I - Le coup de Jarnac
Est-ce une petite, est-ce une grande misère ? je ne sais ; elle est
grande pour les gendres ou pour vos belles-filles, elle est excessivement petite pour vous.
- Petite, cela vous plaît à dire ; mais un enfant coûte énormément ! s'écrie un époux dix fois trop
heureux qui fait baptiser son onzième, nommé le petit dernier - un mot avec lequel les femmes
abusent leurs familles.
Quelle est cette misère ? me direz-vous. Hé bien ! cette misère est comme beaucoup de petites misères
conjugales : un bonheur pour quelqu'un.
Vous avez, il y a quatre mois, marié votre fille, que nous appellerons du doux nom de CAROLINE, pour en
faire le type de toutes les épouses.
Caroline est, comme toujours, une charmante jeune personne, et vous lui avez trouvé pour mari :
Soit un avoué de première instance, soit un capitaine en second, peut-être un ingénieur de troisième
classe ; ou un juge suppléant ; ou encore un jeune vicomte. Mais plus certainement, ce que recherchent
le plus les familles sensées, l'idéal de leurs désirs : le fils unique d'un riche propriétaire !...
(Voyez la Préface.)
Ce phénix, nous le nommerons ADOLPHE, quels que soient son état dans le monde, son âge, et la couleur de
ses cheveux.
L'avoué, le capitaine, l'ingénieur, le juge, enfin le gendre, Adolphe et sa famille ont vu dans
mademoiselle Caroline :
l° - Mademoiselle Caroline.
2° - Fille unique de votre femme et de vous.
Ici, nous sommes forcé de demander, comme à la Chambre, la division.
I. DE VOTRE FEMME
Votre femme doit recueillir l’héritage d'un oncle maternel, vieux podagre qu'elle mitonne, soigne,
caresse et emmitoufle ; sans compter la fortune de son père à elle. Caroline a toujours adoré son
oncle, son oncle qui la faisait sauter sur ses genoux, son oncle qui... son oncle que... son oncle
enfin, dont la succession est estimée deux cent mille francs.
De votre femme, personne bien conservée, mais dont l'âge a été l'objet de mûres réflexions et d'un long
examen de la part des aves et ataves de votre gendre. Après bien des escarmouches respectives entre les
belles-mères, elles se sont confié leurs petits secrets de femmes mûres.
- Et vous, ma chère dame ?
- Moi, Dieu merci ! j'en suis quitte, et vous ?
- Moi, je l'espère bien ! a dit votre femme.
- Tu peux épouser Caroline, a dit la mère d'Adolphe à votre futur gendre, Caroline héritera seule de sa
mère, et de son oncle et de son grand-père.
II. DE VOUS
Qui jouissez encore de votre grand-père maternel, un bon vieillard dont la succession ne vous sera
pas disputée : il est en enfance, et dès lors incapable de tester.
De vous, homme aimable, mais qui avez mené une vie assez libertine dans votre jeunesse. Vous avez
d'ailleurs cinquante-neuf ans, votre tête est couronnée, on dirait, d'un genou qui passe au travers
d'une perruque grise.
3° - Une dot de trois cent mille francs !...
4° - La soeur unique de Caroline, une petite niaise de douze ans, souffreteuse, et qui promet de ne pas laisser vieillir ses os.
5° - Votre fortune à vous, beau-père (dans un certain monde, on dit le papa beau-père), vingt mille livres de rente, qui s'augmenteront d'une succession sous peu de temps.
6° - La fortune de votre femme, qui doit se grossir de deux successions : l'oncle et le grand-père.
Trois successions et les économies, ci ... | 750,000 F |
Votre fortune ........................................... | 250,000 F |
Celle de votre femme .............................. | 250,000 F |
__________ | |
Total ......................................................... | 1,250,000 F |
qui ne peuvent s'envoler !
Voilà l'autopsie de tous ces brillants hyménées qui conduisent leurs choeurs dansants et mangeants,
en gants blancs, fleuris à la boutonnière, bouquets de fleurs d'oranger, cannetilles, voiles, remises et
cochers allant de la mairie à l'église, de l'église au banquet, du banquet à la danse, et de la danse
dans la chambre nuptiale, aux accents de l'orchestre et aux plaisanteries consacrées que disent les
restes de dandies ; car n'y a-t-il pas, de par le monde, des restes de dandies, comme il y a des restes
de chevaux anglais ? Oui, voilà l'ostéologie des plus amoureux désirs.
La plupart des parents ont dit leur mot sur ce mariage. Ceux du côté du marié :
- Adolphe a fait une bonne affaire.
Ceux du côté de la mariée :
- Caroline a fait un excellent mariage. Adolphe est fils unique, et il aura soixante mille francs de
rente, un jour ou l'autre !...
Un jour, l'heureux juge, l'ingénieur heureux, l'heureux capitaine ou l'heureux avoué, l'heureux fils
unique d'un riche propriétaire, Adolphe enfin, vient dîner chez vous, accompagné de sa famille.
Votre fille Caroline est excessivement orgueilleuse de la forme un peu bombée de sa taille. Toutes les
femmes déploient une innocente coquetterie pour leur première grossesse. Semblables au soldat qui se
pomponne pour sa première bataille, elles aiment à faire la pâle, la souffrante ; elles se lèvent d'une
certaine manière, et marchent avec les plus jolies affectations. Encore fleurs, elles ont un fruit :
elles anticipent alors sur la maternité. Toutes ces façons sont excessivement charmantes... la première
fois.
Votre femme, devenue la belle-mère d'Adolphe, se soumet à des corsets de haute pression. Quand sa fille
rit, elle pleure ; quand sa Caroline étale son bonheur, elle rentre le sien. Après dîner, l'oeil
clairvoyant de la co-belle-mère a deviné l'oeuvre de ténèbres.
Votre femme est grosse ! la nouvelle éclate, et votre plus vieil ami de collège vous dit en riant :
« Ah ! vous avez fait des nôtres ? »
Vous espérez dans une consultation qui doit avoir lieu le lendemain. Vous, homme de coeur, vous
rougissez, vous espérez une hydropisie ; mais les médecins ont confirmé l'arrivée d'un petit
dernier !...
Quelques maris timorés vont alors à la campagne ou mettent à exécution un voyage en Italie. Enfin une
étrange confusion règne dans votre ménage. Vous et votre femme, vous êtes dans une fausse position.
- Comment ! toi, vieux coquin, tu n'as pas eu honte de... ? vous dit un mari sur le boulevard.
- Eh ! bien, oui ! fais-en autant, répliquez-vous enragé.
- Comment, le jour où ta fille ?... mais c'est immoral ! Et une vieille femme ? mais c'est une
infirmité !
- Nous avons été volés comme dans un bois, dit la famille de votre gendre.
Comme dans un bois ! est une gracieuse expression pour la belle-mère.
Cette famille espère que l'enfant qui coupe en trois les espérances de fortune sera, comme tous les
enfants des vieillards, un scrofuleux, un infirme, un avorton. Naîtra-t-il viable ?
Cette famille attend l'accouchement de votre femme avec l'anxiété qui agita la maison d'Orléans pendant
la grossesse de la duchesse de Berry : une seconde fille procurait le trône à la branche cadette, sans
les conditions onéreuses de juillet ; Henri V raflait la couronne. Dès lors, la maison d'Orléans a été
forcée de jouer quitte ou double - les événements lui ont donné la partie.
La mère et la fille accouchent à neuf jours de distance.
Le premier enfant de Caroline est une pâle et maigrichonne petite fille qui ne vivra pas.
Le dernier enfant de sa mère est un superbe garçon, pesant douze livres, qui a deux dents, et des
cheveux superbes.
