Mouret

Mouret.

 

Malgré toutes les prières et toutes les gentillesses des femmes, est-il possible qu'un Maure demeure le fils d'un Maure ? La réponse des paysans de Bigorre qui savaient bien de quoi ils parlaient ...

L'hiver approchait. Un tisserand de Cauterets monta dans la montagne avec sa femme pour faire une provision de bois. Ils étaient très pauvres et n'avaient pas même une hache. Ils cassaient donc les branches sèches.
- Femme, dit le tisserand, je vais passer de ce côté-ci du gave. Toi, tu prendras l'autre côté. On se retrouvera avec notre chargement au Pont d'Espagne.
Ils se quittèrent donc avec un petit pincement au coeur, pensant toutefois aussi aux longues soirées d'hiver lorsque les bûches craquent dans la cheminée.
À l'heure indiquée, le tisserand arriva au lieu du rendez-vous. Sa femme n'y était pas. Il essaya de reconnaître dans la forêt sa robe rouge. Il appela, mais personne ne lui répondit. Seul le torrent mugit et l'aigle se plaignit. La nuit tomba et il n'eut presque plus d'espoir de retrouver sa femme Bertrande. Il rentra à Cauterets, la mort dans l'âme, ne sachant vraiment pas ce qu'était devenue sa femme.
Voici : juste au moment où elle traversait une sombre cascade couverte de mousse avec des rochers à pic et glissants, alors qu'elle ramassait en chantonnant des branches mortes de sorbier, elle vit dans l'ombre deux yeux blancs la fixer. Elle voulut crier, appeler son mari, mais le bruit de la cascade couvrit sa voix, une large main se posa sur sa bouche, un bras robuste entoura sa taille. Elle fut enlevée.
Un homme tout noir emportait la pauvre femme, comme un loup emporte une brebis. Oui, vraiment un homme noir, plus noir qu'un charbonnier, plus laid qu'un hibou, aussi affreux que le diable. C'était un Maure
(1), un Sarrasin qui vivait là comme un sauvage.
Bertrande essaya de se défendre, de mordre, d'appeler. Le Maure, lui, se contentait d'essayer de l'embrasser. Après une longue course dans les rochers, le voici qui arrive dans une caverne et il installe Bertrande sur des peaux d'ours. La pauvre se croit vraiment aux enfers et pleure toutes les larmes de son corps. Mais le Maure ne lui fait point de mal et finalement, longtemps après, parvient à la consoler. Si bien que neuf mois plus tard, naquit dans la montagne un gentil garçon et ses parents lui donnèrent le nom de Mouret, le petit Maure.

Malgré les courses incessantes du tisserand dans la montagne, à la recherche de sa femme, huit ans s'écoulèrent et le pauvre homme ne trouva nulle trace de celle qu'il avait perdue. Comment aurait-il pu trouver la caverne ? Une énorme pierre la cachait et le Maure savait parfaitement dissimuler sa tanière.
Lorsqu'il eut sept ans, c'est-à-dire l'âge de réfléchir, Mouret fut frappé par la différence qui existait entre son père et sa mère. Un était noir comme le rocher du Pont d'Espagne, l'autre, blanche comme le muguet ou la neige sur le glacier. Mouret, quant à lui, n'était ni blanc, ni noir. C'était selon le regard que l'on posait sur lui.
Alors, Bertrande dit à son fils la vérité.
- Je suis d'une espèce différente de celle de ton père. Il m'a prise par force un jour dans la forêt à l'homme que j'aimais et il m'a enfermée dans cette caverne. Mais grâce à toi, ma prison est douce. Tu m'es très précieux, mon petit Mouret.
- S'il vous a enfermée ici par force, on en partira par ruse.
Le Maure entrait justement à cet instant avec une chèvre sauvage que l'on fit cuire dans un grand feu. Ils mangèrent en silence. Lorsque le Maure repartit pour la chasse, ce fut l'instant propice pour la fuite de Bertrande et de Mouret. Ils firent rouler la pierre de la caverne dans le ravin et s'enfuirent sous les sapins.
Ils allèrent directement à la maison du tisserand et frappèrent à sa porte.
- Qui va là ?
- Ouvrez, c'est moi.
La mère et son fils entrèrent et s'installèrent près du feu.
- Mais qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda le tisserand étonné.
Bertrande ne répondit pas, tout occupée de regarder ici ou là si une autre femme l'avait remplacée, mais elle ne découvrit rien et s'en émut. Huit ans, le tisserand avait pensé à elle pendant huit ans !
- Je suis Bertrande, je reviens à la maison, d'où on m'a enlevée il y a huit ans.
- Vous ? s'écria le tisserand. Vous ?
Il crut que sa tête s'était affaiblie et que sa mémoire était dérangée.
Mais bientôt, il reconnut la robe jadis rouge qu'il avait achetée pour le jour de ses noces, les joues, le regard, les cheveux. Il allait pour serrer enfin Bertrande dans ses bras lorsqu'il aperçut Mouret.
- Quel est ce personnage aux couleurs étranges ? dit-il.
- C'est mon fils.
Le tisserand pâlit. Alors très vite, Bertrande lui raconta son histoire et très vite aussi, le tisserand adopta Mouret comme son fils.

