pour lui !... )
Enfin, battu dans mille scènes conjugales, battu par les raisonnements les plus logiques (feu Tripier, feu Merlin ne sont que des enfants, la misère précédente vous l'a maintes fois prouvé !), battu par les caresses les plus chattes, battu par les larmes, battu par vos propres paroles ; car, dans ces circonstances, une femme est tapie entre les feuilles de sa maison comme un jaguar : elle n'a pas l'air de vous écouter, de faire attention à vous ; mais s'il vous échappe un mot, un geste, un désir, une parole, elle s'en arme, elle l'affile, elle vous l'oppose cent et cent fois... battu par des singeries gracieuses : « Si tu fais cela, je ferai ceci. » Elles deviennent alors plus marchandes que les juifs, les Grecs (de ceux qui vendent des parfums et des petites filles), les Arabes (de ceux qui vendent des petits garçons et des chevaux), plus marchandes que les Suisses, les Genevois, les banquiers, et, ce qui est pis que tout cela, que les Génois !
Enfin, battu comme on est battu, vous vous déterminez à risquer, dans une entreprise, une certaine portion de votre capital. Un soir, entre chien et loup, côte à côte, ou un matin au réveil, pendant que Caroline est là, à moitié éveillée, rose dans ses linges blancs, le visage riant dans ses dentelles, vous lui dites : « Tu veux ceci ! Tu veux cela ! Tu m'as dit ceci ! Tu m'as dit cela !... » Enfin, vous énumérez, en un instant, les innombrables fantaisies par lesquelles elle vous a maintes et maintes fois crevé le coeur, car il n'y a rien de plus affreux que de ne pouvoir satisfaire le désir d'une femme aimée ! et vous terminez en disant :
- Eh bien ! ma chère amie, il se présente une occasion de quintupler cent mille francs, et je suis décidé à faire cette affaire.
Elle se réveille, elle se dresse sur ce qu'on est convenu d'appeler son séant, elle vous embrasse, oh ! là... bien !
- Tu es gentil, est son premier mot.
Ne parlons pas du dernier : c'est une énorme et indicible onomatopée assez confuse.
- Maintenant, dit-elle, explique-moi ton affaire !
Et vous tâchez d'expliquer l'affaire. D'abord, les femmes ne comprennent aucune affaire, elles ne veulent pas paraître les comprendre ; elles les comprennent, où, quand, comment ? elles doivent les comprendre, à leur temps, - dans la saison, - à leur fantaisie. Votre chère créature, Caroline ravie, dit que vous avez eu tort de prendre au sérieux ses désirs, ses gémissements, ses envies de toilette. Elle a peur de cette affaire, elle s'effarouche des gérants, des actions, et surtout du fonds de roulement, le dividende n'est pas clair...

Axiome

Les femmes ont toujours peur de ce qui se partage.

Enfin, Caroline craint des pièges ; mais elle est enchantée de savoir qu'elle peut avoir sa voiture, sa loge, les habits variés de son enfant, etc. Tout en vous détournant de l'affaire, elle est visiblement heureuse de vous voir y mettant vos capitaux.

PREMIÈRE ÉPOQUE. - Oh ! ma chère, je suis la plus heureuse femme de la terre ; Adolphe vient de se lancer dans une magnifique affaire. Je vais avoir un équipage, oh ! bien plus beau que celui de madame de Fischtaminel : le sien est passé de mode ; le mien aura des rideaux à franges... Mes chevaux seront gris de souris, les siens sont des alezans, communs comme des pièces de six liards.
- Madame, cette affaire est donc ?...
- Oh ! superbe, les actions doivent monter ; il me l'a expliquée avant de s'y jeter: car - Adolphe ! - Adolphe ne fait rien sans prendre conseil de moi...
- Vous êtes bien heureuse.
- Le mariage n'est pas tolérable sans une confiance absolue, et Adolphe me dit tout.
Vous êtes, vous ou toi, Adolphe, le meilleur ami de Paris, un homme adorable, un génie, un coeur, un ange. Aussi êtes-vous choyé à en être incommodé. Vous bénissez le mariage. Caroline vante les hommes - ces rois de la création ! -, les femmes sont faites pour eux -, l'homme est généreux -, le mariage est la plus belle institution.
Durant trois mois, six mois, Caroline exécute les concertos, les solos les plus brillants, sur cette phrase adorable : « Je serai riche ! - j'aurai mille francs par mois pour ma toilette. -je vais avoir un équipage !... »
Il n'est plus question de l'enfant que pour savoir dans quel collège on le mettra.

DEUXIEME EPOQUE. - Eh bien ! mon cher ami, où donc en est cette affaire ?
- Que devient ton affaire ?
- Et cette affaire qui doit me donner une voiture, etc. ?...
- Il est bien temps que ton affaire finisse !...
- Quand se terminera l'affaire ?
- Elle est bien longtemps à se faire, cette affaire-là.
- Quand l'affaire sera-t-elle finie ?
- Les actions montent-elles ?
- Il n'y a que toi pour trouver des affaires qui ne se terminent pas.
Un jour, elle vous demande : « Y a-t-il une affaire ? »
Si vous venez à parler de l'affaire, au bout de huit à dix mois, elle répond :
- Ah ! cette affaire !... Mais il y a donc vraiment une affaire ?
Cette femme, que vous avez crue sotte, commence à montrer incroyablement d'esprit quand il s'agit de se moquer de vous. Pendant cette période, Caroline garde un silence compromettant quand on parle de vous. Ou elle dit du mal des hommes en général : « Les hommes ne sont pas ce qu'ils paraissent être : on ne les connaît qu'à l'user. - Le mariage a du bon et du mauvais.- Les hommes ne savent rien finir. »

