XIII - Nosographie de la villa.
Est-ce un agrément de ne pas savoir ce qui plaît à sa femme quand on est
marié ?... Certaines femmes (cela se rencontre encore en province) sont assez naïves pour dire assez
promptement ce qu'elles veulent ou ce qui leur plaît. Mais, à Paris, presque toutes les femmes
éprouvent une certaine jouissance à voir un homme aux écoutes de leur coeur, de leurs caprices, de leurs
désirs, trois expressions d'une même chose ! et tournant, virant, allant, se démenant, se désespérant,
comme un chien qui cherche un maître.
Elles nomment cela être aimées, les malheureuses !... Et bon nombre se disent en elles-mêmes,
comme Caroline : « Comment s'en tirera-t-il ? »
Adolphe en est là. Dans ces circonstances, le digne et excellent Deschars, ce modèle du mari bourgeois,
invite le ménage Adolphe et Caroline à inaugurer une charmante maison de campagne. C'est une occasion
que les Deschars ont saisie par son feuillage, une folie d'homme de lettres, une délicieuse villa où
l'artiste a enfoui cent mille francs, et vendue à la criée onze mille francs. Caroline a quelque jolie
toilette à essayer, un chapeau à plumes en saule pleureur : c'est ravissant à monter en tilbury. On
laisse le petit Charles à sa grand'mère. On donne congé aux domestiques. On part avec le sourire d'un
ciel bleu, lacté de nuages, uniquement pour en rehausser l'effet. On respire le bon air, on le fend par
le trot du gros cheval normand sur qui le printemps agit. Enfin l'on arrive à Marnes, au-dessus de
Ville-d'Avray, où les Deschars se pavanent dans une villa copiée sur une villa de Florence et entourée
de prairies suisses, sans tous les inconvénients des Alpes.
- Mon Dieu ! quelles délices qu'une semblable maison de campagne ! s'écrie Caroline en se promenant dans
les bois admirables qui bordent Marnes et Ville-d'Avray. On est heureux par les yeux comme si l'on y
avait un coeur !...
Caroline, ne pouvant prendre qu'Adolphe, prend alors Adolphe, qui redevient son Adolphe. Et de courir
comme une biche, et de redevenir la jolie, naïve, petite, adorable pensionnaire qu'elle était !... Ses
nattes tombent ! elle ôte son chapeau, le tient par ses brides. La voilà rejeune, blanche et
rose. Ses yeux sourient, sa bouche est une grenade douée de sensibilité, d'une sensibilité qui paraît
neuve.
- Ça te plairait donc bien, ma chérie, une campagne !... dit Adolphe en tenant Caroline par la taille,
et la sentant qui s'appuie comme pour en montrer la flexibilité.
- Oh ! tu serais assez gentil pour m'en acheter une ?... Mais, pas de folies !... Saisis une occasion
comme celle des Deschars.
- Te plaire, savoir bien ce qui peut te faire plaisir, voilà l'étude de ton Adolphe.
Ils sont seuls, ils peuvent se dire leurs petits mots d'amitié, défiler le chapelet de leurs mignardises
secrètes.
- On veut donc plaire à sa petite fille ?... dit Caroline en mettant sa tête sur l'épaule d'Adolphe, qui
la baise au front en pensant : « Dieu merci, je la tiens ! »
Axiome
Quand un mari et une femme se tiennent, le diable seul sait qui tient l'autre.
Le jeune ménage est charmant, et la grosse madame Deschars se permet une remarque assez décolletée pour
elle, si sévère, si prude, si dévote.
- La campagne a la propriété de rendre les maris très aimables.
Monsieur Deschars indique une occasion à saisir. On veut vendre une maison à Ville-d'Avray, toujours
pour rien. Or, la maison de campagne est une maladie particulière à l'habitant de Paris. Cette maladie
a sa durée et sa guérison. Adolphe est un mari, ce n'est pas un médecin. Il achète la campagne, et il
s'y installe avec Caroline redevenue sa Caroline, sa Carola, sa biche blanche, son gros trésor, sa
petite fille, etc.
Voici quels symptômes alarmants se déclarent avec une effrayante rapidité : on paye une tasse de lait
vingt-cinq centimes quand il est baptisé, cinquante centimes quand il est anhydre, disent les
chimistes. La viande est moins chère à Paris qu'à Sèvres, expérience faite des qualités. Les fruits
sont hors de prix. Une belle poire coûte plus prise à la campagne que dans le jardin (anhydre !) qui
fleurit à l'étalage de Chevet.
Avant de pouvoir récolter des fruits chez soi, où il n'y a qu'une prairie suisse de deux centiares,
environnée de quelques arbres verts qui ont l'air d'être empruntés à une décoration de vaudeville, les
autorités les plus rurales consultées déclarent qu'il faudra dépenser beaucoup d'argent, et - attendre
cinq années !... Les légumes s'élancent de chez les maraîchers pour rebondir à la Halle. Madame
Deschars, qui jouit d'un jardinier-concierge, avoue que les légumes venus dans son terrain, sous ses
bâches, à force de terreau, lui coûtent deux fois plus cher que ceux achetés à Paris chez une fruitière
qui a boutique, qui paie patente, et dont l'époux est électeur. Malgré les efforts et les promesses du
jardinier-concierge, les primeurs ont toujours à Paris une avance d'un mois sur celles de la
campagne.
De huit heures du soir à onze heures, les époux ne savent que faire, vu l'insipidité des voisins, leur
petitesse et les questions d'amour-propre soulevées à propos de rien.
Monsieur Deschars remarque, avec la profonde science de calcul qui distingue un ancien notaire, que le
prix de ses voyages à Paris cumulé avec les intérêts du prix de la campagne, avec les impositions, les
répartitions, les gages du concierge et de sa femme, etc., équivalent à un loyer de mille écus ! Il ne
sait pas comment lui, ancien notaire s'est laissé prendre à cela !... CAR il a maintes fois fait des
baux de châteaux avec parcs et dépendances pour mille écus de loyer.
On convient à la ronde, dans les salons de madame Deschars, qu'une maison de campagne, loin d'être un
plaisir, est une plaie vive...
- Je ne sais pas comment on ne vend que cinq centimes, à la Halle, un chou qui doit être arrosé tous les
jours, depuis sa naissance jusqu'au jour où on le coupe, dit Caroline.
- Mais, répond un petit épicier retiré, le moyen de se tirer de la campagne, c'est d'y rester, d'y
demeurer, de se faire campagnard, et alors tout change...
- Caroline, en revenant, dit à son pauvre Adolphe :
- Quelle idée as-tu donc eue là, d'avoir une maison de campagne ? Ce qu'il y a de mieux, en fait de
campagne, est d'y aller chez les autres...
Adolphe se rappelle un proverbe anglais qui dit : « N'ayez jamais de journal, de maîtresse, ni de
campagne ; il y a toujours des imbéciles qui se chargent d'en avoir pour vous... »
- Bah ! répond Adolphe, que le Taon Conjugal a définitivement éclairé sur la logique des femmes, tu as
raison ; mais aussi, que veux-tu ?... l'enfant s'y porte à ravir.