À douze ans, Mouret devint apprenti forgeron. Ses bras robustes se plaisaient à lever le marteau, à faire jaillir partout autour de lui des étincelles. Sa réputation était faite dans toute la vallée. C'était bien le garçon le plus fort, celui qui pouvait porter sur son dos trois sacs de blé, qui pouvait faire plier le tronc d'un arbre. Tous se tenaient respectueusement à distance de lui, de peur d'irriter sa susceptibilité ou de déclencher quelques disputes.
Mais Mouret était très serviable, il ne lui serait jamais venu à l'esprit qu'il pouvait utiliser sa grande force d'une façon méchante. Une maison venait à pencher, très vite on l'appelait pour qu'il la redresse. Quand il s'agissait de mettre de gros troncs de pins sur un chariot, très vite, il se proposait. Apprenait-il qu'un ours ravageait les troupeaux, il partait aussitôt pour la montagne, armé d'une hachette et revenait, l'ours sur son dos.
Mouret était à ce moment-là l'exacte réplique de sa mère : doux et attentif. Il n'allait pas au cabaret, préférant rester avec elle au coin du feu, à écouter ses histoires.

Mais voilà, à vingt et un ans, il se disputa avec son maître, et il le poussa un peu trop fort. Voyant que l'homme était mort, Mouret devint encore plus furieux et, sachant qu'il ne pourrait plus retourner auprès de Bertrande, il s'enfuit dans la montagne armé de sa hachette et de son bâton ferré.
Bertrande tomba dans le désespoir. Son fils était perdu, non seulement pour elle-même, mais pour lui-même, la douce influence maternelle cessant de se faire ressentir.
Mouret finit par rencontrer son père à la gorge de Lespone. Ils se pressèrent l'un contre l'autre et formèrent une terrible alliance. On ne parla plus dans le pays que de pillages, d'enlèvements de voyageurs et de bergers. Les noms du Maure et de Mouret étaient confondus dans les récits de ces crimes abominables.
Tous les gendarmes de la région furent mobilisés pour se lancer à la poursuite des deux noirs. Il y eut des combats farouches, des guets-apens, quelques soldats tombèrent sous la hachette et le bâton ferré, mais rien n'y fit : le père et le fils poursuivirent leurs prouesses de bandits.

Bertrande voulut faire une ultime tentative. Elle courut à la rencontre de son fils tant aimé. Elle l'appela huit jours durant. Il répondit enfin à sa voix. Mais quand elle le pria de mettre un terme à ses crimes, il détourna la tête et courut rejoindre son père dans la montagne.

En ce temps-là, il y avait au village de Pierrefite une jeune fille douce et gentille. On l'avait appelée Gracieuse. Elle était aussi si jolie qu'on venait la voir danser depuis Argelès ou Barèges. Elle aurait pu avoir tous les garçons qu'elle voulait, mais voilà, un seul l'intéressait : il s'appelait Mouret !
Pourquoi ce choix singulier ? Pour les uns, son coeur était compatissant et bon, pour les autres, elle avait envie de montrer son pouvoir. Elle monta toute seule dans la montagne, bien résolue à dompter Mouret ou à être dévorée.
Arrivée dans une gorge sauvage, elle entendit siffler au-dessus d'elle, comme si les bandits se donnaient un signal. Alors Gracieuse se mit à chanter. Les feuilles ne tardèrent pas à craquer près d'elle et un homme apparut sur un rocher.
- Qui donc ose chanter ici ? dit-il. Ici le gave mugit, les aigles sifflent, le loup hurle. Nul n'a le droit de chanter.
- Je chante parce que c'est ma nature de chanter, répondit Gracieuse, comme celle de l'oiseau est de voler, comme celle du rosier est de fleurir.
Mouret écoutait cette voix toute nouvelle ; mais à cet instant, un autre personnage apparut sur un rocher. Il était noir, portait comme habit une peau d'agneau et une peau de loup.
- Audacieuse jeune fille, cria-t-il, passe ton chemin si tu ne veux pas être dévorée !
Poussé par la colère, le Maure commença à lancer des pierres et commanda à Mouret d'en faire autant. Mais celui-ci hésita tout d'abord, puis il envoya de l'autre côté du ruisseau des fleurs blanches et bleues. Son père, furieux, se précipita sur Gracieuse pour la pousser dans l'abîme. Il prit une grosse massue pour frapper le crâne de la jeune fille, mais son fils accourut pour la protéger.

Gracieuse avait triomphé. Mouret la suivit jusqu'à Cauterets. Là, ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants. Les gens de la vallée, enfin délivrés des bandits, se disaient les uns aux autres : « Quelque méchant que soit un homme, ne désespérez jamais de l'apaiser. Là où la force et la violence n'ont jamais réussi, la gentillesse d'une femme peut faire vraiment des miracles. »

(1) Les Maures ou les Sarrasins, avaient envahi le sud de la France. Pendant longtemps, leur mémoire est restée dans les contes et légendes. Retour


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