TROISIÈME ÉPOQUE. - Catastrophe. - Cette magnifique entreprise qui devait donner cinq capitaux pour un, à laquelle ont participé les gens les plus défiants, les gens les plus instruits, des pairs et des députés, des banquiers, - tous chevaliers de la Légion d'honneur, - cette affaire est en liquidation ! Les plus hardis espèrent dix pour cent de leurs capitaux. Vous êtes triste.
Caroline vous a souvent dit - « Adolphe, qu'as-tu ? - Adolphe, tu as quelque chose. »
Enfin, vous apprenez à Caroline le fatal résultat ; elle commence par vous consoler.
- Cent mille francs de perdus ! Il faudra maintenant la plus stricte économie, dites-vous imprudemment.
Le jésuitisme de la femme éclate alors sur ce mot économie. Le mot économie met le feu aux poudres.
- Ah ! voilà ce que c'est que de faire des affaires ! Pourquoi donc, toi, si prudent, es-tu donc allé compromettre cent mille francs ? J'étais contre l'affaire, souviens-t'en ! MAIS TU NE M'A PAS ÉCOUTÉE !...
Sur ce thème, la discussion s'envenime.
- Vous n'êtes bon à rien, - vous êtes incapable, - les femmes seules voient juste. - Vous avez risqué le pain de vos enfants, - elle vous en a dissuadé. - Vous ne pouvez pas dire que ce soit pour elle. Elle n'a, Dieu merci, aucun reproche à se faire. Cent fois par mois elle fait allusion à votre désastre : « Si monsieur n'avait pas jeté ses fonds dans une telle entreprise, je pourrais avoir ceci, cela. Quand tu voudras faire une affaire, une autre fois, tu m'écouteras ! » Adolphe est atteint et convaincu d'avoir perdu cent mille francs à l'étourdie, sans but, comme un sot, sans avoir consulté sa femme. Caroline dissuade ses amies de se marier. Elle se plaint de l'incapacité des hommes qui dissipent la fortune de leurs femmes. Caroline est vindicative ! elle est sotte, elle est atroce !
Plaignez Adolphe ! Plaignez-vous, ô maris ! Ô garçons, réjouissez-vous !

Chapitre VIII


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VIII - Souvenirs et regrets.


Marié depuis quelques années, votre amour est devenu si placide, que Caroline essaie quelquefois le soir de vous réveiller par quelques mots piquants. Vous avez ce je ne sais quoi de calme et de tranquille qui impatiente toutes les femmes légitimes. Les femmes y trouvent une sorte d'insolence ; elles prennent la nonchalance du bonheur pour la fatuité de la certitude, car elles ne pensent jamais au dédain de leurs inestimables valeurs : leur vertu est alors furieuse d'être prise au mot.
Dans cette situation, qui est le fond de la langue de toute mariage, et sur laquelle homme et femme doivent compter, aucun mari n'ose dire que le pâté d'anguille l'ennuie ; mais son appétit a certainement besoin des condiments de la toilette, des pensées de l'absence, des irritations d'une rivalité supposée.
Enfin, vous vous promenez alors très bien avec votre femme sous le bras, sans serrer le sien contre vos flancs avec la craintive et soigneuse cohésion de l'avare tenant son trésor. Vous regardez, à droite et à gauche, les curiosités sur les Boulevards, en gardant votre femme d'un bras lâche et distrait, comme si vous étiez le remorqueur d'un gros bateau normand. Allons, soyez francs, mes amis ! si, derrière votre femme, un admirateur la pressait par mégarde ou avec intention, vous n'avez aucune envie de vérifier les motifs du passant ; d'ailleurs, nulle femme ne s'amuse à faire naître une querelle pour si peu de chose. Ce peu de chose, avouez-nous encore ceci, n'est-il pas excessivement flatteur pour l'un comme pour l'autre ?
Vous en êtes là, mais vous n'êtes pas allé plus loin. Cependant, vous enterrez au fond de votre coeur et de votre conscience une horrible pensée : Caroline n'a pas répondu à votre attente. Caroline a des défauts qui, par la haute mer de la lune de miel, restaient sous l'eau, et que la marée basse de la lune rousse a découverts. Vous vous êtes heurté souvent à des écueils, vos espérances y ont échoué plusieurs fois, plusieurs fois vos désirs de jeune homme à marier (où est ce temps !) y ont vu briser leurs embarcations pleines de richesses fantastiques : la fleur des marchandises a péri, le lest du mariage est resté. Enfin, pour se servir d'une locution de la langue parlée, en vous entretenant de votre mariage avec vous-même, vous vous dites, en regardant Caroline : Ce n'est pas ce que je croyais !
Un soir, au bal, dans le monde, chez un ami, n'importe où, vous rencontrez une sublime jeune fille, belle, spirituelle et bonne ; une âme, oh ! une âme céleste ! une beauté merveilleuse ! Voilà bien cette coupe inaltérable de figure ovale, ces traits qui doivent résister longtemps à l'action de la vie, ce front gracieux et rêveur. L'inconnue est riche, elle est instruite, elle appartient à une grande famille ; partout elle sera bien ce qu'elle doit être, elle saura briller ou s'éclipser ; elle offre enfin dans toute sa gloire et dans toute sa puissance, l'être rêvé, votre femme, celle que vous vous sentez le pouvoir d'aimer toujours : elle flattera toutes vos vanités, elle entendrait et servirait admirablement vos intérêts. Enfin, elle est tendre et gaie, cette jeune fille qui réveille toutes vos passions nobles qui allume des désirs éteints !
Vous regardez Caroline avec un sombre désespoir, et voici les fantômes de pensées qui frappent, de leurs ailes de chauve-souris, de leur bec de vautour, de leurs corps de phalène, les parois du palais où, comme une lampe d'or, brille votre cervelle, allumée par le Désir.

