Jean l'Imbécile.

 

Il y avait, une fois, une femme qui avait un garçon si simple d'esprit qu'on l'avait surnommé Jean l'Imbécile. Un jour que la mère s'en allait laver la lessive, elle dit, en partant :
- Jean l'Imbécile, garde la maison, et fais bouillir la marmite. Quand elle bouillira tu graisseras les choux.
- Oui, mère.
La mère s'en alla donc laver la lessive. Quand la marmite se mit à bouillir, Jean l'Imbécile prit toute la graisse qui était dans les pots, et s'en alla graisser les choux du jardin.
Un autre jour, la mère lui dit :
- Jean l'Imbécile, je m'en vais à la foire. Garde la maison, et ne trouble pas l'oie, qui couve au coin du chauffoir(1).
- Non, mère.
La mère partit donc pour la foire. Mais Jean l'Imbécile voulut aller voir l'oie qui couvait, et cassa un oeuf.
- Oie, dit-il à la couveuse, ne le dis pas à ma mère.
- Couac ! faisait l'oie.
- Ah ! tu veux le lui dire. Si tu le lui dis, je te tue.
- Couac ! faisait toujours l'oie.
- Ah ! c'est ainsi. Attends, attends.
Jean l'Imbécile tordit le cou à l'oie ; mais quand il l'eut fait, il pensa :
- Maintenant, il me faut bien couver les oeufs.
Il se posa donc sur les oeufs, et sa mère l'y trouva, quand elle revint de la foire.
- Que fais-tu là, Jean l'Imbécile ?
- Mère, l'oie est morte, et moi je couve les oeufs.
La mère le fit lever, et trouva les oeufs tous cassés.
Un autre jour, la mère lui dit :
- Jean l'Imbécile, maintenant tu es en âge de te marier. Il te faut devenir dégourdi, et t'en aller au village, jeter quelques coups d'oeil aux filles, le dimanche, à la sortie de la messe.
- Oui, mère.
En effet, le dimanche suivant, Jean l'Imbécile se leva, dès la pointe de l'aube, s'en alla à l'étable, arracha les yeux à toutes les brebis, les mit dans ses poches, et partit pour la messe. Après le dernier évangile, il alla se planter sur la porte de l'église, et à mesure que les filles sortaient, il les accablait de coups d'yeux.
Un autre jour, la mère lui dit :
- Jean l'Imbécile, il faut vendre les boeufs. Mène-les à la foire, et demandes-en la raison.
- Oui, mère. J'en demanderai la raison.
Jean l'Imbécile partit donc, avec sa paire de boeufs, et les mena à la foire.
- Combien demandes-tu de tes boeufs, Jean l'Imbécile ?
- Ma mère m'a dit d'en demander la raison.
- Quelle raison ?
- La raison.
Alors, un affronteur lui donna un cornet de papier, plein de poux et de puces.
- Tiens, jean l'imbécile, voici la raison.
L'affronteur emmena la paire de boeufs, et Jean l'Imbécile s'en revint chez lui.
- Tenez, mère. J'ai vendu les boeufs, et j'en ai tiré la raison. Je vous l'apporte dans ce cornet de papier.
Un autre jour, la mère lui dit :
- Jean l'Imbécile, j'ai filé tout cet hiver, et j'ai fait tisser une pièce de toile. Il te faut aller la vendre à la ville.
- Oui, mère.
Jean l'Imbécile partit donc pour la ville, avec sa pièce de toile et un bâton. Il entra dans une église, et y vit une statue, toute peinte et dorée.
- Monsieur, voulez-vous m'acheter ma toile ?
Le vent entrait dans l'église, et faisait hausser et baisser la tête de la statue, de façon que Jean l'Imbécile crut qu'elle lui faisait signe que oui.
- J'en veux trente écus.
La statue haussait et baissait toujours la tête.
- Vous me les paierez ?
La statue haussait et baissait toujours la tête.
Alors, Jean l'Imbécile crut le marché fini, laissa la pièce de toile au pied de la statue, et s'en revint chez lui.
- Eh bien, mère. J'ai vendu la toile.
- Où est l'argent, Jean l'Imbécile ?
- Mère, je l'ai vendue à crédit à un monsieur muet. Mais il m'a fait signe qu'il me paierait.
- Bête ! Tu n'en auras jamais un liard.
- Que si, mère. Je vous promets que je me ferai payer.
Au bout de quinze jours, Jean l'Imbécile repartit pour la ville, avec son bâton, et s'en alla à l'église. Mais le vent avait changé, et la statue, au lieu de hausser et baisser la tête, comme la première fois, la secouait sur ses épaules, comme qui dit non.
- Eh bien, monsieur, êtes-vous content de la toile ?
La statue secouait la tête.
- Non. Eh bien, il faut me la rendre.
La statue secouait toujours la tête.
- Non. Eh bien, il faut me la payer.
La statue secouait toujours la tête.
- Non. Ah ça ! tout ceci, c'est des bêtises. Rendez- moi ma toile, ou comptez-moi mon argent.
La statue secouait toujours la tête.
Alors, Jean l'Imbécile tomba sur la statue, à grands coups de bâton. Tout en frappant, il brisa un tronc, placé au bas, pour recevoir les aumônes. Il ramassa l'argent tombé à terre, et rentra chez lui.
- Eh bien, mère, je vous l'avais bien dit, que je saurais me faire payer.
Un autre jour, Jean l'Imbécile était sur un arbre, et il coupait, avec sa hachette, la branche même sur laquelle il était posé.
- Jean l'Imbécile, lui dit un homme qui passait, si tu continues de couper ainsi la branche même sur laquelle tu es posé, tu ne tarderas pas à tomber par terre.
L'homme passa son chemin, et Jean l'Imbécile continua de couper la branche, jusqu'au moment où il tomba par terre.
- Cet homme, pensa-t-il, doit être un grand savant. Puisqu'il m'a prédit que j'allais tomber par terre, il peut bien me prédire quand je mourrai.
Aussitôt, il courut après l'homme.
- Homme, homme, dites-moi quand je mourrai.
- Jean l'Imbécile, tu mourras au troisième pet de ton âne.
Jean l'Imbécile s'en revint chez lui, et trouva son âne qui broutait sur le pâtus, devant la porte de la maison. Au bout d'un moment, l'âne péta.
- Maintenant, dit Jean l'Imbécile, je suis perdu au bout de deux pets.
Au bout d'un moment, l'âne péta une fois de plus.
- Je suis perdu s'il pète encore, dit Jean l'Imbécile. À toute force, il faut l'en empêcher.
Aussitôt, il courut chercher un pieu bien pointu, et l'enfonça, à coups de marteau, dans le cul de l'âne. Mais l'âne s'enfla tellement, et fit si grand effort, que le pieu sortit comme une balle, et traversa le pauvre jean l'imbécile de part en part.