Quoique Adolphe soit devenu prudent, cette réponse éveille les susceptibilités de Caroline. Une mère
veut bien penser exclusivement à son enfant, mais elle ne veut pas se le voir préférer. Madame se
tait ; le lendemain, elle s'ennuie à la mort. Adolphe étant parti pour ses affaires, elle l'attend
depuis cinq heures jusqu'à sept, et va seule avec le petit Charles jusqu'à la voiture. Elle parle
pendant trois quarts d'heure de ses inquiétudes. Elle a eu peur en allant de chez elle au bureau des
voitures. Est-il convenable qu'une jeune femme soit là, seule ? Elle ne supportera pas cette
existence-là.
La villa crée alors une phase assez singulière, et qui mérite un chapitre à part.
XIV - La misère dans la misère.
Axiome
La misère fait des parenthèses.
Exemple
On a diversement parlé, toujours en mal, du point de côté ; mais ce mal n'est rien, comparé au point
dont il s'agit ici, et que les plaisirs du regain conjugal font dresser à tout propos, comme le marteau
de la touche d'un piano. Ceci constitue une misère picotante, qui ne fleurit qu'au moment où la
timidité de la jeune épouse a fait place à cette fatale égalité de droits qui dévore également le ménage
et la France. A chaque saison ses misères !...
Caroline, après une semaine où elle a noté les absences de monsieur, s'aperçoit qu'il passe sept heures
par jour loin d'elle. Un jour, Adolphe, qui revient gai comme un acteur applaudi, trouve sur le visage
de Caroline une légère couche de gelée blanche. Après avoir vu que la froideur de sa mine est
remarquée, Caroline prend un faux air amical dont l'expression bien connue a le don de faire
intérieurement pester un homme, et dit : « Tu as donc eu beaucoup d'affaires, aujourd'hui, mon ami ?
- Oui, beaucoup !
- Tu as pris des cabriolets ?
- J'en ai eu pour sept francs...
- As-tu trouvé tout ton monde ?...
- Oui, ceux à qui j'avais donné rendez-vous...
- Quand leur as-tu donc écrit ? L'encre est desséchée dans ton encrier : c'est comme de la laque ; j'ai
eu à écrire, et j'ai passé une grande heure à l'humecter avant d'en faire une bourbe compacte avec
laquelle on aurait pu marquer des paquets destinés aux Indes. »
Ici, tout mari jette sur sa moitié des regards sournois.
- Je leur ai vraisemblablement écrit à Paris...
- Quelles affaires donc, Adolphe ?
- Ne les connais-tu pas ?... Veux-tu que je te les dise ?... Il y a d'abord l'affaire Chaumontel...
- Je croyais monsieur Chaumontel en Suisse...
- Mais n'a-t-il pas ses représentants, son avoué ?...
- Tu n'as fait que des affaires ?... dit Caroline en interrompant Adolphe.
Elle jette alors un regard clair, direct, par lequel elle plonge à l'improviste dans les yeux de son
mari : une épée dans un coeur.
- Que veux-tu que j'aie fait ?... de la fausse monnaie, des dettes, de la tapisserie ?...
- Mais, je ne sais pas. Je ne peux rien deviner, d'abord ! Tu me l'as dit cent fois : je suis trop
bête.
- Bon ! voilà que tu prends en mauvaise part un mot caressant. Va, ceci est bien femme.
- As-tu conclu quelque chose ? dit-elle en prenant un air d'intérêt pour les affaires.
- Non, rien...
- Combien de personnes as-tu vues ?
- Onze, sans compter celles qui se promenaient sur les Boulevards.
- Comme tu me réponds !
- Mais aussi tu m'interroges comme si tu avais fait pendant dix ans le métier de juge
d'instruction...
- Eh bien ! raconte-moi toute ta journée, ça m'amusera. Tu devrais bien penser ici à mes plaisirs ! Je
m'ennuie assez quand tu me laisses là, seule, pendant des journées entières.
- Tu veux que je t'amuse en te racontant des affaires ?...
- Autrefois, tu me disais tout...
Ce petit reproche amical déguise une espèce de certitude que veut avoir Caroline touchant les choses
graves dissimulées par Adolphe. Adolphe entreprend alors de raconter sa journée. Caroline affecte une
espèce de distraction assez bien jouée pour faire croire qu'elle n'écoute pas.
- Mais tu me disais tout à l'heure, s'écrie-t-elle au moment où notre Adolphe s'entortille, que tu as
pris pour sept francs de cabriolets, et tu parles maintenant d'un fiacre ? Il était sans doute à
l'heure ? Tu as donc fait tes affaires en fiacre ? dit-elle d'un petit ton goguenard.
- Pourquoi les fiacres me seraient-ils interdits demande Adolphe en reprenant son récit.
- Tu n'es pas allé chez madame de Fischtaminel ? dit-elle au milieu d'une explication excessivement
embrouillée où elle vous coupe insolemment la parole.
- Pourquoi y serais-je allé ?...
- Ça m'aurait fait plaisir ; j'aurais voulu savoir si son salon est fini...
- Il l'est !
- Ah ! tu y es donc allé ?...
- Non, son tapissier me l'a dit.
- Tu connais son tapissier ?...
- Oui !
- Qui est-ce ?
- Braschon.
- Tu l'as donc rencontré, le tapissier ?...
- Oui.
- Mais tu m'as dit n'être allé qu'en voiture ?...
- Mais, mon enfant, pour prendre des voitures, on va les cherc...
- Bah ! tu l'auras trouvé dans le fiacre...
- Qui ?
- Mais, le salon - ou - Braschon ! Va, l'un comme l'autre est aussi probable.
- Mais tu ne veux donc pas m'écouter ? s'écrie Adolphe en pensant qu'avec une longue narration il
endormira les soupçons de Caroline.
- Je t'ai trop écouté. Tiens : tu mens depuis une heure, comme un commis voyageur.
- Je ne dirai plus rien.
- J'en sais assez, je sais tout ce que je voulais savoir. Oui, tu me dis que tu as vu des avoués, des
notaires, des banquiers : tu n'as vu personne de ces gens-là ! Si j'allais faire une visite demain à
madame de Fischtaminel, sais-tu ce qu'elle me dirait ?
Ici, Caroline observe Adolphe ; mais Adolphe affecte un calme trompeur, au beau milieu duquel Caroline
jette la ligne pour pêcher un indice.
- Eh bien ! elle me dirait qu'elle a eu le plaisir de te voir... Mon Dieu ! sommes-nous malheureuses !
Nous ne pouvons jamais savoir ce que vous faites... Nous sommes clouées là, dans nos ménages, pendant
que vous êtes à vos affaires ! Belles affaires !... Dans ce cas-là, je te raconterais, moi, des
affaires un peu mieux machinées que les tiennes !... Ah ! vous nous apprenez de belles choses !... On
dit que les femmes sont perverses... Mais qui les a perverties ?...