PREMIÈRE STROPHE. - Ah ! pourquoi me suis-je marié ? ah ! quelle fatale idée ! je me suis laissé prendre à quelques écus ! Comment ? c'est fini, je ne puis avoir qu'une femme. Ah ! les Turcs ont bien de l'esprit ! On voit que l'auteur du Coran a vécu dans le désert !

DEUXIÈME STROPHE. - Ma femme est malade, elle tousse quelquefois le matin. Mon Dieu, s'il est dans les décrets de votre sagesse de retirer Caroline du monde, faites-le promptement pour son bonheur et pour le mien. Cet ange a fait son temps.

TROISIEME STROPHE. - Mais je suis un monstre ! Caroline est la mère de mes enfants !

Votre femme revient avec vous en voiture, et vous la trouvez horrible ; elle vous parle, vous lui répondez par monosyllabes. Elle vous dit : « Qu'as-tu donc ? » Vous lui répondez : « Rien. »
Elle tousse, vous l'engagez à voir, dès demain, le docteur. La médecine a ses hasards.

QUATRIÈME STROPHE. - On m'a dit qu'un médecin, maigrement payé par des héritiers, s'écria très imprudemment : « Ils me rognent mille écus, et me doivent quarante mille livres de rente ! » Oh ! je ne regardais pas aux honoraires, moi !

- Caroline, lui dites-vous à haute voix, il faut prendre garde à toi : croise ton châle, soigne-toi, mon ange aimé.
Votre femme est enchantée de vous, vous paraissez vous intéresser énormément à elle.
Pendant le déshabiller de votre femme, vous restez étendu sur la causeuse.
Quand tombe la robe, vous contemplez la divine apparition qui vous ouvre la porte d'ivoire des châteaux en Espagne. Extase ravissante ! vous voyez la sublime jeune fille !... Elle est blanche comme la voile du galion qui entre à Cadix chargé de trésors. Elle en a les merveilleux bossoirs qui fascinent le négociant avide. Votre femme, heureuse d'être admirée, s'explique alors votre air taciturne. Cette jeune fille sublime ! vous la voyez les yeux fermés ; elle domine votre pensée, et vous dites alors :

CINQUIÈME ET DERNIÈRE STROPHE. - Divine ! adorable ! Existe-t-il deux femmes pareilles ?
Rose des nuits !
Tour d'ivoire !
Vierge céleste !
Étoile du soir et du matin !

Chacun a ses petites litanies, vous en avez dit quatre.
Le lendemain, votre femme est ravissante, elle ne tousse plus, elle n'a pas besoin de docteur ; si elle crève, elle crèvera de santé ; vous l'avez maudite quatre fois au nom de la jeune fille, et quatre fois elle vous a béni. Caroline ne sait pas qu'il frétillait, au fond de votre coeur, un petit poisson rouge de la nature des crocodiles, enfermé dans l'amour conjugal comme l'autre dans un bocal, mais sans coquillages.
Quelques jours auparavant, votre femme avait parlé de vous, en termes assez équivoques, à madame de Fischtaminel ; votre belle amie vient la voir, et Caroline vous compromet alors par des regards mouillés et longtemps arrêtés ; elle vous vante, elle se trouve heureuse.
Vous sortez furieux, vous enragez, et vous êtes heureux de rencontrer un ami sur le boulevard, pour y exhaler votre bile.
- Mon ami, ne te marie jamais ! Il vaut mieux voir les héritiers emportant tes meubles pendant que tu râles, il vaut mieux rester deux heures sans boire, à l'agonie, assassiné de paroles testamentaires par une garde-malade comme celle que Henri Monnier met si cruellement en scène dans sa terrible peinture des derniers moments d'un célibataire ! Ne te marie sous aucun prétexte !
Heureusement, vous ne revoyez plus la sublime jeune fille ! Vous êtes sauvé de l'enfer où vous conduisaient de criminelles pensées, vous retombez dans le purgatoire de votre bonheur conjugal ; mais vous commencez à faire attention à madame de Fischtaminel, que vous avez adorée sans pouvoir arriver jusqu'à elle quand vous étiez garçon.

Chapitre IX


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IX - Observation.


Arrivé à cette hauteur dans la latitude ou la longitude de l'océan conjugal, il se déclare un petit mal chronique, intermittent, assez semblable à des rages de dents... Vous m'arrêtez, je le vois, pour me dire : « Comment relève-t-on la hauteur dans cette mer ? Quand un mari peut-il se savoir à ce point nautique ; et peut-on en éviter les écueils ? »
On se trouve là, comprenez-vous ? aussi bien après dix mois de mariage qu'après dix ans : c'est selon la marche du vaisseau, selon sa voilure, selon la mousson, la force des courants, et surtout selon la composition de l'équipage. Eh ! bien, il y a cet avantage que les marins n'ont qu'une manière de prendre le point, tandis que les maris en ont mille de trouver le leur.