Vous avez désiré pendant seize ans un fils. Cette misère conjugale est la seule qui vous rende fou de
joie. Car votre femme rajeunie rencontre, dans cette grossesse, ce qu'il faut appeler l'été de la
Saint-Marin des femmes : elle nourrit, elle a du lait ! son teint est frais, elle est blanche et
rose.
A quarante-deux ans, elle fait la jeune femme, achète des petits bas, se promène suivie d'une bonne,
brode des bonnets, garnit des béguins. Alexandrine a pris son parti, elle instruit sa fille par
l'exemple ; elle est ravissante, elle est heureuse. Et cependant c'est une misère, petite pour vous,
grande pour votre gendre. Cette misère est des deux genres, elle vous est commune à vous et à votre
femme. Enfin, dans ces cas-là, votre paternité vous rend d'autant plus fier qu'elle est incontestable,
mon cher monsieur !
II - Les Découvertes
Généralement, une jeune personne ne découvre son vrai caractère qu'après
deux ou trois années de mariage. Elle dissimule, sans le vouloir, ses défauts au milieu des premières
joies, des premières fêtes. Elle va dans le monde pour y danser, elle va chez ses parents pour vous y
faire triompher, elle voyage escortée par les premières malices de l'amour, elle se fait femme. Puis
elle devient mère et nourrice, et dans cette situation pleine de jolies souffrances, qui ne laisse à
l'observation ni une parole ni une minute, tant les soins y sont multipliés, il est impossible de juger
d'une femme. Il vous a donc fallu trois ou quatre ans de vie intime avant que vous ayez pu découvrir
une chose horriblement triste, un sujet de perpétuelles terreurs.
Votre femme, cette jeune fille à qui les premiers plaisirs de la vie et de l'amour tenaient lieu de
grâce et d'esprit, si coquette, si animée, si vive, dont les moindres mouvements avaient une délicieuse
éloquence, a dépouillé lentement, un à un, ses artifices naturels. Enfin, vous avez aperçu la vérité !
Vous vous y êtes refusé, vous avez cru vous tromper ; mais non : Caroline manque d'esprit, elle est
lourde, elle ne sait ni plaisanter, ni discuter, elle a parfois peu de tact. Vous êtes effrayé. Vous
vous voyez pour toujours obligé de conduire cette chère Minette à travers des chemins épineux où
vous laisserez votre amour-propre en lambeaux.
Vous avez été déjà atteint par des réponses qui, dans le monde, ont été poliment accueillies : on a
gardé le silence au lieu de sourire ; mais vous aviez la certitude qu'après votre départ les femmes
s'étaient regardées en se disant : « Avez-vous entendu madame Adolphe ?
- Pauvre petite femme, elle est...
- Bête comme un chou.
- Comment, lui, qui certes est un homme d'esprit, a-t-il pu choisir ?...
- Il devrait former sa femme, l'instruire, ou lui apprendre à se taire. »
Axiomes
Un homme est, dans notre civilisation, responsable de toute sa femme.
Ce n'est pas le mari qui forme la femme.
Un jour, Caroline aura soutenu mordicus chez madame de Fischtaminel, une femme très distinguée,
que le petit dernier ne ressemblait ni à son père ni à sa mère, mais à l'ami de la maison. Elle aura
peut-être éclairé monsieur de Fischtaminel, et inutilisé les travaux de trois années, en renversant
l'échafaudage des assertions de madame de Fischtaminel, qui, depuis cette visite, vous marque de la
froideur, car elle soupçonne chez vous une indiscrétion faite à votre femme.
Un soir, Caroline, après avoir fait causer un auteur sur ses ouvrages, aura terminé en donnant le
conseil à ce poète, déjà fécond, de travailler enfin pour la postérité. Tantôt elle se plaint de la
lenteur du service à table chez des gens qui n'ont qu'un domestique et qui se sont mis en quatre pour la
recevoir. Tantôt elle médit des veuves qui se remarient, devant madame Deschars, mariée en troisièmes
noces à un ancien notaire, à Nicolas-jean-jérôme-Népomucène-Ange-Marie-Victor-Joseph Deschars, l'ami de
votre père.
Enfin vous n'êtes plus vous-même dans le monde avec votre femme. Comme un homme qui monte un cheval
ombrageux et qui le regarde sans cesse entre les deux oreilles, vous êtes absorbé par l'attention avec
laquelle vous écoutez votre Caroline.
Pour se dédommager du silence auquel sont condamnées les demoiselles, Caroline parle, ou mieux, elle
babille ; elle veut faire de l'effet, et elle en fait : rien ne l'arrête ; elle s'adresse aux hommes les
plus éminents, aux femmes les plus considérables ; elle se fait présenter, elle vous met au supplice.
Pour vous, aller dans le monde, c'est aller au martyre.
Elle commence à vous trouver maussade : vous êtes attentif, voilà tout ! Enfin, vous la maintenez dans
un petit cercle d'amis, car elle vous a déjà brouillé avec des gens de qui dépendaient vos intérêts.
Combien de fois n'avez-vous pas reculé devant la nécessité d'une remontrance, le matin, au réveil, quand
vous l'aviez bien disposée à vous écouter ? Une femme écoute très rarement. Combien de fois n'avez-vous
pas reculé devant le fardeau de vos obligations magistrales ?
La conclusion de votre communication ministérielle ne devrait-elle pas être : « Tu n'as pas d'esprit. »
Vous pressentez l'effet de votre première leçon, Caroline se dira : « Ah ! je n'ai pas d'esprit ! »
Aucune femme ne prend jamais ceci en bonne part. Chacun de vous tirera son épée et jettera le
fourreau. Six semaines après, Caroline peut vous prouver qu'elle a précisément assez d'esprit pour vous
minotauriser sans que vous vous en aperceviez.
Effrayé de cette perspective, vous épuisez alors les formules oratoires, vous les interrogez, vous
cherchez la manière de dorer cette pilule.
Enfin, vous trouvez le moyen de flatter tous les amours-propres de Caroline, car :
Axiome
Une femme mariée a plusieurs amours-propres.
Vous dites être son meilleur ami, le seul bien placé pour l'éclairer ; plus vous y mettez de
préparation, plus elle est attentive et intriguée. En ce moment, elle a de l'esprit.
Vous demandez à votre chère Caroline, que vous tenez par la taille, comment, elle, si spirituelle avec
vous, qui a des réponses charmantes (vous lui rappelez des mots qu'elle n'a jamais eus, que vous lui
prêtez, qu'elle accepte en souriant), comment elle peut dire ceci, cela, dans le monde. Elle est sans
doute, comme beaucoup de femmes, intimidée dans les salons.
- Je connais, dites-vous, bien des hommes fort distingués qui sont ainsi.
Vous citez d'admirables orateurs de petit comité auxquels il est impossible de prononcer trois phrases à
la tribune. Caroline devrait veiller sur elle ; vous lui vantez le silence comme la plus sûre méthode
d'avoir de l'esprit. Dans le monde, on aime qui nous écoute.
Ah ! vous avez rompu la glace, vous avez patiné sur ce miroir sans le rayer ; vous avez pu passer la
main sur la croupe de la Chimère la plus féroce et la plus sauvage, la plus éveillée, la plus
clairvoyante, la plus inquiète, la plus rapide, la plus jalouse, la plus ardente, la plus violente, la
plus simple, la plus élégante, la plus déraisonnable, la plus attentive du monde moral : LA VANITÉ
D'UNE FEMME !...
Caroline vous a saintement serré dans ses bras, elle vous a remercié de vos avis, elle vous en aime
davantage ; elle veut tout tenir de vous, même l'esprit ; elle peut être sotte, mais ce qui vaut mieux
que de dire de jolies choses, elle sait en faire !... elle vous aime. Mais elle désire être aussi votre
orgueil ! Il ne s'agit pas de savoir se bien mettre, d'être élégante et belle ; elle veut vous rendre
fier de son intelligence. Vous êtes l'homme le plus heureux du monde d'avoir su sortir de ce premier
mauvais pas conjugal.