Ici, Adolphe essaie, en arrêtant un regard fixe sur Caroline, d'arrêter ce flux de paroles. Caroline,
comme un cheval qui reçoit un coup de fouet, reprend de plus belle et avec l'animation d'une coda
rossinienne...
- Ah ! c'est une jolie combinaison ! Mettre sa femme à la campagne pour être libre de passer la journée
à Paris comme on l'entend. Voilà donc la raison de votre passion pour une maison de campagne ! et moi,
pauvre bécasse, qui donne dans le panneau !... Mais vous avez raison, monsieur, c'est très commode, une
campagne ! elle peut avoir deux fins. Madame s'en arrangera tout aussi bien que monsieur. A vous Paris
et ses fiacres !... à moi les bois et leurs ombrages !... Tiens, décidément, Adolphe, cela me va, ne
nous fâchons plus...
Adolphe s'entend dire des sarcasmes pendant une heure.
- As-tu fini, ma chère ?... demande-t-il en saisissant un moment où elle hoche la tête sur une
interrogation à effet.
Caroline termine alors en s'écriant :
- J'en ai bien assez de la campagne, et je n'y remets plus les pieds !... Mais je sais ce qui
m'arrivera : vous la garderez, sans doute, et vous me laisserez à Paris. Eh bien ! à Paris, je pourrai
du moins m'amuser pendant que vous mènerez madame de Fischtaminel dans les bois. Qu'est-ce qu'une
villa Adolphini où l'on a mal au coeur quand on s'est promené six fois autour de la prairie ? où
l'on vous a planté des bâtons de chaise et des manches à balai, sous prétexte de vous procurer de
l'ombrage ? On y est comme dans un four : les murs ont six pouces d'épaisseur ! Et monsieur est absent
sept heures sur les douze de la journée ! Voilà le fin mot de la villa !
- Écoute, Caroline...
- Encore, dit-elle, si tu voulais m'avouer ce que tu as fait aujourd'hui ?... Tiens, tu ne me connais
pas : je serai bonne enfant, dis-le-moi !... je te pardonne à l'avance tout ce que tu auras fait.
Adolphe a eu des relations avant son mariage ; il connaît trop bien le résultat d'un aveu pour en
faire à sa femme, et alors il répond : « je vais tout te dire...
- Eh bien ! tu seras gentil... Je t'en aimerai mieux !
- Je suis resté trois heures...
- J'en étais sûre... chez madame de Fischtaminel ?...
- Non, chez notre notaire, qui m'avait trouvé un acquéreur ; mais nous n'avons jamais pu nous entendre :
il voulait notre maison de campagne toute meublée, et, en sortant, je suis allé chez Braschon pour
savoir ce que nous lui devions...
- Tu viens d'arranger ce roman-là pendant que je te parlais !... Voyons, regarde-moi !... J'irai voir
Braschon demain. »
Adolphe ne peut retenir une contraction nerveuse.
- Tu ne peux pas t'empêcher de rire, vois-tu ! vieux monstre.
- Je ris de ton entêtement.
- J'irai demain chez madame de Fischtaminel.
- Hé ! va où tu voudras !...
- Quelle brutalité ! dit Caroline en se levant et s'en allant, son mouchoir sur les yeux.
La maison de campagne, si ardemment désirée par Caroline, est devenue une invention diabolique
d'Adolphe, un piège où s'est prise la biche.
Depuis qu'Adolphe a reconnu qu'il est impossible de raisonner avec Caroline, il lui laisse dire tout ce
qu'elle veut.
Deux mois après, il vend sept mille francs une villa qui lui coûte vingt-deux mille francs ! Mais il y
gagne de savoir que la campagne n'est pas encore ce qui plaît à Caroline.
La question devient grave : orgueil, gourmandise, deux péchés de moine y ont passé ! La nature avec ses
bois, ses forêts, ses vallées, la Suisse des environs de Paris, les rivières factices ont à peine amusé
Caroline pendant six mois. Adolphe est tenté d'abdiquer, et de prendre le rôle de Caroline.
XV - Le dix-huit brumaire des ménages.
Un matin, Adolphe est définitivement saisi par la
triomphante idée de laisser Caroline maîtresse de trouver elle-même ce qui lui plaît. Il lui remet le
gouvernement de la maison en lui disant : « Fais ce que tu voudras. » Il substitue le système
constitutionnel au système autocratique, un ministère responsable au lieu d'un pouvoir conjugal absolu.
Cette preuve de confiance, objet d'une secrète envie, est le bâton de maréchal des femmes. Les femmes
sont alors, selon l'expression vulgaire, maîtresses à la maison.
Dès lors, rien, pas même les souvenirs de la lune de miel, ne peut se comparer au bonheur d'Adolphe
pendant quelques jours. Une femme est alors tout sucre, elle est trop sucre ! Elle inventerait les
petits soins, les petits mots, les petites attentions, les chatteries et la tendresse, si toute cette
confiturerie conjugale n'existait pas depuis le Paradis Terrestre. Au bout d'un mois, l'état d’Adolphe
a quelque similitude avec celui des enfants vers la fin de la première semaine de l'année. Aussi
Caroline commence-t-elle à dire, non pas en parole, mais en action, en mines, en expressions mimiques :
« On ne sait que faire pour plaire à un homme !... »
Laisser à sa femme le gouvernail de la barque est une idée excessivement ordinaire, qui mériterait peu
l'expression de triomphante, décernée en tête de ce chapitre, si elle n'était pas doublée de l'idée de
destituer Caroline. Adolphe a été séduit par cette pensée, qui s'empare et s'emparera de tous les gens
en proie à un malheur quelconque, savoir jusqu'où peut aller le mal ! Expérimenter ce que le feu fait de
dégât quand on le laisse à lui-même, en se sentant ou en se croyant le pouvoir de l'arrêter. Cette
curiosité nous suit de l'enfance à la tombe. Or, après sa pléthore de félicité conjugale, Adolphe, qui
se donne la comédie chez lui, passe par les phases suivantes.
PREMIÈRE ÉPOQUE. - Tout va trop bien. Caroline achète de petits registres pour écrire ses dépenses,
elle achète un joli petit meuble pour serrer l'argent, elle fait vivre admirablement bien Adolphe, elle
est heureuse de son approbation, elle découvre une foule de choses qui manquent dans la maison, elle met
sa gloire à être une maîtresse de maison incomparable. Adolphe, qui s'érige lui-même en censeur, ne
trouve pas la plus petite observation à formuler.
S'il s'habille, il ne lui manque rien. On n'a jamais, même chez Armide, déployé de tendresse plus
ingénieuse que celle de Caroline. On renouvelle, à ce phénix des maris, le caustique sur son cuir à
repasser ses rasoirs. Des bretelles fraîches sont substituées aux vieilles. Une boutonnière n'est
jamais veuve. Son linge est soigné comme celui du confesseur d'une dévote à péchés véniels. Les
chaussettes sont sans trous. A table, tous ses goûts, ses caprices même sont étudiés, consultés : il
engraisse ! Il a de l'encre dans son écritoire, et l'éponge en est toujours humide. Il ne peut rien
dire, pas même, comme Louis XIV : « J'ai failli attendre ! » Enfin, il est à tout propos qualifié
d'un amour d'homme. Il est obligé de gronder Caroline de ce qu'elle s'oublie : elle ne pense pas
assez à elle. Caroline enregistre ce doux reproche.