EXEMPLES. Caroline, votre ex-biche, votre ex-trésor, devenue tout bonnement votre femme, s'appuie beaucoup trop sur votre bras en se promenant sur le Boulevard, ou trouve beaucoup plus distingué de ne plus vous donner le bras ;
Ou elle voit des hommes plus ou moins jeunes, plus ou moins bien mis, quand autrefois elle ne voyait personne, même quand le Boulevard était noir de chapeaux et battu par plus de bottes que de bottines ;
Ou, quand vous rentrez, elle dit : « Ce n'est rien, c'est Monsieur ! » au lieu de : « Ah ! c'est Adolphe ! » qu'elle disait avec un geste, un regard, un accent qui faisaient penser à ceux qui l'admiraient : Enfin, en voilà une heureuse ! (Cette exclamation d'une femme implique deux temps : celui pendant lequel elle est sincère, celui pendant lequel elle est hypocrite avec : « Ah ! c'est Adolphe. » Quand elle s'écrie : « Ce n'est rien, c'est Monsieur ! » elle ne daigne plus jouer la comédie.)
Ou, si vous revenez un peu tard (onze heures, minuit), elle... ronfle ! ! ! odieux indice !
Ou, elle met ses bas devant vous... (Dans le mariage anglais, ceci n'arrive qu'une seule fois dans la vie conjugale d'une lady ; le lendemain, elle part pour le continent avec un captain quelconque, et ne pense plus à mettre ses bas.)
Ou... mais restons-en là.
Ceci s'adresse à des marins ou maris familiarisés avec LA CONNAISSANCE DES TEMPS.

Chapitre X


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X - Le Taon conjugal.


Eh bien ! sous cette ligne voisine d'un signe tropical sur le nom duquel le bon goût interdit de faire une plaisanterie vulgaire et indigne de ce spirituel ouvrage, il se déclare une horrible petite misère ingénieusement appelée le Taon Conjugal, de tous les cousins, moustiques, taracanes, puces et scorpions, le plus impatientant, en ce qu'aucune moustiquaire n'a pu être inventée pour s'en préserver. Le Taon ne pique pas sur-le-champ ; il commence à tintinnabuler à vos oreilles, et vous ne savez pas encore ce que c'est.
Ainsi, à propos de rien, de l'air le plus naturel du monde, Caroline dit : « Madame Deschars avait une bien belle robe, hier...
- Elle a du goût, répond Adolphe sans en penser un mot.
- C'est son mari qui la lui a donnée, réplique Caroline en haussant les épaules.
- Ah !
- Oui, une robe de quatre cents francs ! Elle a tout ce qui se fait de plus beau en velours...
- Quatre cents francs ! s'écrie Adolphe en prenant la pose de l'apôtre Thomas.
- Mais il y a deux lés de rechange et un corsage...
- Il fait bien les choses, monsieur Deschars reprend Adolphe en se réfugiant dans la plaisanterie.
- Tous les hommes n'ont pas de ces attentions-là, dit Caroline sèchement.
- Quelles attentions ?...
- Mais, Adolphe... pensez aux lés de rechange et à un corsage pour faire encore servir la robe quand elle ne sera plus de mise, décolletée...
Adolphe se dit en lui-même : « Caroline veut une robe. »
Le pauvre homme !... !... !...
Quelque temps après, monsieur Deschars a renouvelé la chambre de sa femme.
Puis monsieur Deschars a fait remonter à la nouvelle mode les diamants de sa femme.
Monsieur Deschars ne sort jamais sans sa femme, ou ne laisse sa femme aller nulle part sans lui donner le bras.
Si vous apportez quoi que ce soit à Caroline, ce n est jamais aussi bien que ce qu'a fait monsieur Deschars.
Si vous vous permettez le moindre geste, la moindre parole un peu trop vifs ; si vous parlez un peu haut, vous entendez cette phrase sibilante et vipérine :
- Ce n'est pas monsieur Deschars qui se conduirait ainsi ! Prends donc monsieur Deschars pour modèle.
Enfin, l'imbécile monsieur Deschars apparaît dans votre ménage à tout moment et à propos de tout.
Ce mot : « Vois donc un peu si monsieur Deschars se permet jamais... » est une épée de Damoclès, ou ce qui est pis, une épingle ; et votre amour-propre est la pelote où votre femme la fourre continuellement, la retire et la refourre, sous une foule de prétextes inattendus et variés, en se servant d'ailleurs des termes d'amitié les plus câlins ou avec des façons assez gentilles.
Adolphe, taonné jusqu'à se voir tatoué de piqûres, finit par faire ce qui se fait en bonne police, en gouvernement, en stratégie. (Voyez l'ouvrage de Vauban sur l'attaque et la défense des places fortes.) Il avise madame de Fischtaminel, femme encore jeune, élégante, un peu coquette, et il la pose (le scélérat se proposait ceci depuis longtemps) comme un moxa sur l'épiderme excessivement chatouilleux de Caroline.
Ô vous qui vous écriez souvent : « Je ne sais pas ce qu'a ma femme !... » vous baiserez cette page de philosophie transcendante, car vous allez y trouver la clef du caractère de toutes les femmes !... Mais les connaître aussi bien que je les connais, ce ne sera pas les connaître beaucoup : elles ne se connaissent pas elles-mêmes ! Enfin, Dieu, vous le savez, s'est trompé sur le compte de la seule qu'il ait eue à gouverner et qu'il avais pris le soin de faire.
Caroline veut bien piquer Adolphe à toute heure, mais cette faculté de lâcher de temps en temps une guêpe au conjoint (terme judiciaire) est un droit exclusivement réservé à l'épouse. Adolphe devient un monstre s'il détache sur sa femme une seule mouche. De Caroline, c'est de charmantes plaisanteries, un badinage pour égayer la vie à deux, et dicté surtout par les intentions les plus pures ; tandis que, d'Adolphe, c'est une cruauté de Caraïbe, une méconnaissance du coeur de sa femme et un plan arrêté de lui causer du chagrin. Ceci n'est rien.
- Vous aimez donc bien madame de Fischtaminel ? demande Caroline. Qu'a-t-elle donc dans l'esprit ou dans les manières de si séduisant, cette araignée-là ?
- Mais, Caroline...
- Oh ! ne prenez pas la peine de nier ce goût bizarre, dit-elle en arrêtant une négation sur les lèvres d'Adolphe, il y a longtemps que je m'aperçois que vous me préférez cet échalas (madame de Fischtaminel est maigre). Eh ! bien, allez... vous aurez bientôt reconnu la différence.
Comprenez-vous ? Vous ne pouvez pas soupçonner Caroline d'avoir le moindre goût pour monsieur Deschars (un gros homme commun, rougeaud, un ancien notaire), tandis que vous aimez madame de Fischtaminel ! Et alors Caroline, cette Caroline dont l'innocence vous a tant fait souffrir, Caroline qui s'est familiarisée avec le monde, Caroline devient spirituelle : vous avez deux Taons au lieu d'un.
Le lendemain elle vous demande, en prenant un petit air bon enfant : « Où en êtes-vous avec madame de Fischtaminel ?... »
Quand vous sortez, elle vous dit : « Va, mon ami, va prendre les eaux ! »
Car, dans leur colère contre une rivale, toutes les femmes, même les duchesses, emploient l'invective, et s'avancent jusque dans les tropes de la Halle ; elles font alors arme de tout.
Vouloir convaincre Caroline d'erreur et lui prouver que madame de Fischtaminel vous est indifférente, vous coûterait trop cher. C'est une sottise qu'un homme d'esprit ne commet pas dans son ménage : il y perd son pouvoir et il s'y ébrèche.
Oh ! Adolphe, tu es arrivé malheureusement à cette saison si ingénieusement nommée l'été de la Saint-Martin du mariage. Hélas ! il faut, chose délicieuse ! reconquérir ta femme, ta Caroline, la reprendre par la taille, et devenir le meilleur des maris en tâchant de deviner ce qui lui plaît, afin de faire à son plaisir au lieu de faire à ta volonté ! Toute la question est là désormais.