- Nous allons ce soir chez madame Deschars, où l'on ne sait que faire pour s'amuser ; on y joue à toutes
sortes de jeux innocents à cause du troupeau de jeunes femmes et de jeunes filles qui y sont ; tu
verras !... dit-elle.
Vous êtes si heureux que vous fredonnez des airs en rangeant toutes sortes de choses chez vous, en
caleçon et en chemise. Vous ressemblez à un lièvre faisant ses cent mille tours sur un gazon fleuri,
parfumé de rosée. Vous ne passez votre robe de chambre qu'à la dernière extrémité, quand le déjeuner
est sur la table.
Pendant la journée, si vous rencontrez des amis, et si l'on vient à parler femmes, vous les défendez ;
vous trouvez les femmes charmantes, douces ; elles ont quelque chose de divin.
Combien de fois nos opinions nous sont-elles dictées par les événements inconnus de notre vie ?
Vous menez votre femme chez madame Deschars. Madame Deschars est une mère de famille excessivement
dévote, et chez qui l'on ne trouve pas de journaux à lire ; elle surveille ses filles, qui sont de trois
lits différents, et les tient d'autant plus sévèrement qu'elle a eu, dit-on, quelques petites
choses à se reprocher pendant ses deux précédents mariages. Chez elle, personne n'ose hasarder une
plaisanterie. Tout y est blanc et rose, parfumé de sainteté, comme chez les veuves qui atteignent aux
confins de la troisième jeunesse. Il semble que ce soit la Fête-Dieu tous les jours.
Vous, jeune mari, vous vous unissez à la société juvénile des jeunes femmes, des petites filles, des
demoiselles et des jeunes gens qui sont dans la chambre à coucher de madame Deschars. Les gens braves,
les hommes politiques, les têtes à whist et à thé sont dans le grand salon.
On joue à deviner des mots à plusieurs sens, d'après les réponses que chacun doit faire à ces
questions.
- Comment l'aimez-vous ?
- Qu'en faites-vous ?
- Où le mettez-vous ?
Votre tour arrive de deviner un mot, vous allez dans le salon, vous vous mêlez à une discussion, et vous
revenez appelé par une rieuse petite fille. On vous a cherché quelque mot qui puisse prêter aux
réponses les plus énigmatiques. Chacun sait que, pour embarrasser les fortes têtes, le meilleur moyen
est de choisir un mot très vulgaire, et de comploter des phrases qui jettent l'OEdipe de salon à mille
lieues de chacune de ses pensées.
Ce jeu remplace difficilement le lansquenet ou le creps, mais il est peu dispendieux.
Le mot MAL a été promu à l'état de Sphinx. Chacun s'est promis de vous dérouter. Le mot, entre autres
acceptions, a celle de mal, substantif qui signifie, en éthique, le contraire du bien ; de
mal, substantif qui prend mille expressions pathologiques ; puis malle, la voiture du
gouvernement ; et enfin malle, ce coffre, varié de forme, à tous crins, à toutes peaux, à
oreilles, qui marche rapidement, car il sert à emporter les effets de voyage, dirait un homme de l'école
de Delille.
Pour vous, homme d'esprit, le Sphinx déploie ses coquetteries, il étend ses ailes, les replie ; il vous
montre ses pattes de lion, sa gorge de femme, ses reins de cheval, sa tête intelligente ; il agite ses
bandelettes sacrées, il se pose et s'envole, revient et s'en va, balaie la place de sa queue
redoutable ; il fait briller ses griffes, il les rentre ; il sourit, il frétille, il murmure ; il a des
regards d'enfant joyeux, de matrone ; il est surtout moqueur.
- Je l'aime d'amour.
- Je l'aime chronique.
- Je l'aime à crinière fournie.
- Je l'aime à secret.
- Je l'aime dévoilé.
- Je l'aime à cheval.
- Je l'aime comme venant de Dieu, a dit madame Deschars.
- Comment l'aimes-tu ? dites-vous à votre femme.
- Je l'aime légitime.
La réponse de votre femme est incomprise, et vous envoie promener dans les champs constellés de
l'infini, où l'esprit, ébloui par la multitude des créations, ne peut rien choisir.
On le place :
- Dans une remise.
- Au grenier.
- Dans un bateau à vapeur.
- Dans la presse.
- Dans une charrette.
- Dans les bagnes.
- Aux oreilles.
- En boutique.
Votre femme vous dit en dernier : « Dans mon lit. »
Vous y étiez, mais ne savez aucun mot qui aille à cette réponse, madame Deschars n'ayant pu rien
permettre d'indécent.
- Qu'en fais-tu ?
- Mon seul bonheur, dit votre femme après les réponses de chacun, qui toutes vous ont fait parcourir le
monde entier des suppositions linguistiques.
Cette réponse frappe tout le monde, et vous particulièrement ; aussi vous obstinez-vous à chercher le
sens de cette réponse.
Vous pensez à la bouteille d'eau chaude enveloppée de linge que votre femme fait mettre à ses pieds
dans les grands froids,
A la bassinoire, surtout !...
A son bonnet,
A son mouchoir,
Au papier de ses papillotes,
A l'ourlet de sa chemise,
A sa broderie,
A sa camisole,
A votre foulard,
A l'oreiller,
A la table de nuit, où vous ne trouvez rien de convenable.
Enfin, comme le plus grand bonheur des répondants est de voir leur OEdipe mystifié, que chaque mot donné
pour le vrai les jette en des accès de rire, les hommes supérieurs aiment mieux, en ne voyant cadrer
aucun mot à toutes les explications, s'avouer vaincus que de dire inutilement trois substantifs.
D'après la loi de ce jeu innocent, vous êtes condamné à retourner dans le salon après avoir donné un
gage ; mais vous êtes si excessivement intrigué par les réponses de votre femme, que vous demandez le
mot.
- Mal, vous crie une petite fille.
Vous comprenez tout, moins les réponses de votre femme : elle n'a pas joué le jeu. Madame Deschars, ni
aucune des jeunes femmes, n'a compris. On a triché. Vous vous révoltez, il y a émeute de petites
filles, de jeunes femmes. On cherche, on s'intrigue. Vous voulez une explication, et chacun partage
votre désir.
- Dans quelle acception as-tu donc pris ce mot, ma chère ? demandez-vous à Caroline.
- Eh bien ! mâle.
Madame Deschars se pince les lèvres et manifeste le plus grand mécontentement ; les jeunes femmes
rougissent et baissent les yeux ; les petites filles agrandissent les leurs, se poussent les coudes et
ouvrent les oreilles. Vous restez les pieds cloués sur le tapis, et vous avez tant de sel dans la gorge
que vous croyez à une répétition inverse de l'accident qui délivra Loth de sa femme.
Vous apercevez une vie infernale : le monde est impossible. Rester chez vous avec cette triomphante
bêtise, autant aller au bagne.
Axiome
Les supplices moraux surpassent les douleurs physiques de toute la hauteur qui existe entre l'âme et le corps.
Vous renoncez à éclairer votre femme.
Caroline est une seconde édition de Nabuchodonosor, car un jour, de même que la chrysalide royale, elle
passera du velu de la bête à la férocité de la pourpre impériale.