DEUXIÈME ÉPOQUE. - La scène change, à table. Tout est bien cher. Les légumes sont hors de prix. Le
bois se vend comme s'il venait de Campêche. Les fruits, oh ! quant aux fruits, les princes, les
banquiers, les grands seigneurs seuls peuvent en manger. Le dessert est une cause de ruine. Adolphe
entend souvent Caroline disant à madame Deschars : « Mais comment faites-vous ?... » On tient alors
devant vous des conférences sur la manière de régir les cuisinières.
Une cuisinière, entrée chez vous sans nippes, sans linge, sans talent, est venue demander son compte en
robe de mérinos bleu, ornée d'un fichu brodé, les oreilles embellies d'une paire de boucles d'oreilles
enrichies de petites perles, chaussée en bons souliers de peau qui laissaient voir des bas de coton
assez jolis. Elle a deux malles d'effets et son livret à la Caisse d'Épargne.
Caroline se plaint alors du peu de moralité du peuple ; elle se plaint de l'instruction et de la science
de calcul qui distingue les domestiques. Elle lance de temps en temps de petits axiomes comme ceux-ci :
« Il y a des écoles qu'il faut faire ! - Il n'y a que ceux qui ne font rien qui font tout bien. - Elle a
les soucis du pouvoir. Ah ! les hommes sont bien heureux de n'avoir pas à mener un ménage. - Les femmes
ont le fardeau des détails. »
Caroline a des dettes. Mais, comme elle ne veut pas avoir tort, elle commence par établir que
l'expérience est une si belle chose, qu'on ne saurait l'acheter trop cher. Adolphe rit dans sa barbe,
en prévoyant une catastrophe qui lui rendra le pouvoir.
TROISIÈME EPOQUE. - Caroline, pénétrée de cette vérité qu'il faut manger uniquement pour vivre, fait
jouir Adolphe des agréments d'une table cénobitique.
Adolphe a des chaussettes lézardées ou grosses du lichen des raccommodages faits à la hâte, car sa femme
n'a pas assez de la journée pour ce qu'elle veut faire. Il porte des bretelles noircies par l'usage.
Le linge est vieux et bâille comme un portier ou comme la porte cochère. Au moment où Adolphe est
pressé de conclure une affaire, il met une heure à s'habiller en cherchant ses affaires une à une, en
dépliant beaucoup de choses avant d'en trouver une qui soit irréprochable. Mais Caroline est très bien
mise. Madame a de jolis chapeaux, des bottines en velours, des mantilles. Elle a pris son parti, elle
administre en vertu de ce principe : Charité bien ordonnée commence par elle-même. Quand Adolphe se
plaint du contraste entre son dénuement et la splendeur de Caroline, Caroline lui dit : « Mais tu m'as
grondée de ne rien m'acheter !...»
Un échange de plaisanteries plus ou moins aigres commence à s'établir alors entre les époux. Caroline,
un soir, se fait charmante, afin de glisser l'aveu d'un déficit assez considérable, absolument comme
quand le Ministère se livre à l’éloge des contribuables, et se met à vanter la grandeur du pays en
accouchant d'un petit projet de loi qui demande des crédits supplémentaires. Il y a cette similitude
que tout cela se fait dans la Chambre, en gouvernement comme en ménage. Il en ressort cette vérité
profonde que le système constitutionnel est infiniment plus coûteux que le système monarchique. Pour
une nation comme pour un ménage, c'est le gouvernement du juste milieu, de la médiocrité, des
chipoteries, etc.
Adolphe, éclairé par ses misères passées, attend une occasion d'éclater, et Caroline s'endort dans une
trompeuse sécurité.
Comment arrive la querelle ? sait-on jamais quel courant électrique a décidé l'avalanche ou la
révolution ? elle arrive à propos de tout et à propos de rien. Mais enfin, Adolphe, après un certain
temps qui reste à déterminer par le bilan de chaque ménage, au milieu d'une discussion, lâche ce mot
fatal: « Quand j'étais garçon !... »
Le temps de garçon est, relativement à la femme, ce qu'est le : « Mon pauvre défunt ! » relativement au
nouveau mari d'une veuve. Ces deux coups de langue font des blessures qui ne se cicatrisent jamais
complètement.
Et alors Adolphe de continuer comme le général Bonaparte parlant aux Cinq-Cents : « Nous sommes sur un
volcan ! - Le ménage n'a plus de gouvernement, - l'heure de prendre un parti est arrivée. - Tu parles de
bonheur, Caroline, tu l'as compromis, - tu l'as mis en question par tes exigences, tu as violé le Code
civil en t'immisçant dans la discussion des affaires, - tu as attenté au pouvoir conjugal. - Il faut
réformer notre intérieur. »
Caroline ne crie pas, comme les Cinq-Cents : A bas le dictateur ! on ne crie jamais quand on est
sûr de l'abattre.
- Quand j'étais garçon, je n'avais que des chaussures neuves ! je trouvais des serviettes blanches à mon
couvert tous les jours ! Je n'étais volé par le restaurateur que d'une somme déterminée ! Je vous ai
donné ma liberté chérie !... qu'en avez-vous fait ?
- Suis-je donc si coupable, Adolphe, d'avoir voulu t'éviter des soucis ? dit Caroline en se posant
devant son mari. Reprends la clef de la caisse... mais qu'arrivera-t-il ?... j'en suis honteuse, tu me
forceras à jouer la comédie pour avoir les choses les plus nécessaires. Est-ce là ce que tu veux ?
avilir ta femme, ou mettre en présence deux intérêts contraires, ennemis...
Et voilà, pour les trois quarts des Français, le mariage parfaitement défini.
- Sois tranquille, mon ami, reprend Caroline, en s'asseyant dans sa chauffeuse comme Marius sur les
ruines de Carthage ! je ne te demanderai jamais rien, je ne suis pas une mendiante ! je sais bien ce que
je ferai... tu ne me connais pas.
- Eh bien ! quoi ?... dit Adolphe, on ne peut donc, avec vous autres, ni plaisanter, ni s'expliquer ?
Que feras-tu ?...
- Cela ne vous regarde pas !...
- Pardon, madame, au contraire. La dignité, l'honneur...
- Oh !... soyez tranquille à cet égard, monsieur... Pour vous, plus que pour moi, je saurai garder le
secret le plus profond.
- Eh bien ! dites ? voyons Caroline, ma Caroline, que feras-tu ?...
Caroline jette un regard de vipère à Adolphe, qui recule et va se promener.
- Voyons, que comptes-tu faire ? demande-t-il après un silence infiniment trop prolongé.