Chapitre XI


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XI - Les travaux forcés.


Admettons ceci, qui, selon nous, est une vérité remise à neuf :

Axiome

La plupart des hommes ont toujours un peu de l'esprit qu'exige une situation difficile, quand ils n'ont pas tout l'esprit de cette situation.

Quant aux maris qui sont au-dessous de leur position, il est impossible de s'en occuper : il n'y a pas de lutte, ils entrent dans la classe nombreuse des Résignés.
Adolphe se dit donc : « Les femmes sont des enfants : présentez-leur un morceau de sucre, vous leur faites danser très bien toutes les contredanses que dansent les enfants gourmands ; mais il faut toujours avoir une dragée, la leur tenir haut, et... que le goût des dragées ne leur passe point. Les Parisiennes (Caroline est de Paris) sont excessivement vaines, elles sont gourmandes !... On ne gouverne les hommes, on ne se fait des amis, qu'en les prenant tous par leurs vices, en flattant leurs passions : ma femme est à moi ! »
Quelques jours après, pendant lesquels Adolphe a redoublé d'attentions pour sa femme, il lui tient ce langage :
- Tiens, Caroline, amusons-nous ! il faut bien que tu mettes ta nouvelle robe (la pareille à celle de madame Deschars), et... ma foi, nous irons voir quelque bêtise aux Variétés.
Ces sortes de propositions rendent toujours les femmes légitimes de la plus belle humeur. Et d'aller ! Adolphe a commandé pour deux, chez Borrel, au Rocher de Cancale, un joli petit dîner fin.
- Puisque nous allons aux Variétés, dînons au cabaret ! s'écrie Adolphe sur les Boulevards en ayant l'air de se livrer à une improvisation généreuse.
Caroline, heureuse de cette apparence de bonne fortune, s'engage alors dans un petit salon où elle trouve la nappe mise et le petit service coquet offert par Borrel aux gens assez riches pour payer le local destiné aux grands de la terre qui se font petits pour un moment.
Les femmes, dans un dîné prié, mangent peu : leur secret harnais les gêne, elles ont le corset de parade, elles sont en présence de femmes dont les yeux et la langue sont également redoutables. Elles aiment, non pas la bonne, mais la jolie chère : sucer des écrevisses, gober des cailles au gratin, tortiller l'aile d'un coq de bruyère, et commencer par un morceau de poisson bien frais, relevé par une de ces sauces qui font la gloire de la cuisine française. La France règne par le goût en tout : le dessin, les modes, etc. La sauce est le triomphe du goût, en cuisine. Donc, grisettes, bourgeoises et duchesses sont enchantées d'un bon petit dîner arrosé de vins exquis, pris en petite quantité, terminé par des fruits comme il n'en vient qu'à Paris, surtout quand on va digérer ce petit dîner au spectacle, dans une bonne loge, en écoutant des bêtises, celles de la scène, et celles qu'on leur dit à l'oreille pour expliquer celles de la scène. Seulement, l'addition du restaurant est de cent francs, la loge en coûte trente, et les voitures, la toilette (gants frais, bouquet, etc.) autant. Cette galanterie monte à un total de cent soixante francs, quelque chose comme quatre mille francs par mois, si l'on va souvent à l'Opéra-Comique, aux Italiens et au grand Opéra. Quatre mille francs par mois valent aujourd'hui deux millions de capital. Mais tout honneur conjugal vaut cela.