(1) Chauffoir : Lou cauhadé. Principale chambre des habitations rustiques en Gascogne. Retour


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Mon oncle de Condom.

 

J'avais un oncle (Dieu lui pardonne !) qui mourut fort vieux, à Condom, il y a déjà bien, bien longtemps. Il demeurait hors ville, tout proche de la route de Nérac. Mon oncle était un homme fort avisé. Mais il avait l'air si simple, si simple, que nul ne se méfiait de lui. À faire plus d'un métier, il avait gagné de quoi vivre de ses rentes. Dans sa jeunesse, avant la grande Révolution, mon oncle fut d'abord valet de maquignon, et roula longtemps, avec son maître, les foires des Grandes-Landes, et celles de la Montagne depuis Bayonne jusqu'à Perpignan. Plus tard, il travailla pour son compte, et se fit ensuite contrebandier.
À cette vie, mon oncle apprit force choses, qui lui servirent plus tard. Il comprenait et parlait fort bien les langages des divers pays où il avait voyagé. Il savait tous les chemins qu'il faut suivre, pour ne pas rencontrer les gendarmes. Il connaissait les métairies où l'on trouve, en payant bien, le souper et la couchée, sans crainte d'être vendu. Mon oncle faisait souvent des présents aux dames dont les maris étaient en place : bijoux d'or, étoffes de soie. Plus d'une fois, il leur prêta même de l'argent, dont il n'a jamais revu la couleur. Voilà comment mon oncle devint riche de plus de soixante mille francs, sans être jamais tourmenté, ni mis en prison.
Quand la grande Révolution chassa les prêtres et les nobles, le brave homme changea de métier. Il gagna, comme qui vole, à conduire secrètement en Espagne les gens que l'on traquait partout, pour les faire guillotiner. Je parie qu'en ce temps-là seulement, il eût amassé près de quarante mille francs, s'il n'avait pas été forcé d'en laisser les trois quarts à ces voleurs de gens en place, qui lui tenaient la main.
Mon oncle, et ce n'était pas un menteur, m'a conté bien des choses qui lui arrivèrent alors. En voici deux, qu'il vaut la peine de redire.
Dans votre enfance, vous avez dû voir plus d'une fois l'abbé de Ferrabouc, mort curé de Saint-Mézard. Pendant la Révolution, cet abbé se sauva en Espagne, et ce fut mon oncle qui le mena jusqu'à la frontière. Ils voulaient prendre par Saint-Bertrand-de-Comminges, pour atteindre la vallée d'Aran. Mais on les avertit que, tout le long de la montagne, les passages étaient gardés jusqu'au pays de Foix. Mon oncle et l'abbé de Ferrabouc furent donc forcés de faire un grand détour en Languedoc, pour arriver, par Luimoux et Aleth, dans un pays sauvage et couvert de bois, qu'on appelle le Capcir. Ce pays touche à la montagne espagnole, et on y parle le langage des Catalans. Mais il appartient à la France. Les gens du Capcir ne sont pas méchants, sauf une certaine race d'hommes, qui tuent les chrétiens, quand ils le peuvent, et qui les mangent crus, ou cuits au four.
Mon oncle avait entendu dire cela ; mais il n'en était pas sûr. Aussi bien que personne, il comprenait et parlait le langage des Catalans ; mais il faisait semblant de n'en pas savoir un mot. Quant à l'abbé de Ferrabouc, il n'y entendait rien du tout.
Donc, mon oncle et l'abbé de Ferrabouc se trouvaient, un soir, sur les sept heures, dans le pays de Capcir, à deux lieues de la frontière d'Espagne. Ils mouraient de faim, et n'avaient plus la force de mettre un pied devant l'autre.
- Monsieur l'abbé, dit mon oncle, voici une cabane de charbonniers. Entrons-y, pour y souper, et pour y dormir. Demain, nous repartirons avant le jour, et nous serons en Espagne au lever du soleil.
- Mon ami, comme tu voudras.
Tous deux entrèrent dans la cabane, où ils trouvèrent sept personnes mangeant la soupe, trois hommes, une femme, et trois enfants, dont l'aîné n'avait pas douze ans. Les deux voyageurs ne furent pas mal reçus. On leur donna à boire et à manger. Le plus vieux des charbonniers savait un peu le patois de la Gascogne ; mais mon oncle faisait semblant de ne pas comprendre le catalan.