- Je travaillerai, monsieur !
Sur ce mot sublime, Adolphe exécute un mouvement de retraite, en s'apercevant d'une exaspération
enfiellée, en sentant un mistral dont l'âpreté n'avait pas encore soufflé dans la chambre conjugale.
XVI - L'art d'être victime.
A compter du Dix-Huit Brumaire, Caroline vaincue adopte un
système infernal, et qui a pour effet de vous faire regretter à toute heure la victoire. Elle devient
l'opposition !... Encore un triomphe de ce genre, et Adolphe irait en cour d'assises accusé d'avoir
étouffé sa femme entre deux matelas, comme l'Othello de Shakespeare. Caroline se compose un air de
martyr, elle est d'une soumission assommante. A tout propos elle assassine Adolphe par un : « Comme
vous voudrez ! » accompagné d'une épouvantable douceur. Aucun poète élégiaque ne pourrait lutter avec
Caroline, qui lance élégie sur élégie : élégie en actions, élégie en paroles, élégie à sourire, élégie
muette, élégie à ressort, élégie en gestes, dont voici quelques exemples où tous les ménages
retrouveront leurs impressions.
APRÈS DÉJEUNER. - Caroline, nous allons ce soir chez les Deschars, une grande soirée, tu sais...
- Oui, mon ami.
APRES DINER. - Eh bien ! Caroline, tu n'es pas encore habillée ?... dit Adolphe, qui sort de chez lui
magnifiquement mis.
Il aperçoit Caroline vêtue d'une robe de vieille plaideuse, une moire noire à corsage croisé. Des
fleurs, plus artificieuses qu'artificielles, attristent une chevelure mal arrangée par la femme de
chambre. Caroline a des gants déjà portés.
- Je suis prête, mon ami...
- Et voilà ta toilette ?...
- Je n'en ai pas d'autre. Une toilette fraîche aurait coûté cent écus.
- Pourquoi ne pas me le dire ?
- Moi, vous tendre la main !... après ce qui s'est passé !...
- J'irai seul, dit Adolphe, ne voulant pas être humilié dans sa femme.
- Je sais bien que cela vous arrange, dit Caroline d'un petit ton aigre, et cela se voit assez à la
manière dont vous êtes mis.
Onze personnes sont dans le salon, toutes priées à dîner par Adolphe ; Caroline est là comme si son mari
l'avait invitée : elle attend que le dîner soit servi.
- Monsieur, dit le valet de chambre à voix basse à son maître, la cuisinière ne sait où donner de la
tête.
- Pourquoi ?
- Monsieur ne lui a rien dit ; elle n'a que deux entrées, le boeuf, un poulet, une salade et des
légumes.
- Caroline, vous n'avez donc rien commandé ?...
- Savais-je que vous aviez du monde, et puis-je d'ailleurs prendre sur moi de commander ici ?... Vous
m'avez délivrée de tout souci à cet égard, et j’en remercie Dieu tous les jours.
Madame Fischtaminel vient rendre une visite à madame Caroline : elle la trouve toussotant et travaillant
le dos courbé sur un métier à tapisserie.
- Vous brodez ces pantoufles-là pour votre cher Adolphe ?
Adolphe est posé devant la cheminée en homme qui fait la roue.
- Non, madame, c'est pour un marchand qui me les paye ; et, comme les forçats du bagne, mon travail me
permet de me donner de petites douceurs.
Adolphe rougit ; il ne peut pas battre sa femme, et madame de Fischtaminel le regarde en ayant l'air de
lui dire : « Qu'est-ce que cela signifie ?... »
- Vous toussez beaucoup, ma chère petite dit madame de Fischtaminel.
- Oh ! répond Caroline, que me fait la vie !...
Caroline est là, sur sa causeuse, avec une femme de vos amies à la bonne opinion de laquelle vous tenez
excessivement. Du fond de l'embrasure où vous causez entre hommes, vous entendez, au seul mouvement des
lèvres, ces mots : Monsieur l'a voulu !... dits d'un air de jeune Romaine allant au cirque.
Profondément humilié dans toutes vos vanités, vous voulez être à cette conversation tout en écoutant vos
hôtes ; vous faites alors des répliques qui vous valent des : « A quoi pensez-vous ? » car vous perdez
le fil de la conversation, et vous piétinez sur place en pensant: « Que dit-elle de moi ? »
Adolphe est à table chez les Deschars, un dîner de douze personnes, et Caroline est placée à côté d'un
joli jeune homme appelé Ferdinand, cousin d'Adolphe. Entre le premier et le second service, on parle du
bonheur conjugal.
- Il n'y a rien de plus facile à une femme que d'être heureuse, dit Caroline en répondant à une femme
qui se plaint.
- Donnez-nous votre secret, madame, dit agréablement monsieur de Fischtaminel.
- Une femme n'a qu'à se mêler de rien, se regarder comme la première domestique de la maison ou comme
une esclave dont le maître a soin, n'avoir aucune volonté, ne pas faire une observation : tout va
bien.
Ceci, lancé sur des tons amers et avec des larmes dans la voix, épouvante Adolphe, qui regarde fixement
sa femme.
- Vous oubliez, madame, le bonheur d'expliquer son bonheur, réplique-t-il en lançant un éclair digne
d'un tyran de mélodrame.
Satisfaite de s'être montrée assassinée ou sur le point de l'être, Caroline détourne la tête, essuie
furtivement une larme, et dit :
- On n'explique pas le bonheur.
L'incident, comme on dit à la Chambre, n'a pas de suites, mais Ferdinand a regardé sa cousine comme un
ange sacrifié.
On parle du nombre effrayant de gastrites, de maladies innommées dont meurent les jeunes femmes.
- Elles sont trop heureuses ! dit Caroline en ayant l'air de donner le programme de sa mort.
La belle-mère d'Adolphe vient voir sa fille. Caroline dit : « Le salon de monsieur ! - La chambre de
monsieur ! » Tout, chez elle, est à monsieur.
- Ah çà ! qu'y a-t-il donc, mes enfants ? demande la belle-mère ; on dirait que vous êtes tous les deux
à couteaux tirés ?
- Eh ! mon Dieu, dit Adolphe, il y a que Caroline a eu le gouvernement de la maison et n'a pas su s'en
tirer.
- Elle a fait des dettes ?...
- Oui, ma chère maman.
- Écoutez, Adolphe, dit la belle-mère après avoir attendu que sa fille l'ait laissée seule avec son
gendre, aimeriez-vous mieux que ma fille fût admirablement bien mise, que tout allât à merveille chez
vous, et qu'il ne vous en coutât rien ?...
Essayez de vous représenter la physionomie d'Adolphe en entendant cette déclaration des droits de
la femme !
Caroline passe d'une toilette misérable à une toilette splendide. Elle est chez les Deschars : tout le
monde la félicite sur son goût, sur la richesse de ses étoffes, sur ses dentelles, sur ses bijoux.
- Ah ! vous avez un mari charmant !... dit madame Deschars.
Adolphe se rengorge et regarde Caroline.