Caroline dit à ses amies des choses qu'elle croit excessivement flatteuses, mais qui font faire la moue à un mari spirituel.
- Depuis quelque temps, Adolphe est charmant. Je ne sais pas ce que j'ai fait pour mériter tant de gracieusetés, mais il me comble. Il ajoute du prix à tout par ces délicatesses qui nous impressionnent tant, nous autres femmes... Après m'avoir menée lundi au Rocher de Cancale, il m'a soutenu que Véry faisait aussi bien la cuisine que Borrel, et il a recommencé la partie dont je vous ai parlé, mais en m'offrant au dessert un coupon de loge à l'Opéra. L'on donnait GUILLAUME TELL, qui, vous le savez, est ma passion.
- Vous êtes bien heureuse, répond madame Deschars sèchement, et avec une évidente jalousie.
- Mais une femme qui remplit bien ses devoirs mérite, il me semble, ce bonheur...
Quand cette phrase atroce se promène sur les lèvres d'une femme mariée, il est clair qu’elle fait son devoir, à la façon des écoliers, pour la récompense qu'elle attend. Au collège, on veut gagner des exemptions ; en mariage, on espère un schall, un bijou. Donc, plus d'amour !
- Moi, ma chère (madame Deschars est piquée), moi, je suis raisonnable. Deschars faisait de ces folies-là... J'y ai mis bon ordre. Écôutez donc, ma petite, nous avons deux enfants, et j’avoue que cent ou deux cents francs sont une considération pour moi, mère de famille.
- Eh ! madame, dit madame de Fischtaminel, il vaut mieux que nos maris aillent en partie fine avec nous que...
- Deschars ?... dit brusquement madame Deschars en se levant et saluant.
Le sieur Deschars (homme annulé par sa femme) n'entend pas alors la fin de cette phrase, par laquelle il apprendrait qu'on peut manger son bien avec des femmes excentriques.
Caroline, flattée dans toutes ses vanités, se rue alors dans toutes les douceurs de l'orgueil et de la gourmandise, deux délicieux péchés capitaux. Adolphe regagne du terrain ; mais, hélas ! (cette réflexion vaut un sermon de Petit Carême) le péché, comme toute volupté, contient son aiguillon. De même qu'un Autocrate, le Vice ne tient pas compte de mille délicieuses flatteries devant un seul pli de rose qui l'irrite. Avec lui, l'homme doit aller crescendo !... et toujours.

Axiome

Le Vice, le Courtisan, le Malheur et l'Amour ne connaissent que le présent.

Au bout d'un temps difficile à déterminer, Caroline se regarde dans la glace, au dessert, et voit des rubis fleurissant sur ses pommettes et sur les ailes si pures de son nez. Elle est de mauvaise humeur au spectacle, et vous ne savez pas pourquoi, vous, Adolphe, si fièrement posé dans votre cravate ! vous qui tendez votre torse en homme satisfait.
Quelques jours après, la couturière arrive, elle essaie une robe, elle rassemble ses forces, elle ne parvient pas à l'agrafer... On appelle la femme de chambre. Après un tirage de la force de deux chevaux, un vrai treizième travail d'Hercule, il se déclare un hiatus de deux pouces. L'inexorable couturière ne peut cacher à Caroline que sa taille a changé. Caroline, l'aérienne Caroline, menace d'être pareille à madame Deschars. En terme vulgaire, elle épaissit.
On laisse Caroline atterrée.
- Comment avoir, comme cette grosse madame Deschars, des cascades de chairs à la Rubens ? Et c'est vrai... se dit-elle, Adolphe est un profond scélérat. Je le vois, il veut faire de moi une mère Gigogne ! et m'ôter mes moyens de séduction.
Caroline veut bien désormais aller aux Italiens, elle y accepte un tiers de loge, mais elle trouve très destingué de peu manger, et refuse 1es parties fines de son mari.
- Mon ami, dit-elle, une femme comme il faut ne saurait aller là si souvent... On entre une fois, par plaisanterie, dans ces boutiques ; mais s'y montrer habituellement ?... fi donc !
Borrel et Véry, ces illustrations du Fourneau, perdent chaque jour mille francs de recette à ne pas avoir une entrée spéciale pour les voitures. Si une voiture pouvait se glisser sous une porte cochère, et sortir par une autre en jetant une femme au péristyle d'un escalier élégant, combien de clientes leur amèneraient de bons, gros, riches clients !...

Axiome

La coquetterie tue la gourmandise.