III - Les attentions d'une jeune femme
Au nombre des délicieuses joyeusetés de la vie de garçon, tout homme
compte l'indépendance de son lever. Les fantaisies du réveil compensent les tristesses du coucher. Un
garçon se tourne et se retourne dans son lit ; il peut bâiller à faire croire qu'il se commet des
meurtres, crier à faire croire qu'il se commet des joies excessives. Il peut manquer à ses serments de
la veille, laisser brûler son feu allumé dans sa cheminée et sa bougie dans les bobèches, enfin, se
rendormir malgré des travaux pressés. Il peut maudire ses bottes prêtes qui lui tendent leurs bouches
noires et qui hérissent leurs oreilles, ne pas voir les crochets d'acier qui brillent éclairés par un
rayon de soleil filtré à travers les rideaux, se refuser aux réquisitions sonores de la pendule
obstinée, s'enfoncer dans sa ruelle en se disant : « Hier, oui, hier c'était bien pressé, mais
aujourd'hui, ce ne l'est plus. HIER est un fou, AUJOURD'HUI est le sage ; il existe entre eux deux
la nuit qui porte conseil, la nuit qui éclaire... Je devrais y aller, je devrais faire, j'ai promis...
Je suis un lâche... ; mais comment résister aux ouates de mon lit ? J'ai les pieds mous, je dois être
malade, je suis trop heureux... Je veux revoir les horizons impossibles de mon rêve, et mes femmes sans
talons, et ces figures ailées et ces natures complaisantes. Enfin, j'ai trouvé le grain de sel à mettre
sur la queue de cet oiseau qui s'envolait toujours. Cette coquette a les pieds pris dans la glu, je la
tiens... »
Votre domestique lit vos journaux, il entrouvre vos lettres, il vous laisse tranquille. Et vous vous
rendormez bercé par le bruit vague des premières voitures. Ces terribles, ces pétulantes, ces vives
voitures chargées de viande, ces charrettes à mamelles de fer-blanc pleines de lait, et qui font des
tapages infernaux, qui brisent les pavés, elles roulent sur du coton, elles vous rappellent vaguement
l'orchestre de Napoléon Musard. Quand votre maison tremble dans ses membrures et s'agite sur sa quille,
vous vous croyez comme un marin bercé par le zéphir.
Toutes ces joies, vous seul les faites finir en jetant votre foulard comme on tortille sa serviette
après le dîner, en vous dressant sur votre... ah ! cela s'appelle votre séant. Et vous vous
grondez vous-même en vous disant quelque dureté, comme: « Ah ! ventrebleu ! il faut se lever. - Chasseur
diligent, - mon ami, qui veut faire fortune doit se lever matin, - tu es un drôle, un paresseux. »
Vous restez sur ce temps. Vous regardez votre chambre, vous rassemblez vos idées. Enfin, vous sortez
hors du lit, - spontanément avec courage ! - par votre propre vouloir !
Vous allez au feu, vous consultez la plus complaisante de toutes les pendules, vous interjetez des
espérances ainsi conçues : « Chose est paresseux, je le trouverai, bien encore ! - Je vais courir. - Je
le rattraperai, s'il est sorti. - On m'aura bien attendu. - Il y a un quart d'heure de grâce dans tous
les rendez-vous, même entre débiteur et créancier. »
Vous mettez vos bottes avec fureur, vous vous habillez comme quand vous avez peur d'être surpris peu
vêtu, vous avez les plaisirs de la hâte, vous interpellez vos boutons ; enfin vous sortez comme un
vainqueur, sifflotant, brandissant votre canne, secouant les oreilles, galopant.
- Après tout, dites-vous, vous n'avez de compte à rendre à personne, vous êtes votre maître !
Toi, pauvre homme marié, tu as fait la sottise de dire à ta femme : « Ma bonne, demain... (quelquefois
elle le sait deux jours à l'avance), je dois me lever de grand matin. » Malheureux Adolphe, vous avez
surtout prouvé la gravité de ce rendez-vous : « Il s'agit de... et de... et encore de..., enfin de... »
Deux heures avant le jour, Caroline vous réveille tout doucement, et vous dit tout doucement :
- Mon ami, mon ami !...
- Quoi ? le feu, le...
- Non, dors, je me suis trompée, l'aiguille était là, tiens ! Il n'est que quatre heures, tu as encore
deux heures à dormir.
Dire à un homme : Vous n'avez plus que deux heures à dormir, n'est-ce pas, en petit, comme quand on dit
à un criminel : « Il est cinq heures du matin, ce sera pour sept heures et demie » ? Ce sommeil est
troublé par une pensée grise, ailée, qui vient se cogner aux vitres de votre cervelle, à la façon des
chauves-souris.
Une femme est alors exacte comme un démon venant réclamer une âme qui lui a été vendue. Quand cinq
heures sonnent, la voix de votre femme, hélas ! trop connue, résonne dans votre oreille ; elle
accompagne le timbre, et vous dit avec une atroce douceur : « Adolphe, voilà cinq heures, lève-toi, mon
ami.
- Ouhouhi... ououhoin...
- Adolphe, tu manqueras ton affaire, c'est toi-même qui l'as dit.
- Ououhouin, ouhouhi... Vous vous roulez la tête avec désespoir.
- Allons, mon ami, je t'ai tout apprêté hier... Mon chat, tu dois partir ; veux-tu manquer le
rendez-vous ? Allons donc, lève-toi donc, Adolphe ! va-t'en. Voilà le jour. »
Caroline se lève en rejetant les couvertures : elle tient à vous montrer qu'elle peut se lever, sans
barguigner. Elle va ouvrir les volets, elle introduit le soleil, l'air du matin, le bruit de la rue.
Elle revient.
- Mais, mon ami, lève-toi donc ! Qui jamais aurait pu te croire sans caractère ? Oh ! les hommes !...
Moi, je ne suis qu'une femme, mais ce que je dis est fait...
Vous vous levez en grommelant, en maudissant le sacrement du mariage. Vous n'avez pas le moindre mérite
dans votre héroïsme : ce n'est pas vous, mais votre femme qui s'est levée. Caroline vous trouve tout ce
qu'il vous faut avec une promptitude désespérante ; elle prévoit tout, elle vous donne un cache-nez en
hiver, une chemise de batiste à raies bleues en été, vous êtes traité comme un enfant ; vous dormez
encore, elle vous habille, elle se donne tout le mal ; vous êtes jeté hors de chez vous. Sans elle
tout irait mal ! Elle vous rappelle pour vous faire prendre un papier, un portefeuille. Vous ne songez
à rien, elle songe à tout !
Vous revenez cinq heures après, pour le déjeuner, entre onze heures et midi. La femme de chambre est
sur la porte, dans l'escalier, sur le carré, causant avec quelque valet de chambre ; elle se sauve en
vous entendant ou vous apercevant. Votre domestique met le couvert sans se presser, il regarde par la
croisée, il flâne, il va et vient en homme qui sait avoir son temps à lui. Vous demandez où est votre
femme, vous la croyez sur pied.
- Madame est encore au lit, dit la femme de chambre.
Vous trouvez votre femme languissante, paresseuse, fatiguée, endormie. Elle avait veillé toute la nuit
pour vous éveiller, elle s'est recouchée, elle a faim.
Vous êtes cause de tous les dérangements. Si le déjeuner n'est pas prêt, elle en accuse votre départ. Si
elle n'est pas habillée, si tout est en désordre, c'est votre faute. A tout ce qui ne va pas, elle
répond : « Il a fallu te faire lever si matin ! » Monsieur s'est levé si matin ! est la raison
universelle. Elle vous fait coucher de bonne heure, parce que vous vous êtes levé matin. Elle ne peut
rien faire de la journée, parce que vous vous êtes levé matin.
Dix-huit mois après, elle vous dit encore - « Sans moi, tu ne te lèverais jamais. » A ses amies, elle
dit : « Monsieur se lever !... Oh ! sans moi, si je n'étais pas là, jamais il ne se lèverait. »
Un homme dont la tête grisonne lui dit : « Cela fait votre éloge, madame. » Cette critique, un peu leste,
met un terme à ses vanteries.