- Mon mari, madame !... je ne coûte, Dieu merci, rien à monsieur ! Tout cela me vient de ma mère.
Adolphe se retourne brusquement, et va causer avec madame de Fischtaminel.
Après un an de gouvernement absolu, Caroline adoucie dit un matin :
- Mon ami, combien as-tu dépensé cette année ?...
- Je ne sais pas.
- Fais tes comptes.
Adolphe trouve un tiers de plus que dans la plus mauvaise année de Caroline.
- Et je ne t'ai rien coûté pour ma toilette, dit-elle.
Caroline joue les mélodies de Schubert. Adolphe éprouve une jouissance en entendant cette musique
admirablement exécutée ; il se lève et va pour féliciter Caroline : elle fond en larmes.
- Qu'as-tu ?...
- Rien ; je suis nerveuse.
- Mais je ne te connaissais pas ce vice-là.
- Oh ! Adolphe, tu ne veux rien voir... Tiens, regarde : mes bagues ne me tiennent plus aux doigts, tu
ne m'aimes plus, je te suis à charge...
Elle pleure, elle n'écoute rien, elle repleure à chaque mot d'Adolphe.
- Veux-tu reprendre le gouvernement de la maison ?
- Ah ! s'écrie-t-elle en se dressant en pieds comme une surprise, maintenant que tu as assez de
tes expériences ?... Merci ! Est-ce de l'argent que je veux ? Singulière manière de panser un coeur
blessé... Non, laissez-moi...
- Eh bien ! comme tu voudras, Caroline.
Ce : « Comme tu voudras ! » est le premier mot de l'indifférence en matière de femme légitime ; et
Caroline aperçoit un abîme vers lequel elle a marché d'elle-même.
XVII - La campagne de France.
Les malheurs de 1814 affligent toutes les existences. Après les
brillantes journées, les conquêtes, les jours où les obstacles se changeaient en triomphes, où le
moindre achoppement devenait un bonheur, il arrive un moment où les plus heureuses idées tournent en
sottises, où le courage mène à la perte, où la fortification fait trébucher. L'amour conjugal, qui,
selon les auteurs, est un cas particulier d'amour, a, plus que toute autre chose humaine, sa Campagne de
France, son funeste 1814. Le diable aime surtout à mettre sa queue dans les affaires des pauvres femmes
délaissées, et Caroline en est là.
Caroline en est à rêver aux moyens de ramener son mari ! Caroline passe à la maison beaucoup d'heures
solitaires, pendant lesquelles son imagination travaille. Elle va, vient, se lève, et souvent elle
reste songeuse à sa fenêtre, regardant la rue sans y rien voir, la figure collée aux vitres, et se
trouvant comme dans un désert au milieu de ses Petits-Dunkerques, de ses appartements meublés avec
luxe.
Or, à Paris, à moins d'habiter un hôtel à soi, sis entre cour et jardin, toutes les existences sont
accouplées. A chaque étage d'une maison, un ménage trouve dans la maison située en face un autre
ménage. Chacun plonge à volonté ses regards chez le voisin. Il existe une servitude d'observation
mutuelle, un droit de visite commun auxquels nul ne peut se soustraire. Dans un temps donné, le matin,
vous vous levez de bonne heure, la servante du voisin fait l'appartement, laisse les fenêtres ouvertes
et les tapis sur les appuis : vous devinez alors une infinité de choses, et réciproquement. Aussi, dans
un temps donné, connaissez-vous les habitudes de la jolie, de la vieille, de la jeune, de la coquette,
de la vertueuse femme d'en face, ou les caprices du fat, les inventions du vieux garçon, la couleur des
meubles, le chat du second ou du troisième. Tout est indice et matière à divination. Au quatrième
étage, une grisette surprise se voit, toujours trop tard, comme la chaste Suzanne, en proie aux jumelles
ravies d'un vieil employé à dix-huit cents francs, qui devient criminel gratis. Par compensation, un
beau surnuméraire, jeune de ses fringants dix-neuf ans, apparaît à une dévote dans le simple appareil
d'un homme qui se barbifie. L'observation ne s'endort jamais, tandis que la prudence a ses moments
d'oubli. Les rideaux ne sont pas toujours détachés à temps. Une femme, avant la chute du jour,
s'approche de la fenêtre pour enfiler une aiguille, et le mari d'en face admire alors une tête digne de
Raphaël, qu'il trouve digne de lui, garde national imposant sous les armes. Passez place Saint-Georges,
et vous pouvez y surprendre les secrets de trois jolies femmes, si vous avez de l'esprit dans le
regard. Oh ! la sainte vie privée, où est-elle ? Paris est une ville qui se montre quasi nue à toute
heure, une ville essentiellement courtisane et sans chasteté. Pour qu'une existence y ait de la pudeur,
elle doit posséder cent mille francs de rente. Les vertus y sont plus chères que les vices.
Caroline, dont le regard glisse parfois entre les mousselines protectrices qui cachent son intérieur aux
cinq étages de la maison d'en face, finit par observer un jeune ménage plongé dans les joies de la lune
de miel, et venu nouvellement au premier devant ses fenêtres. Elle se livre aux observations les plus
irritantes. On ferme les persiennes de bonne heure, on les ouvre tard. Un jour Caroline levée à huit
heures, toujours par hasard, voit la femme de chambre apprêtant un bain ou quelque toilette du matin, un
délicieux déshabillé. Caroline soupire. Elle se met à l'affût comme un chasseur : elle surprend la
jeune femme la figure illuminée par le bonheur. Enfin, à force d'épier ce charmant ménage, elle voit
monsieur et madame ouvrant la fenêtre, et légèrement pressés l'un contre l'autre, accoudés au balcon, y
respirant l'air du soir. Caroline se donne des maux de nerfs en étudiant sur les rideaux, un soir que
l'on oublie de fermer les persiennes, les ombres de ces deux enfants se combattant, dessinant des
fantasmagories explicables ou inexplicables. Souvent la jeune femme, assise, mélancolique et rêveuse,
attend l'époux absent, elle entend le pas d'un cheval, le bruit d'un cabriolet au bout de la rue, elle
s'élance de son divan, et, d'après son mouvement, il est facile de voir qu'elle s'écrie : « C'est
lui !... »
- Comme ils s'aiment ! se dit Caroline.
A force de maux de nerfs, Caroline arrive à concevoir un plan excessivement ingénieux : elle invente de
se servir de ce bonheur conjugal comme d'un topique pour stimuler Adolphe. C'est une idée assez
dépravée, une idée de vieillard voulant séduire une petite fille avec des gravures ou des gravelures ;
mais l'intention de Caroline sanctifie tout !
- Adolphe, dit-elle enfin, nous avons pour voisine en face une femme charmante, une petite brune...
- Oui, réplique Adolphe, je la connais. C'est une amie de madame Fischtaminel, madame Foullepointe, la
femme d'un agent de change, un homme charmant, un bon enfant, et qui aime sa femme : il en est fou !