Sur les neuf heures, le vieux charbonnier dit en son langage aux trois enfants :
- Il est tard. Allez dormir.
- Non, répondit l'aîné. Je veux auparavant manger une jambe du prêtre.
Alors, le vieux charbonnier prit un bâton, et chassa les trois enfants. Mon oncle faisait toujours semblant de ne pas comprendre.
- Ha ! ha ! ha ! Monsieur l'abbé, dit-il en riant, faites semblant de rire comme moi. Sinon, nous sommes perdus. Hou ! hou ! hou ! Ces charbonniers sont d'une certaine race d'hommes qui tuent les chrétiens quand ils le peuvent, et qui les mangent crus ou cuits au four. Hi ! hi ! hi !
- Ha ! ha ! ha ! dit l'abbé de Ferrabouc. Nous avons chacun notre couteau, et notre bâton ferré par le bout. Hou ! hou ! hou ! Tâchons de sortir d'ici sans faire un malheur. Hi ! hi ! hi !
- Mon ami, dit mon oncle, nous voulons aller dormir.
Le vieux charbonnier les mena dans une chambre pleine de paille.
- Dormez là, sans peur ni crainte. Demain matin, vous aurez la soupe avant de partir. Bonne nuit.
Le charbonnier sortit, et mon oncle l'entendit dire à sa femme :
- Dans une heure, ces deux hommes dormiront comme des souches. Prépare mon coutelas. Nous avons de quoi faire bonne chère pendant quinze jours.
Mais mon oncle avait déjà ouvert doucement, doucement, la petite fenêtre de la chambrette. Une minute après, lui et l'abbé de Ferrabouc étaient dehors, et s'enfuyaient vers la frontière d'Espagne.
Voilà ce qui arriva à mon oncle, dans le pays de Capcir. Maintenant, je vais vous dire ce qu'il vit et entendit dans les Grandes-Landes.
Mon oncle avait conduit en Espagne un noble, dont je ne me rappelle pas le nom. Le voyage s'était bien fait ; et le noble était sorti de France par les montagnes de Saint-Jean-Pied-de-Port, qui est une ville du pays des Basques. Mon oncle s'en retournait tout seul, à travers les Grandes-Landes, à travers les bois de pins, avec cinquante louis d'or bien gagnés, qu'il portait cachés sous ses habits, dans une ceinture de cuir. C'était un soir de la Saint-Jean. Il pouvait être à peu près huit heures.
Tout à coup, mon oncle entendit derrière lui un bruit de fer, et de chevaux lancés au grand galop.
- Les gendarmes !
Aussitôt, il s'élança hors de la route parmi les pins, et se cacha dans un fourré. Les gendarmes passèrent, toujours au grand galop, et s'en allèrent je ne sais où. Alors, mon oncle pensa :
- Assurément ces gens-là ne courent pas après moi. Mais le mieux est encore de ne pas me trouver sur leur passage. La nuit est belle. Je dormirai dehors, sous un pin.
Mon oncle s'enfonça donc dans les bois, et se coucha sur le sable, au pied d'un pin haut comme un clocher, en ayant soin de laisser à portée de la main son couteau ouvert, et son bâton ferré par le bout. Il ne tarda guère à s'endormir. De petits cris le réveillèrent, juste au moment où les étoiles marquaient minuit.
- Hi ! hi ! criait-on, du haut du pin haut comme un clocher.
- Hi ! hi ! répondit-on, du sommet des autres pins.
- Hi ! hi !
Ces cris venaient de sous terre. Ils venaient des herbes, des brandes, et des ajoncs.
- Hi ! hi !
En même temps, tombaient sur le sable, comme la pluie, je ne sais combien d'esprits de toutes formes, mouches, vers luisants, demoiselles, grillons, cigales, papillons, lucanes, taons, guêpes, mais pas une seule abeille. De sous terre, sortaient d'autres esprits en forme de lézards, de crapauds, de grenouilles, de salamandres, en forme d'hommes et de femmes, hauts d'un pouce, et vêtus de rouge, avec des fourches d'or à trois pointes.
Aussitôt, tout ce monde se mit à folâtrer et danser en rond, sur le sable, au sommet des herbes, des brandes et des ajoncs. Les Esprits chantaient en dansant :
- Hi ! hi !