Cette petite misère, répétée deux ou trois fois, vous apprend à vivre seul au sein de votre ménage, à
n'y pas tout dire, à ne vous confier qu'à vous-même ; il vous paraît souvent douteux que les avantages
du lit nuptial en surpassent les inconvénients.
IV - Les taquinages
Vous avez passé de l'allégro sautillant du célibataire au grave andante
du père de famille.
Au lieu de ce joli cheval anglais cabriolant, piaffant entre les brancards vernis d'un tilbury léger
comme votre coeur, et mouvant sa croupe luisante sous le quadruple lacis des rênes et des guides que
vous savez manier, avec quelle grâce et quelle élégance, les Champs-Élysées le savent ! vous conduisez
un bon gros cheval normand à l'allure douce.
Vous avez appris la patience paternelle, et vous ne manquez pas d'occasions de le prouver. Aussi, votre
figure est-elle sérieuse.
A côté de vous, se trouve un domestique évidemment à deux fins, comme est la voiture. Cette voiture à
quatre roues, et montée sur des ressorts anglais, a du ventre, et ressemble à un bateau rouennais ; elle
a des vitrages, une infinité de mécanismes économiques. Calèche dans les beaux jours, elle doit être
un coupé les jours de pluie. Légère en apparence, elle est alourdie par six personnes et fatigue votre
unique cheval.
Au fond, se trouvent étalées comme des fleurs votre jeune femme épanouie, et sa mère, grosse rose
trémière à beaucoup de feuilles. Ces deux fleurs de la gent femelle gazouillent et parlent de vous,
tandis que le bruit des roues et votre attention de cocher, mêlés à votre défiance paternelle, vous
empêchent d'entendre le discours.
Sur le devant, il y a une jolie bonne proprette qui tient sur ses genoux une petite fille ; à côté
brille un garçon en chemise rouge plissée qui se penche hors de la voiture, veut grimper sur les
coussins, et s'est attiré mille fois des paroles qu'il sait être purement comminatoires, le : « Sois
donc sage, Adolphe », ou : « Je ne vous emmène plus, monsieur ! » de toutes les mamans.
La maman est en secret superlativement ennuyée de ce garçon tapageur ; elle s'est irritée vingt fois, et
vingt fois le visage de la petite endormie l'a calmée.
- Je suis mère, s'est-elle dit. Et elle a fini par maintenir son petit Adolphe.
Vous avez exécuté la triomphante idée de promener votre famille. Vous êtes parti le matin de votre
maison, où les ménages mitoyens se sont mis aux fenêtres en enviant le privilège que vous donne votre
fortune d'aller aux champs et d'en revenir sans subir les voitures publiques. Or, vous avez traîné
l'infortuné cheval normand à Vincennes à travers tout Paris, de Vincennes à Saint-Maur, de Saint-Maur à
Charenton, de Charenton en face de je ne sais quelle île qui a semblé plus jolie à votre femme et à
votre belle-mère que tous les paysages au sein desquels vous les avez menées.
- Allons à Maisons !... s'est-on écrié.
Vous êtes allé à Maisons, près d'Alfort. Vous revenez par la rive gauche de la Seine, au milieu d'un
nuage de poussière olympique très noirâtre. Le cheval tire péniblement votre famille ; hélas ! vous
n'avez plus aucun amour-propre, en lui voyant les flancs rentrés, et deux os saillants aux deux côtés du
ventre ; son poil est moutonné par la sueur sortie et séchée à plusieurs reprises, qui, non moins que la
poussière, a gommé, collé, hirsuté le poil de sa robe. Le cheval ressemble à un hérisson en colère,
vous avez peur qu'il ne soit fourbu, vous le caressez du fouet avec une espèce de mélancolie qu'il
comprend, car il agite la tête comme un cheval de coucou fatigué de sa déplorable existence.
Vous y tenez, à ce cheval, il est excellent ; il a coûté douze cents francs. Quand on a l'honneur
d'être père de famille, on tient à douze cents francs autant que vous tenez à ce cheval. Vous
apercevez le chiffre effrayant des dépenses extraordinaires dans le cas où il faudrait faire reposer
Coco. Vous prendrez pendant deux jours des cabriolets de place pour vos affaires. Votre femme fera la
moue de ne pouvoir sortir ; elle sortira, et prendra une remise. Le cheval donnera lieu à des extra que
vous trouverez sur le mémoire de votre unique palefrenier, un palefrenier unique, et que vous surveillez
comme toutes les choses uniques.
Ces pensées, vous les exprimez dans le mouvement doux par lequel vous laissez tomber le fouet le long
des côtes de l'animal engagé dans la poudre noire qui sable la route devant la Verrerie.
En ce moment, Adolphe, qui ne sait que faire dans cette boîte roulante, s'est tortillé, s'est attristé
dans son coin, et sa grand-mère inquiète lui a demandé :
- Qu'as-tu ?
- J'ai faim, a répondu l'enfant.
- Il a faim, a dit la mère à sa fille.
- Et comment n'aurait-il pas faim ? Il est cinq heures et demie, nous ne sommes seulement pas à la
barrière, et nous sommes partis depuis deux heures !
- Ton mari aurait pu nous faire dîner à la campagne.
- Il aime mieux faire faire deux lieues de plus à son cheval et revenir à la maison.
- La cuisinière aurait eu son dimanche. Mais Adolphe a raison, après tout. C'est une économie que de
dîner chez soi, répond la belle-mère.
- Adolphe, s'écrie votre femme, stimulée par le mot économie, nous allons si lentement que je vais avoir
le mal de mer, et vous nous menez ainsi précisément dans cette poussière noire. A quoi pensez-vous ? ma
robe et mon chapeau seront perdus.
- Aimes-tu mieux que nous perdions le cheval ? demandez-vous en croyant avoir répondu
péremptoirement.
- Il ne s'agit pas de ton cheval, mais de ton enfant qui se meurt de faim : voilà sept heures qu'il n'a
rien pris. Fouette donc ton cheval ! En vérité, ne dirait-on pas que tu tiens plus à ta rosse qu'à ton
enfant ?
Vous n'osez pas donner un seul coup de fouet au cheval, il aurait peut-être encore assez de vigueur pour
s'emporter et prendre le galop.
- Non, Adolphe tient à me contrarier, il va plus lentement, dit la jeune femme à sa mère. Va, mon ami,
va comme tu voudras. Et puis, tu diras que le suis dépensière en me voyant acheter un autre chapeau.
Vous dites alors des paroles perdues dans le bruit des roues.
- Mais quand tu me répondras par des raisons qui n'ont pas le sens commun ! crie Caroline.
Vous parlez toujours en tournant la tête vers la voiture et la retournant vers le cheval, afin de ne pas
faire de malheur.
- Bon ! accroche ! verse-nous, tu seras débarrassé de nous. Enfin, Adolphe, ton fils meurt de faim, il
est tout pâle !...
- Cependant, Caroline, dit la belle-mère, il fait ce qu'il peut...
Rien ne vous impatiente comme d'être protégé par votre belle-mère. Elle est hypocrite, elle est
enchantée de vous voir aux prises avec sa fille ; elle jette, tout doucement et avec des précautions
infinies, de l'huile sur le feu.
Quand vous arrivez à la barrière, votre femme est muette, elle ne dit plus rien, elle tient ses bras
croisés, elle ne veut pas vous regarder. Vous n'avez ni âme, ni coeur, ni sentiment. Il n'y a que vous
pour inventer de pareilles parties de plaisir. Si vous avez le malheur de rappeler à Caroline que c'est
elle qui, le matin, a exigé cette partie au nom de ses enfants et de sa nourriture (elle nourrit sa
petite), vous serez accablé sous une avalanche de phrases froides et piquantes.