Tiens ?... il a son cabinet, ses bureaux, sa caisse dans la cour, et l'appartement sur le devant est
celui de madame. Je ne connais pas de ménage plus heureux. Foullepointe parle de son bonheur partout,
même à la Bourse : il en est ennuyeux.
- Eh bien ! fais-moi donc le plaisir de me présenter monsieur et madame Foullepointe ! Ma foi, je serais
enchantée de savoir comment elle s'y prend pour se faire si bien aimer de son mari... Y a-t-il longtemps
qu'ils sont mariés ?
- Absolument comme nous, depuis cinq ans...
- Adolphe, mon ami, j'en meurs d'envie ! Oh lie-nous tous les deux. Suis-je aussi bien qu'elle ?
- Ma foi !... je vous rencontrerais au bal de l'Opéra, tu ne serais pas ma femme, eh bien !
j'hésiterais...
- Tu es gentil aujourd'hui. N'oublie pas de les inviter à dîner pour samedi prochain.
- Ce sera fait ce soir. Foullepointe et moi, nous nous voyons souvent à la Bourse.
« Enfin, se dit Caroline, cette femme me dira sans doute quels sont ses moyens d'action. »
Caroline se remet en observation. A trois heures environ, à travers les fleurs d'une jardinière qui
fait comme un bocage à la fenêtre, elle regarde et s'écrie : « Deux vrais tourtereaux !... »
Pour ce samedi, Caroline invite monsieur et madame Deschars, le digne monsieur Fischtaminel, enfin les
plus vertueux ménages de sa société. Tout est sous les armes chez Caroline : elle a commandé le plus
délicat dîner, elle a sorti ses splendeurs des armoires ; elle tient à fêter le modèle des femmes.
- Vous allez voir, ma chère, dit-elle à madame Deschars au moment où toutes les femmes se regardent en
silence, vous allez voir le plus adorable ménage du monde, nos voisins d'en face : un jeune homme blond
d'une grâce infinie, et des manières... une tête à la lord Byron, et un vrai don Juan, mais fidèle ! il
est fou de sa femme. La femme est charmante et a trouvé des secrets pour perpétuer l'amour ; aussi
peut-être devrais-je un regain de bonheur à cet exemple ; Adolphe, en les voyant, rougira de sa
conduite, il...
On annonce : « Monsieur et madame Foullepointe. »
Madame Foullepointe, jolie brune, la vraie Parisienne, une femme cambrée, mince, au regard brillant
étouffé par de longs cils, mise délicieusement, s'assied sur le canapé. Caroline salue un gros monsieur
à cheveux gris assez rares, qui suit cette Andalouse de Paris, et qui montre une ligne et un ventre
siléniques, un crâne beurre frais, un sourire papelard et libertin sur de bonnes grosses lèvres, un
philosophe enfin ! Caroline regarde ce monsieur d'un air étonné.
- Monsieur Foullepointe, ma bonne, dit Adolphe en lui présentant ce digne quinquagénaire.
- Je suis enchantée, madame, dit Caroline en prenant un air aimable, que vous soyez venue avec votre
beau-père (profonde sensation) ; mais nous aurons, j'espère, votre cher mari...
- Madame...
Tout le monde écoute et se regarde. Adolphe devient le point de mire de tous les yeux ; il est hébété
d'étonnement ; il voudrait faire disparaître Caroline par une trappe, comme au théâtre.
- Voici monsieur Foullepointe, mon mari, dit madame Foullepointe.
Caroline devient alors d'un rouge écarlate en comprenant l'école qu'elle a faite, et Adolphe la
foudroie d'un regard à trente-six becs de gaz.
- Vous le disiez jeune, blond... dit à voix basse madame Deschars.
Madame Foullepointe, en femme spirituelle, regarde audacieusement la corniche.
Un mois après, madame Foullepointe et Caroline deviennent intimes. Adolphe, très occupé de madame
Fischtaminel, ne fait aucune attention à cette dangereuse amitié, qui doit porter ses fruits car,
sachez-le !
Axiome
Les femmes ont corrompu plus de femmes que les hommes n'en ont aimé.
XVIII - Le solo de corbillard.
Après un temps dont la durée dépend de la solidité des principes de
Caroline, elle paraît languissante ; et quand, en la voyant étendue sur les divans comme un serpent au
soleil, Adolphe, inquiet par décorum, lui dit : « Qu'as-tu, ma bonne ? que veux-tu ?
- Je voudrais être morte !
- Un souhait assez agréable et d'une gaieté folle...
- Ce n'est pas la mort qui m'effraie, moi, c'est la souffrance...
- Cela signifie que je ne te rends pas la vie heureuse !... Et voilà bien les femmes ! »
Adolphe arpente le salon en déblatérant ; mais il est arrêté net en voyant Caroline étanchant de son
mouchoir brodé des larmes qui coulent assez artistement.
- Te sens-tu malade ?
- Je ne me sens pas bien. (Silence.) Tout ce que je désire, ce serait de savoir si je puis vivre assez
pour voir ma petite mariée, car je sais maintenant ce que signifie ce mot si peu compris des jeunes
personnes : le choix d'un époux ! Va, cours à tes plaisirs : une femme qui songe à l'avenir, une
femme qui souffre, n'est pas amusante ; va te divertir...
- Où souffres-tu ?
- Mon ami, je ne souffre pas ; je me porte à merveille, et n'ai besoin de rien ! Vraiment, je me sens
mieux... Allez, laissez-moi.
Cette première fois, Adolphe s'en va presque triste.
Huit jours se passent pendant lesquels Caroline ordonne à tous ses domestiques de cacher à monsieur
l'état déplorable où elle se trouve : elle languit, elle sonne quand elle est près de défaillir, elle
consomme beaucoup d'éther. Les gens apprennent enfin à monsieur l'héroïsme conjugal de madame, et
Adolphe reste un soir après dîner et voit sa femme embrassant à outrance sa petite Marie.
- Pauvre enfant ! il n'y a que toi qui me fais regretter mon avenir ! Oh ! mon Dieu, qu'est-ce que la
vie ?
- Allons, mon enfant, dit Adolphe, pourquoi se chagriner ?...
- Oh ! je ne me chagrine pas !... la mort n'a rien qui m'effraie... je voyais ce matin un enterrement,
et je trouvais le mort bien heureux ! Comment se fait-il que je ne pense qu'à mourir ?... Est-ce une
maladie ?... Il me semble que je mourrai de ma main.
Plus Adolphe tente d'égayer Caroline, plus Caroline s'enveloppe dans les crêpes d'un deuil à larmes
continues. Cette seconde fois, Adolphe reste et s'ennuie. Puis à la troisième attaque à larmes
forcées, il sort sans aucune tristesse. Enfin il se blase sur ces plaintes éternelles, sur ces
attitudes de mourant, sur ces larmes de crocodile. Et il finit par dire : « Si tu es malade, Caroline,
il faut voir un médecin...