Toutes les herbettes
Qui sont dans les champs,
Fleurissent et grainent
Le jour de la Saint-Jean
(1).

- Hi ! hi !
À moitié mort de peur, mon oncle fit le signe de la croix. Mais les Esprits chantaient toujours, en dansant :
- Hi ! hi !

Toutes les herbettes
Qui sont dans les champs,
Fleurissent et grainent
Le jour de la Saint-Jean.

- Hi ! hi !
Alors, mon oncle n'eut plus peur, et pensa :
- Ces Esprits n'ont rien à voir avec le Diable et son vilain monde. Ils ne veulent pas de mal aux chrétiens.
Tout à coup, les danses et les chants cessèrent. Les Esprits avaient aperçu mon oncle.
- Homme, mon ami, n'aie pas peur. Viens, viens danser et chanter avec nous.
- Esprits, merci. Je viens de loin, et je suis trop las pour faire comme vous.
Alors, les Esprits se mirent à chanter en dansant :
- Hi ! hi !

Toutes les herbettes
Qui sont dans les champs,
Fleurissent et grainent
Le jour de la Saint-Jean.

- Hi ! hi !
Le bal dura jusqu'à la pointe de l'aube. Aussitôt, les Esprits volants remontèrent au ciel, les autres rentrèrent sous terre ; et mon oncle se trouva seul, couché sur le sable, au pied d'un pin haut comme un clocher.

(1) Quatrain gascon fort connu :
Toutos las erbetos
Que soun dens lous camps,
Flourissoun e granon
Lou jour de Sent-Joan.
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La messe des loups.

 