Aussi acceptez-vous tout pour ne pas aigrir le but d'une femme qui ,nourrit, et à laquelle il faut
passer quelques petites choses, vous dit à l'oreille votre atroce belle-mère.
Vous avez au coeur toutes les furies d'Oreste.
A ces moments sacramentels dits par l'Octroi :
- Vous n'avez rien à déclarer ?...
- Je déclare, dit votre femme, beaucoup de mauvaise humeur et de poussière.
Elle rit, l'employé rit, il vous prend envie de verser votre famille dans la Seine.
Pour votre malheur, vous vous souvenez de la joyeuse et perverse fille qui avait un petit chapeau rose
et qui frétillait dans votre tilbury quand, six ans auparavant, vous aviez passé par là pour aller
manger une matelote. Une idée! Madame Schontz s'inquiétait bien d'enfants, de son chapeau, dont la
dentelle a été mise en pièces dans les fourrés ! elle ne s'inquiétait de rien, pas même de sa dignité,
car elle indisposa le garde-champêtre de Vincennes par la désinvolture de sa danse un peu risquée.
Vous rentrez chez vous, vous avez hâté rageusement votre cheval normand, vous n'avez évité ni
l'indisposition de votre animal, ni l'indisposition de votre femme.
Le soir, Caroline a très peu de lait. Si la petite crie à vous rompre la tête en suçant le sein de sa
mère, toute la faute est à vous, qui préférez la santé de votre cheval à celle de votre fils qui mourait
de faim, et de votre fille dont le souper a péri dans une discussion où votre femme a raison, comme
toujours !
- Après tout, dit-elle, les hommes ne sont pas mères.
Vous quittez la chambre et vous entendez votre belle-mère consolant sa fille par ces terribles
paroles : « Ils sont tous égoïstes, calme-toi ; ton père était absolument comme cela. »
V - Le conclusum
Il est huit heures, vous arrivez dans la chambre à coucher de votre
femme. Il y a force lumières. La femme de chambre et la cuisinière voltigent. Les meubles sont
encombrés de robes essayées, de fleurs rejetées.
Le coiffeur est là, l'artiste par excellence, autorité souveraine, à la fois rien et tout. Vous avez
entendu les autres domestiques allant et venant ; il y a eu des ordres donnés et repris, des commissions
bien ou mal faites. Le désordre est au comble. Cette chambre est un atelier d'où doit sortir une Vénus
de salon.
Votre femme veut être la plus belle du bal où vous allez. Est-ce encore pour vous, seulement pour elle,
ou pour autrui ? Questions graves ! Vous n'y pensez seulement pas.
Vous êtes serré, ficelé, harnaché dans vos habits de bal ; vous allez à pas comptés, regardant,
observant, songeant à parler d'affaires sur un terrain neutre avec un agent de change, un notaire ou
un banquier à qui vous ne voudriez pas donner l'avantage d'aller les trouver chez eux.
Un fait bizarre que chacun a pu observer, mais dont les causes sont presque indéterminables, est la
répugnance particulière que les hommes habillés et près d'aller en soirée manifestent pour les
discussions ou pour répondre à des questions. Au moment du départ, il est peu de maris qui ne soient
silencieux et profondément enfoncés dans des réflexions variables selon les caractères. Ceux qui
répondent ont des paroles brèves et péremptoires.
En ce moment, les femmes, elles, deviennent excessivement agaçantes, elles vous consultent, elles
veulent avoir votre avis sur la manière de dissimuler une queue de rose, de faire tomber une grappe de
bruyère, de tourner une écharpe. Il ne s'agit jamais de ces brimborions, mais d’elles-mêmes.
Suivant une jolie expression anglaise, elles pêchent les compliments à la ligne, et quelquefois mieux
que des compliments.
Un enfant qui sort du collège apercevrait la raison cachée derrière les saules de ces prétextes ; mais
votre femme vous est si connue, et vous avez tant de fois agréablement badiné sur ses avantages moraux
et physiques, que vous avez la cruauté de dire votre avis brièvement, en conscience ; et vous forcez
alors Caroline d'arriver à ce mot décisif, cruel à dire pour toutes les femmes, même celles qui ont
vingt ans de ménage :
- Il paraît que je ne suis pas à ton goût ?
Attiré sur le vrai terrain par cette question, vous lui jetez des éloges qui sont pour vous la petite
monnaie à laquelle vous tenez le moins, les sous, les liards de votre bourse.
- Cette robe est délicieuse je ne t'ai jamais vue si bien mise. - Le bleu, le rose, le jaune, le
ponceau (choisissez) te va à ravir. - La coiffure est très originale. - En entrant au bal, tout le monde
t'admirera. - Non seulement tu seras la plus belle, mais encore la mieux mise. - Elles enrageront toutes
de ne pas avoir ton goût. - La beauté, nous ne la donnons pas ; mais le goût est comme l'esprit, une
chose dont nous pouvons être fiers....
- Vous trouvez ? est-ce sérieusement, Adolphe ?
Votre femme coquette avec vous. Elle choisit ce moment pour vous arracher votre prétendue pensée sur
telle ou telle de ses amies, et pour vous glisser le prix des belles choses que vous louez. Rien n'est
trop cher pour vous plaire. Elle renvoie sa cuisinière.
- Partons, dires-vous.
Elle renvoie la femme de chambre après avoir renvoyé le coiffeur, et se met à tourner devant sa psyché,
en vous montrant ses plus glorieuses beautés.
- Partons, dites-vous.
- Vous êtes bien pressé, répond-elle.
Et elle se montre en minaudant, en s'exposant comme un beau fruit magnifiquement dressé dans l'étalage
d'un marchand de comestibles. Comme vous avez très bien dîné, vous l'embrassez alors au front, vous ne
vous sentez pas en mesure de contresigner vos opinions. Caroline devient sérieuse.
La voiture est avancée. Toute la maison regarde madame s'en allant ; elle est le chef-d'oeuvre auquel
chacun a mis la main, et tous admirent l'oeuvre commune.
Votre femme part enivrée d'elle-même et peu contente de vous. Elle marche glorieusement au bal, comme
un tableau chéri, pourléché dans l'atelier, caressé par le peintre, est envoyé dans le vaste bazar du
Louvre, à l'Exposition. Votre femme trouve, hélas ! cinquante femmes plus belles qu’elle ; elles ont
inventé des toilettes d'un prix fou, plus ou moins originales ; et il arrive pour l'oeuvre féminine ce
qui arrive au Louvre pour le chef-d'oeuvre : la robe de votre femme pâlit auprès d'une autre presque
semblable, dont la couleur, plus voyante, écrase la sienne. Caroline n'est rien, elle est à peine
remarquée. Quand il y a soixante jolies femmes dans un salon, le sentiment de la beauté se perd, on ne
sait plus rien de la beauté. Votre femme devient quelque chose de fort ordinaire. La petite ruse de
son sourire perfectionné ne se comprend plus parmi les expressions grandioses, auprès des femmes à
regards hautains et hardis. Elle est effacée, elle n'est pas invitée à danser. Elle essaie de se
grimer pour jouer le contentement, et comme elle n'est pas contente, elle entend dire : « Madame Adolphe
a bien mauvaise mine. » Les femmes lui demandent hypocritement si elle souffre ; pourquoi ne pas
danser. Elles ont un répertoire de malices couvertes de bonhomie, plaquées de bienveillance à faire
damner un saint, à rendre un singe sérieux et à donner froid à un démon.
Vous, innocent, qui jouez, allez et venez, et qui ne voyez pas une des mille piqûres d'épingle par
lesquelles on a tatoué l'amour-propre de votre femme, vous arrivez à elle en lui disant à l'oreille :
- Qu'as-tu ?
- Demandez ma voiture.