Caroline en a bientôt assez du théâtre, et le diable seul peut savoir la cause de ce dégoût. Excusez Adolphe ! un mari n'est pas le diable.
Un bon tiers des Parisiennes s'ennuie au spectacle ; à part quelques escapades, comment aller rire et mordre au fruit d'une indécence, - aller respirer le poivre long d'un gros mélodrame, - s'extasier à des décorations, etc. Beaucoup d'entre elles ont les oreilles rassasiées de musique, et ne vont aux Italiens que pour les chanteurs, ou, si vous voulez, pour remarquer les différences dans l'exécution. Voici ce qui soutient les théâtres : les femmes y sont un spectacle avant et après la pièce. La vanité seule paie du prix exorbitant de quarante francs trois heures de plaisir contestable, pris en mauvais air et à grands frais, sans compter les rhumes attrapés en sortant. Mais se montrer, se faire voir, recueillir les regards de cinq cents hommes !... quelle franche lippée ! dirait Rabelais.
Pour cette précieuse récolte, engrangée par l'amour-propre, il faut être remarquée. Or, une femme et son mari sont peu regardés. Caroline a le chagrin de voir la salle toujours préoccupée des femmes qui ne sont pas avec leurs maris, des femmes excentriques. Or, le faible loyer qu'elle touche de ses efforts, de ses toilettes et de ses poses, ne compensant guère à ses yeux la fatigue, la dépense et l'ennui, bientôt il en est du spectacle comme de la bonne chère : la bonne cuisine la faisait engraisser, le théâtre la fait jaunir.
Ici Adolphe (ou tout homme à la place d'Adolphe) ressemble à ce paysan du Languedoc qui souffrait horriblement d'un agacin (en français, cor ; mais le mot de la langue d'Oc n'est-il pas plus joli ?). Ce paysan enfonçait son pied de deux pouces dans les cailloux les plus aigus du chemin, en disant à son agacin : « Troun de Diou ! de bagasse ! si tu mé fait souffrir, jé té lé rends bien »
- En vérité, dit Adolphe profondément désappointé le jour où il reçoit de sa femme un refus motivé, je voudrais bien savoir ce qui peut vous plaire...
Caroline regarde son mari du haut de sa grandeur, et lui dit, après un temps digne d'une actrice : « Je ne suis ni une oie de Strasbourg, ni une girafe. »
- On peut, en effet, mieux employer quatre mille francs par mois, répond Adolphe.
- Que veux-tu dire ?
- Avec le quart de cette somme, offert à d'estimables forçats, à de jeunes libérés, à d'honnêtes criminels, on devient un personnage, un Petit-Manteau-Bleu ! reprit Adolphe, et une jeune femme est alors fière de son mari.
Cette phrase est le cercueil de l'amour ! aussi Caroline la prend-elle en très mauvaise part. Il s'ensuit une explication. Ceci rentre dans les mille facéties du chapitre suivant, dont le titre doit faire sourire les amants aussi bien que les époux. S'il y a des rayons jaunes, pourquoi n'y aurait-il pas des jours de cette couleur excessivement conjugale ?

Chapitre XII


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XII - Les risettes jaunes.


Arrivé dans ces eaux, vous jouissez alors de ces petites scènes qui, dans le grand opéra du mariage, représentent des intermèdes, et dont voici le type.
Vous êtes un soir seuls, après dîner, et vous vous êtes déjà tant de fois trouvés seuls que vous éprouvez le besoin de vous dire de petits mots piquants, comme ceci, donné pour exemple :
- Prends garde à toi Caroline, dit Adolphe qui a sur le coeur tant d'efforts inutiles, il me semble que ton nez a l'impertinence de rougir à domicile tout aussi bien qu'au restaurant.
- Tu n'es pas dans tes jours d'amabilité !...

Règle générale

Aucun homme n'a pu découvrir le moyen de donner un conseil d'ami à aucune femme, pas même à la sienne.