- Comment tu voudras ! cela finira plus promptement ainsi, cela me va... Mais alors, amène un fameux
médecin. »
Au bout d'un mois, Adolphe, fatigué d'entendre l'air funèbre que Caroline lui joue sur tous les tons,
amène un grand médecin. A Paris, les médecins sont tous des gens d'esprit, et ils se connaissent
admirablement en Nosographie conjugale.
- Eh bien ! madame, dit le grand médecin, comment une si jolie femme s'avise-t-elle d'être malade ?
- Oui, monsieur, de même que le nez du père Aubry, j'aspire à la tombe...
Caroline, par égard pour Adolphe, essaie de sourire.
- Bon, cependant vous avez les yeux vifs : ils souhaitent peu nos infernales drogues...
- Regardez-y bien, docteur, la fièvre me dévore, une petite fièvre imperceptible, lente...
Et elle arrête le plus malicieux de ses regards sur l'illustre docteur, qui se dit en lui-même : « Quels
yeux ! »
- Bien, voyons la langue ? dit-il tout haut.
Caroline montre sa langue de chat entre deux rangées de dents blanches comme celles d'un chien.
- Elle est un peu chargée, au fond ; mais vous avez déjeuné... fait observer le grand médecin, qui se
tourne vers Adolphe.
- Rien, répond Caroline, deux tasses de thé...
Adolphe et l'illustre docteur se regardent, car le docteur se demande qui, de madame ou de monsieur, se
moque de lui.
- Que sentez-vous ? demande gravement le docteur à Caroline.
- Je ne dors pas.
- Bon !
- Je n'ai pas d'appétit...
- Bien !
- J'ai des douleurs, là...
Le médecin regarde l'endroit indiqué par Caroline.
- Très bien ! nous verrons cela tout à l'heure... Après ?...
- Il me passe des frissons par moments...
- Bon !
- J'ai des tristesses, je pense toujours à la mort, j'ai des idées de suicide.
- Ah ! vraiment ?
- Il me monte des feux à la figure ; tenez, j'ai constamment des tressaillements à la paupière...
- Très bien : nous nommons cela un trismus.
Le docteur explique pendant un quart d'heure, en employant les termes les plus scientifiques, la nature
du trismus, d'où il résulte que le trismus est le trismus ; mais il fait observer
avec la plus grande modestie que, si la science sait que le trismus est le trismus, elle
ignore entièrement la cause de ce mouvement nerveux, qui va, vient, passe, reparaît...
- Et, dit-il, nous avons reconnu que c'était purement nerveux.
- Est-ce bien dangereux ? demande Caroline inquiète.
- Nullement. Comment vous couchez-vous ?
- En rond.
- Bien ; sur quel côté ?
- A gauche.
- Bien ; combien avez-vous de matelas à votre lit ?
- Trois.
- Bien ; y a-t-il un sommier ?
- Mais, oui...
- Quelle est la substance du sommier ?
- Le crin.
- Bon. Marchez un peu devant moi !... Oh ! mais naturellement, et comme si nous ne vous regardions
pas...
Caroline marche à la Elssler, en agitant sa tournure de la façon la plus andalouse.
- Vous ne sentez pas un peu de pesanteur dans les genoux ?
- Mais... non... (Elle revient à sa place.) Mon Dieu, quand on s'examine... il me semble maintenant que
oui...
- Bon. Vous êtes restée à la maison depuis quelque temps ?
- Oh ! oui, monsieur, beaucoup trop... et seule.
- Bien, c'est cela. Comment vous coiffez-vous pour la nuit ?
- Un bonnet brodé, puis quelquefois par-dessus un foulard...
- Vous n'y sentez pas des chaleurs... une petite sueur ?...
- En dormant, cela me semble difficile.
- Vous pourriez trouver votre linge humide à l'endroit du front en vous réveillant.
- Quelquefois.
- Bon. Donnez-moi votre main.
Le docteur tire sa montre.
- Vous ai-je dit que j'ai des vertiges ? dit Caroline.
- Chut !... fait le docteur qui compte les pulsations. Est-ce le soir ?
- Non, le matin.
- Ah ! diantre, des vertiges le matin, dit-il en regardant Adolphe.
- Eh bien ! que dites-vous de l'état de madame ? demande Adolphe.
- Le duc de G. n'est pas allé à Londres, dit le grand médecin en étudiant la peau de Caroline, et l'on
en cause beaucoup au faubourg Saint-Germain.
- Vous y avez des malades ? demande Caroline.
- Presque tous les miens y sont... Eh ! mon Dieu ! j'en ai sept à voir ce matin, dont quelques-uns sont
en danger...
Le docteur se lève.
- Que pensez-vous de moi, monsieur ? dit Caroline.
- Madame, il faut des soins, beaucoup de soins, prendre des adoucissants, de l'eau de guimauve, un
régime doux, viandes blanches, faire beaucoup d'exercice.
- En voilà pour vingt francs, se dit en lui-même Adolphe en souriant.
Le grand médecin prend Adolphe par le bras, et l'emmène en se faisant reconduire ; Caroline les suit sur
la pointe du pied.
- Mon cher, dit le grand médecin, je viens de traiter fort légèrement madame, il ne fallait pas
l'effrayer, ceci vous regarde plus que vous ne pensez... Ne négligez pas trop madame ; elle est d'un
tempérament puissant, d'une santé féroce. Tout cela réagit sur elle. La nature a ses lois, qui,
méconnues, se font obéir. Madame peut arriver à un état morbide qui vous ferait cruellement repentir de
l'avoir négligée... Si vous l'aimez, aimez-la ; si vous ne l'aimez plus, et que vous teniez à conserver
la mère de vos enfants, la décision à prendre est un cas d'hygiène, mais elle ne peut venir que de
vous !...
« Comme il m'a comprise !... » se dit Caroline. Elle ouvre la porte et dit : « Docteur, vous ne m'avez
pas écrit les doses !... »
Le grand médecin sourit, salue et glisse dans sa poche une pièce de vingt francs en laissant Adolphe
entre les mains de sa femme, qui le prend et lui dit : « Quelle est la vérité sur mon état ?... faut-il
me résigner à mourir ?...
- Eh ! il m'a dit que tu as trop de santé ! s'écrie Adolphe impatienté. »
Caroline s'en va pleurer sur son divan.
- Qu'as-tu ?
- J'en ai pour longtemps... Je te gêne, tu ne m'aimes plus... Je ne veux plus consulter ce médecin-là...
Je ne sais pas pourquoi madame Fouillepointe m'a conseillé de le voir, il ne m'a dit que des
sottises !... et je sais mieux que lui ce qu'il me faut...
- Que te faut-il ?....
- Ingrat, tu le demandes ?... dit-elle en passant sa tête sur l'épaule d'Adolphe.
Adolphe, effrayé, se dit : « Il a raison, le docteur, elle peut devenir d'une exigence maladive, et que
deviendrai-je, moi ?... Me voilà forcé d'opter entre la folie physique de Caroline ou quelque petit
cousin. »
Caroline chante alors une mélodie de Schubert avec l'exaltation d'une hypocondriaque.