Ce ma est l'accomplissement du mariage. Pendant deux ans on a dit la voiture de monsieur,
la voiture, notre voiture, et enfin ma voiture.
Vous avez une partie engagée, une revanche à donner, de l'argent à regagner.
Ici l'on vous concède, Adolphe, que vous êtes assez fort pour dire oui, disparaître et ne pas demander
la voiture.
Vous avez un ami, vous l'envoyez danser avec votre femme, car vous en êtes à un système de concessions
qui vous perdra : vous entrevoyez déjà l'utilité d'un ami.
Mais vous finissez par demander la voiture. Votre femme y monte avec une rage sourde, elle se flanque
dans son coin, s'emmitoufle dans son capuchon, se croise les bras dans sa pelisse, se met en boule comme
une chatte, et ne dit mot.
Ô maris ! sachez-le, vous pouvez en ce moment tout réparer, tout raccommoder, et jamais l'impétuosité
des amants qui se sont caressés par de flamboyants regards pendant toute la soirée n'y manque ! Oui,
vous pouvez la ramener triomphante, elle n'a plus que vous, il vous reste une chance, celle de violer
votre femme. Ah ! bah ! vous lui dites, vous, imbécile, niais et indifférent :
- Qu'as-tu ?
Axiome
Un mari doit toujours savoir ce qu'a sa femme, car elle sait toujours ce qu'elle n'a pas.
- Froid, dit-elle.
- La soirée a été superbe.
- Ouh ! ouh ! rien de distingué ! l'on a la manie, aujourd'hui, d'inviter tout Paris dans un trou. Il y
avait des femmes jusque dans l'escalier ; les toilettes s'abîment horriblement, la mienne est perdue.
- On s'est amusé.
- Vous autres, vous jouez et tout est dit. Une fois mariés, vous vous occupez de vos femmes comme les
lions s'occupent de peinture.
- Je ne te reconnais plus, tu étais si gaie, si heureuse, si pimpante en arrivant !
- Ah ! vous ne nous comprenez jamais. Je vous ai prié de partir, et vous me laissez là, comme si les
femmes faisaient jamais quelque chose sans raison. Vous avez de l'esprit, mais dans certains moments
vous êtes vraiment singulier, je ne sais à quoi vous pensez...
Une fois sur ce terrain, la querelle s'envenime. Quand vous donnez la main à votre femme pour descendre
de voiture, vous tenez une femme de bois ; elle vous dit un merci par lequel elle vous met sur la même
ligne que son domestique. Vous n'avez pas plus compris votre femme avant qu'après le bal, vous la
suivez avec peine, elle ne monte pas l'escalier, elle vole. Il y a brouille complète.
La femme de chambre est enveloppée dans la disgrâce ; elle est reçue à coups de non et oui,
secs comme des biscottes de Bruxelles, et qu'elle avale en vous regardant de travers. « Monsieur n'en
fait jamais d'autres ! » dit-elle en grommelant.
Vous seul avez pu changer l'humeur de madame. Madame se couche, elle a une revanche à prendre ; vous ne
l'avez pas comprise. Elle ne vous comprend point. Elle se range dans son coin de la façon la plus
déplaisante et la plus hostile ; elle est enveloppée dans sa chemise, dans sa camisole, dans son bonnet
de nuit, comme un ballot d'horlogerie qui part pour les Grandes-Indes. Elle ne vous dit ni bonsoir, ni
bonjour, ni mon ami, ni Adolphe ; vous n'existez pas, vous êtes un sac de farine.
Votre Caroline, si agaçante cinq heures auparavant dans cette même chambre où elle frétillait comme une
anguille, est du plomb en saumon. Vous seriez le Tropique en personne, à cheval sur l'Équateur, vous ne
fondriez pas les glaciers de cette petite Suisse personnifiée qui paraît dormir, et qui vous glacerait
de la tête aux pieds, au besoin. Vous lui demanderiez cent fois ce qu'elle a, la Suisse vous répond par
un conclusum, comme le vorort ou comme la conférence de Londres.
Elle n'a rien, elle est fatiguée, elle dort.
Plus vous insistez, plus elle est bastionnée d'ignorance, garnie de chevaux de frise. Quand vous vous
impatientez, Caroline a commencé des rêves ! Vous grognez, vous êtes perdu.
Axiome
Les femmes sachant toujours bien expliquer leurs grandeurs, c'est leurs petitesses qu'elles nous
laissent deviner.
Caroline daignera vous dire peut-être aussi qu'elle se sent déjà très indisposée ; mais elle rit dans
ses coiffes quand vous dormez, et profère des malédictions sur votre corps endormi.
VI - La logique des femmes
Vous croyez avoir épousé une créature douée de raison, vous vous êtes
lourdement trompé, mon ami.
Axiome
Les êtres sensibles ne sont pas des êtres sensés.
Le sentiment n'est pas le raisonnement, la raison n'est pas le plaisir, et le plaisir n'est certes pas une raison.
- Oh ! Monsieur !
Dites : « Ah ! Oui, ah » Vous lancerez ce ah ! du plus profond de votre caverne thoracique en sortant
furieux de chez vous, ou en entrant dans votre cabinet, abasourdi.
Pourquoi ? comment ? qui vous a vaincu, tué, renversé ? La logique de votre femme, qui n'est pas la
logique d'Aristote, ni celle de Ramus, ni celle de Kant, ni celle de Condillac, ni celle de Robespierre,
ni celle de Napoléon ; mais qui tient de toutes les logiques, et qu'il faut appeler la logique de
toutes les femmes, la logique des femmes anglaises comme celle des Italiennes, des Normandes et des
Bretonnes (oh ! celles-ci sont invaincues), des Parisiennes, enfin des femmes de la lune, s'il y a des
femmes dans ce pays nocturne avec lequel les femmes de la terre s'entendent évidemment, anges qu'elles
sont !
La discussion s'est engagée après le déjeuner. Les discussions ne peuvent jamais avoir lieu qu'en ce
moment dans les ménages.
Un homme, quand il le voudrait, ne saurait discuter au lit avec sa femme : elle a trop d'avantages
contre lui, et peut trop facilement le réduire au silence. En quittant le lit conjugal où il se trouve
une jolie femme, on a faim, quand on est jeune. Le déjeuner est un repas assez gai, la gaîté n'est pas
raisonneuse. Bref, vous n'entamez l'affaire qu’après avoir pris votre café à la crème ou votre thé.
Vous avez mis dans votre tête d'envoyer, par exemple, votre enfant au collège. Les pères sont tous
hypocrites, et ne veulent jamais avouer que leur sang les gêne beaucoup quand il court sur ses deux
jambes, porte sur tout ses mains hardies, et frétille comme un têtard dans la maison. Votre enfant
jappe, miaule ou piaule ; il casse, brise et salit les meubles, et les meubles sont chers ; il fait sabre
de tout, il égare vos papiers, il emploie à ses cocottes le journal que vous n'avez pas encore lu.
La mère lui dit : « Prends ! » à tout ce qui est à vous ; mais elle dit : « Prends garde ! » à tout ce
qui est à elle.
La rusée bat monnaie avec vos affaires pour avoir sa tranquillité. Sa mauvaise foi de bonne mère est à
l'abri derrière son enfant, l'enfant est son complice. Tous deux s'entendent contre vous comme Robert
Macaire et Bertrand contre un actionnaire. L'enfant est une hache avec laquelle on fourrage tout chez
vous. L'enfant va triomphalement ou sournoisement à la maraude dans votre garde-robe ; il paraît
caparaçonné de caleçons sales, il met au jour des choses condamnées aux gémonies de la toilette. Il
apporte à une amie que vous cultivez, à l'élégante madame de Fischtaminel, des ceintures à comprimer le
ventre, des bouts de bâtons à cirer les moustaches, de vieux gilets déteints aux entournures, des
chaussettes légèrement noircies aux talons et jaunies dans les bouts. Comment faire observer que ces
maculatures sont un effet du cuir ?