- Que veux-tu, ma chère ! peut-être es-tu trop serrée dans ton corset, et l'on se donne ainsi des maladies...
Aussitôt qu'un homme a dit cette phrase n'importe à quelle femme, cette femme (elle sait que les buscs sont souples) saisit son busc par le bout qui regarde en contre-bas, et le soulève en disant, comme Caroline :
- Vois, on peut y mettre la main ! jamais je ne me serre.
- Ce sera donc l'estomac...
- Qu'est-ce que l'estomac a de commun avec le nez ?
- L'estomac est un centre qui communique avec tous les organes.
- Le nez est donc un organe ?
- Oui.
- Ton organe te sert bien mal en ce moment... (Elle lève les yeux et hausse les épaules.) Voyons que t'ai-je fait, Adolphe ?
- Mais rien, je plaisante, et j'ai le malheur de ne pas te plaire, répond Adolphe en souriant.
- Mon malheur, à moi, c'est d'être ta femme. Oh ! que ne suis-je celle d'un autre !
- Nous sommes d'accord !
- Si, me nommant autrement, j'avais la naïveté de dire, comme les coquettes qui veulent savoir où elles en sont avec un homme : « Mon nez est d'un rouge inquiétant ! » en me regardant à la glace avec des minauderies de singe, tu me répondrais : « Oh ! madame, vous vous calomniez ! D'abord, cela ne se voit pas ; puis c'est en harmonie avec la couleur de votre teint... Nous sommes d'ailleurs tous ainsi après dîner ! », et tu partirais de là pour me faire des compliments... Est-ce que je dis, moi, que tu engraisses, que tu prends des couleurs de maçon, et que j'aime les hommes pâles et maigres ?...
On dit à Londres. Ne touchez pas à la hache ! En France, il faut dire : Ne touchez pas au nez de la femme...
- Et tout cela pour un peu trop de cinabre naturel ! s'écrie Adolphe. Prends-t'en au bon Dieu, qui se mêle d'étendre de la couleur plus dans un endroit que dans un autre, non à moi... qui t'aime... qui te veux parfaite, et qui te crie : Gare !
- Tu m'aimes trop, alors, car depuis quelque temps tu t'étudies à me dire des choses désagréables, tu cherches à me dénigrer sous prétexte de me perfectionner... J'ai été trouvée parfaite, il y a cinq ans...
- Moi, je te trouve mieux que parfaite, tu es charmante !...
- Avec trop de cinabre ?
Adolphe, qui voit sur la figure de sa femme un air hyperboréen, s'approche, se met sur une chaise à côté d'elle. Caroline, ne pouvant pas décemment s'en aller, donne un coup de côté sur sa robe comme pour opérer une séparation. Ce mouvement-là, certaines femmes l'accomplissent avec une impertinence provocante ; mais il a deux significations : c'est, en terme de whist, ou une invite au roi, ou une renonce. En ce moment, Caroline renonce.
- Qu'as-tu ? dit Adolphe.
- Voulez-vous un verre d'eau et de sucre ? demande Caroline en s'occupant de votre hygiène et prenant (en charge) son rôle de servante.
- Pourquoi ?
- Mais vous n'avez pas la digestion aimable, vous devez souffrir beaucoup. Peut-être faut-il mettre une goutte d'eau-de-vie, dans le verre d'eau sucrée ? Le docteur a parlé de cela comme d'un remède excellent...
- Comme tu t'occupes de mon estomac !
- C'est un centre, il communique à tous les organes, il agira sur le coeur, et de là peut-être sur la langue.
Adolphe se lève et se promène sans rien dire, mais il pense à tout l'esprit que sa femme acquiert ; il la voit grandissant chaque jour en force, en acrimonie ; elle devient d'une intelligence dans le taquinage et d'une puissance militaire dans la dispute qui lui rappelle Charles XII et les Russes. Caroline, en ce moment, se livre à une mimique inquiétante : elle a l'air de se trouver mal.
- Souffrez-vous ? dit Adolphe pris par où les femmes nous prennent toujours, par la générosité.
- Ça fait mal au coeur, après le dîner, de voir un homme allant et venant comme un balancier de pendule. Mais vous voilà bien : il faut toujours que vous vous agitiez... Êtes-vous drôles... Les hommes sont plus ou moins fous...
Adolphe s'assied au coin de la cheminée opposé à celui que sa femme occupe, et il y reste pensif : le mariage lui apparaît avec ses steppes meublés d’orties.
- Eh bien ! tu boudes ?... dit Caroline après un demi-quart d'heure donné à l'observation de la figure maritale.
- Non, j'étudie, répond Adolphe.
- Oh ! quel caractère infernal tu as !... dit-elle en haussant les épaules. Est-ce à cause de ce que je t'ai dit sur ton ventre, sur ta taille et sur ta digestion ? Tu ne vois donc pas que je voulais te rendre la monnaie de ton cinabre ? Tu prouves que les hommes sont aussi coquets que les femmes... (Adolphe reste froid.) Sais-tu que cela me semble très gentil à vous de prendre nos qualités. (Profond silence.) On plaisante, et tu te fâches (elle regarde Adolphe), car tu es fâché... Je ne suis pas comme toi, moi : je ne peux pas supporter l'idée de t'avoir fait un peu de peine ! Et c'est pourtant une idée qu'un homme n'aurait jamais eue, que d'attribuer ton impertinence à quelque embarras dans digestion. Ce n'est plus mon Dodofe ! c'est son ventre qui s'est trouvé assez grand pour parler... Je ne te savais pas ventriloque, voilà tout...
Caroline regarde Adolphe en souriant : Adolphe se tient comme gommé.
- Non, il ne rira pas... Et vous appelez cela, dans votre jargon, avoir du caractère... Oh ! comme nous sommes bien meilleures !
Elle vient s'asseoir sur les genoux d'Adolphe, qui ne peut s'empêcher de sourire. Ce sourire, extrait à l'aide de la machine à vapeur, elle le guettait pour s’en faire une arme.
- Allons, mon bon homme, avoue tes torts ! dit-elle alors. Pourquoi bouder ? Je t'aime, moi, comme tu es ! Je te vois tout aussi mince que quand je t'ai épousé... plus mince même.
- Caroline, quand on en arrive à se tromper sur ces petites choses-là... quand on se fait des concessions et qu’on ne reste pas fâché, tout rouge... sais-tu ce qui en est ?...
- Eh bien ? dit Caroline inquiète de la pose dramatique que prend Adolphe.
- On s'aime moins.
- Oh ! gros monstre, je te comprends : tu restes fâché pour me faire croire que tu m’aimes.
Hélas ! avouons-le ! Adolphe dit la vérité de la seule manière de la dire : en riant.
- Pourquoi m’as-tu fait de la peine ? dit-elle. Ai-je un tort ? Ne vaut-il pas mieux me l'expliquer gentiment plutôt que de me dire grossièrement (elle enfle sa voix) : « Votre nez rougit ! » Non, ce n'est pas bien ! Pour te plaire, je vais employer une expression de ta belle Fischtaminel : « Ce n'est pas d'un gentleman ! »
Adolphe se met à rire et paye les frais du raccommodement ; mais au lieu d'y découvrir ce qui peut plaire à Caroline et le moyen de se l'attacher, il reconnaît par où Caroline l'attache à elle.

Chapitre XIII


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