Les loups sont des bêtes comme les autres. Ils n'ont pas d'âme. Pour eux, tout finit juste au moment de la mort. Cependant, une fois chaque année, les loups du même pays s'assemblent pour entendre la messe. Cette messe est dite par un curé-loup, qui a appris son métier je ne sais où. Le curé-loup monte à l'autel, juste à l'heure de minuit du dernier jour de l'année, qui est la fête de Saint-Sylvestre. On dit qu'il y a aussi des évêques-loups, des archevêques-loups, et un pape-loup. Mais nul ne les a jamais vus. Pour les curés-loups, c'est une autre affaire. Vous allez en avoir la preuve.
Il n'y a guère longtemps, à Mauvezin, un brave homme faisait le métier de charron. L'un de ses fils travaillait avec lui comme apprenti. Un soir, après souper, le père dit au garçon :
- Mon ami, tu as aujourd'hui vingt et un ans sonnés. Tout ce que j'étais capable de t'enseigner, tu le sais maintenant aussi bien que moi. Voici le moment de t'établir à ton compte. Fais courir l'oeil, et tâche de bien choisir où tu dois aller. Une fois achalandé, tu n'auras pas de peine à te marier.
- Père, vous avez raison. Il est temps de m'établir à mon compte. Quant à me marier, il y a longtemps que j'y pense. Ma maîtresse demeure à Monfort. C'est une fille belle comme pas une, et honnête comme l'or. J'irai donc m'établir charron à Monfort.
Sept jours après, le jeune homme avait fait comme il avait dit, et les pratiques ne lui manquaient pas. Sept mois plus tard, il épousait sa maîtresse. Tous deux vivaient heureux et tranquilles, comme des poissons dans l'eau.
Un soir d'hiver, sept jours avant la Saint-Sylvestre, le charron et sa femme étaient en train de souper, quand ils entendirent le bruit d'un cheval lancé au grand galop. Le cheval s'arrêta devant la porte de leur maison.
- Ho ! Charron ! Ho ! Charron ! cria le cavalier.
Le charron ouvrit la fenêtre, et reconnut un de ses amis de Mauvezin.
- Que me veux-tu, mon ami ?
- Charron, je t'apporte de mauvaises nouvelles. Ton père est malade, bien malade. Si tu veux le voir encore en vie, tu n'as que le temps de partir pour Mauvezin.
- Merci, mon ami. Je pars sur-le-champ. Descends de cheval, et viens boire un coup.
- Merci, charron. J'ai des affaires pressées ailleurs.
Le cavalier repartit au grand galop, et le charron s'en alla trouver aussitôt le devin de la commune.
- Bonsoir, devin.
- Bonsoir, charron. Je sais pourquoi tu es ici. Ton père est bien malade, bien malade. Sois tranquille, il ne mourra pas. Mais il souffrira comme un damné de l'enfer, jusqu'à ce qu'il ait avalé le remède qu'il lui faut. Ce remède est la queue d'un curé-loup, que ton père mangera tout entière, avec le poil, la peau, la chair, les os, et la moelle. Veux-tu faire ce qu'il faut, pour avoir cette queue de curé-loup ?
- Devin, je le veux, et je te paierai ce qu'il faudra.
- Quand ton père sera près de guérir, je me paierai de mes mains, et sur tes oreilles.
Cela dit, le devin changea le charron en loup, qui sur-le-champ partit au grand galop pour la forêt de Boucone. Les loups le reçurent dans leur bande. Pendant six jours et six nuits, il les aida à voler des veaux et des brebis.
Le dernier jour de l'année, qui est la fête de Saint-Sylvestre, les loups furent avisés d'avoir à se procurer un clerc, pour servir la messe de minuit, qu'un curé-loup devait dire au beau milieu de la forêt de Boucone. Alors, les loups se dirent les uns aux autres :
- Qui de nous est en état de servir de clerc ?
- Moi, répondit le charron.
- Eh bien, frère, tu feras ton métier.
Une heure avant minuit, le charron avait préparé, au beau milieu de la forêt de Boucone, un autel avec des cierges allumés. Devant l'autel, les loups attendaient le curé-loup, qui arriva tout habillé pour dire la messe, juste à l'heure de minuit. La messe commença donc, et le charron la servit jusqu'au dernier évangile. Alors, les loups s'enfuirent au grand galop, de sorte qu'il ne demeura plus que le curé-loup et son clerc.
- Attends, curé-loup. Je vais t'aider à te déshabiller.
Le charron s'approcha par-derrière du curé-loup, et, d'un grand coup de gueule, il lui coupa la queue ras du cul. Le curé-loup partit en hurlant. Aussitôt, le charron se trouva porté, sans savoir comment, dans la maison du devin de Monfort.
- C'est toi, charron. Regarde-toi dans ce miroir.
Le charron se regarda dans le miroir. Il était redevenu homme. Mais il avait encore les oreilles d'un loup, et tenait serrée entre ses dents la queue du curé-loup.
- Charron, voici le moment de me payer de mes mains, et sur tes oreilles.
Le devin arracha les deux oreilles de loup du charron. Aussitôt, deux oreilles de chrétien repoussèrent à la place.
- Et maintenant, charron, tu as de quoi guérir ton père.
- Merci, devin.
Le charron partit vite pour Mauvezin, et fit manger à son père toute la queue du curé-loup, avec le poil, la peau, la chair, les os, et la moelle. Aussitôt, le malade fut guéri, et il vécut encore bien longtemps.


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