Votre femme rit en regardant votre amie, et vous n'osez pas vous fâcher, vous riez aussi, mais quel
rire ! les malheureux le connaissent.
Cet enfant vous cause, en outre, des peurs chaudes quand vos rasoirs ne sont plus à leur place. Si vous
vous fâchez, le petit drôle sourit et vous montre deux rangées de perles ; si vous le grondez, il
pleure. Accourt la mère ! Et quelle mère ! une mère qui va vous haïr si vous ne cédez pas. Il n'y a
pas de mezzo termine avec les femmes : on est un monstre, ou le meilleur des pères.
Dans certains moments, vous concevez Hérode et ses fameuses ordonnances sur le massacre des innocents,
qui n'ont été surpassées que par celles du bon Charles X !
Votre femme est revenue sur son sofa, vous vous promenez, vous vous arrêtez, et vous posez nettement la
question par cette phrase interjective :
- Décidément, Caroline, nous mettrons Charles en pension.
- Charles ne peut pas aller en pension, dit-elle d'un petit ton doux.
- Charles a six ans, l'âge auquel commence l'éducation des hommes.
- A sept ans, d'abord, répond-elle. Les princes ne sont remis, par leur gouvernante au gouverneur, qu'à
sept ans. Voilà la loi et les prophètes. Je ne vois pas pourquoi l'on n'appliquerait pas aux enfants
des bourgeois les lois suivies pour les enfants des princes. Ton enfant est-il plus avancé que les
leurs ? Le roi de Rome...
- Le roi de Rome n'est pas une autorité.
- Le roi de Rome n'est pas le fils de l'Empereur ?... (Elle détourne la discussion.) En voilà bien d'une
autre ! Ne vas-tu pas accuser l'impératrice ? elle a été accouchée par le docteur Dubois, en présence
de...
- Je ne te dis pas cela...
- Tu ne me laisses jamais finir, Adolphe.
- Je te dis que le roi de Rome... (ici vous commencez à élever la voix), le roi de Rome, qui avait à
peine quatre ans lorsqu'il a quitté la France, ne saurait servir d'exemple.
- Cela n'empêche pas que le duc de Bordeaux n'ait été remis à sept ans à M. le duc de Rivière, son
gouverneur. (Effet de logique.)
- Pour le duc de Bordeaux, c'est différent...
- Tu conviens donc alors qu'on ne peut pas mettre un enfant au collège avant l'âge de sept ans ?
dit-elle avec emphase. (Autre effet.)
- Je ne dis pas cela du tout, ma chère amie. Il y a bien de la différence entre l'éducation publique et
l'éducation particulière.
- C'est bien pour cela que je ne veux pas mettre encore Charles au collège, il faut être encore plus
fort qu'il ne l'est pour y entrer.
- Charles est très fort pour son âge.
- Charles ?... oh ! les hommes ! Mais Charles est d'une constitution très faible, il tient de vous.
(Le vous commence.) Si vous voulez vous défaire de votre fils, vous n'avez qu'à le mettre au
collège... Mais il y a déjà quelque temps que je m'aperçois bien que cet enfant vous ennuie.
- Allons ! mon enfant m'ennuie, à présent ; te voilà bien ! Nous sommes responsables de nos enfants
envers eux-mêmes ! il faut commencer l'éducation de Charles ; il prend ici les plus mauvaises
habitudes ; il n'obéit à personne ; il se croit le maître de tout ; il donne des coups et personne ne
lui en rend. Il doit se trouver avec des égaux, autrement il aura le plus détestable caractère.
- Merci ; j'élève donc mal mon enfant ?
- Je ne dis pas cela ; mais vous aurez toujours d'excellentes raisons pour le garder.
Ici le vous s'échange, et la discussion acquiert un ton aigre de part et d'autre. Votre femme
veut bien vous affliger du vous, mais elle se blesse de la réciprocité.
- Enfin, voilà votre mot ! vous voulez m'ôter mon enfant, vous vous apercevez qu'il est entre nous, vous
êtes jaloux de votre enfant, vous voulez me tyranniser à votre aise, et vous sacrifiez votre fils !
Oh ! j'ai bien assez d'esprit pour vous comprendre.
- Mais vous faites de moi Abraham tenant son couteau ! Ne dirait-on pas qu'il n'y a pas de collèges ?
Les collèges sont vides, personne ne met ses enfants au collège.
- Vous voulez me rendre aussi par trop ridicule, reprend-elle. Je sais bien qu'il y a des collèges, mais
on ne met pas des garçons au collège à six ans, et Charles n'ira pas au collège.
- Mais, ma chère amie, ne t'emporte pas.
- Comme si je m'emportais jamais ! je suis femme et sais souffrir.
- Raisonnons.
- Oui, c'est assez déraisonner.
- Il est temps d'apprendre à lire et à écrire à Charles ; plus tard, il éprouverait des difficultés qui
le rebuteraient.
Ici, vous parlez pendant dix minutes sans aucune interruption, et vous finissez par un : « Eh bien ? »
armé d'une accentuation qui figure un point interrogeant extrêmement crochu.
- Eh bien ! dit-elle, il n'est pas encore temps de mettre Charles au collège.
Il n'y a rien de gagné.
- Mais, ma chère, cependant, monsieur Deschars a mis son petit Jules au collège à six ans. Viens voir
des collèges, tu y trouveras énormément d'enfants de six ans.
Vous parlez encore dix minutes sans aucune interruption, et quand vous jetez un autre : « Eh bien ? »
- Le petit Deschars est revenu avec des engelures, répond-elle.
- Mais Charles a des engelures ici.
- Jamais, dit-elle d'un air superbe.
La question se trouve, après un quart d'heure, arrêtée par une discussion accessoire sur : « Charles
a-t-il eu ou n'a-t-il pas eu des engelures ? »
Vous vous renvoyez des allégations contradictoires, vous ne vous croyez plus l'un l'autre, il faut en
appeler à des tiers.
Axiome
Tout ménage a sa cour de cassation qui ne s'occupe jamais du fond et qui ne juge que la forme.
La bonne est mandée, elle vient, elle est pour votre femme. Il est acquis à la discussion que
Charles n'a jamais eu d'engelures.
Caroline vous regarde, elle triomphe et vous dit ces ébouriffantes paroles : « Tu vois bien qu'il est
impossible de mettre Charles au collège. »
Vous sortez suffoqué de colère. Il n'y a aucun moyen de prouver à cette femme qu'il n'existe pas la
moindre corrélation entre la proposition de mettre son enfant au collège et la chance d'avoir ou de ne
pas avoir des engelures.
Le soir, devant vingt personnes, après le dîner, vous entendez cette atroce créature finissant avec une
femme sa longue conversation par ces mots : « Il voulait mettre Charles au collège, mais il a bien vu
qu'il fallait encore attendre. »
Quelques maris, dans ces sortes de circonstances, éclatent devant tout le monde, ils se font
minotauriser six semaines après ; mais ils y gagnent ceci, que Charles est mis au collège le jour où il
lui échappe une indiscrétion. D'autres cassent des porcelaines en se livrant à une rage intérieure.
Les gens habiles ne disent rien et attendent.
La logique de la femme se déploie ainsi dans les moindres faits, à propos d'une promenade et d'un meuble
à placer, d'un déménagement. Cette logique, d'une simplicité remarquable, consiste à ne jamais exprimer
qu'une seule idée, celle qui formule leur volonté. Comme toutes les choses de la nature femelle, ce
système peut se résoudre par ces deux termes algébriques : Oui. - Non.
Il y a aussi quelques hochements de tête qui remplacent tout.