Une sacrée histoire.
Il est parfois bien difficile de dire ce qui est vrai et juste. Ecoute cette curieuse aventure et tu parleras après.
A l'auberge de madame Lahitte,
on était sûr de manger du magret, des pommes farcies et même
des demoiselles(1).
Monsieur le juge le savait bien. Il
s'invitait chez l'aubergiste au moins deux fois par semaine.
Tout contre le feu qui brûlait dans la cheminée, il attendait,
ce jour-là, béatement, que le repas fût prêt, lorsque la
porte s'ouvrit brusquement et qu'un paysan nommé Hougueras
apparut.
- Tiens, s'exclama le juge, Hougueras, d'où sors-tu comme ça ?
- Monsieur le juge, il vient de m'arriver une sacrée histoire.
J'en tremble encore et je vais vous la raconter.
- Attends un peu. Je vais te commander un apéritif, cela te
remettra.
Ils burent en silence un petit blanc de Jurançon, puis Hougueras
commença son histoire.
- J'ai été attaqué !
- Où donc ?
- Dans le bois d'Orthe. Vous savez que c'était aujourd'hui le
marché à Peyrehorade ? J'y suis allé vendre une paire de
boeufs et je l'ai, ma foi, bien vendue.
- Tant mieux pour toi !
- Content de moi, ayant l'argent dans la poche, je suis rentré
à la maison. En traversant le bois, j'ai vu surgir devant moi
une sorte de gringalet qui m'a barré le passage et dit : «
Donne-moi ta galette ou je te brûle »
- Diable, fit le juge, et tu étais seul ?
- Oui.
- C'est bien imprudent lorsque l'on a de l'argent !
- Bien sûr, mais cela fait belle lurette que personne n'a été
attaqué dans le bois d'Orthe. Enfin voilà, j'ai dû lui
remettre l'argent...
- Tout ? Et tu n'as rien gardé ?
- Non, le diable semblait être bien informé. Il connaissait le
prix de la vente de mes boeufs et puis, vous savez, je tiens à
ma peau... Je ne pouvais pas appeler au secours...
- Alors, il t'a tout pris...
- Tout... mais attendez, Monsieur le juge, que je vous raconte
tout. Vous pouvez me croire, j'étais intérieurement très en
colère. S'il n'avait pas eu de pistolet, je n'aurais fait qu'une
bouchée de ce petit bandit. Alors, j'ai brusquement fait celui
qui avait peur de rentrer chez lui... « Que va dire ma femme ?
ai-je dit. Elle ne va pas croire que j'ai été attaqué. Elle va
dire que je suis allé au café et que sais-je encore ! Elle ne
me croira pas, elle dira que j'ai menti. Hé ! le bandit, ne
pouvez-vous pas me donner un coup de couteau à travers la veste
ou, mieux encore, tirer un coup de pistolet à travers le chapeau
? » Mon voleur se met à rire et s'en va dans les buissons en
m'affirmant que son pistolet n'était pas chargé. Je l'entends
rire dans l'ombre. Mon sang ne fait qu'un tour. Je bondis sur lui
et l'aplatis tout à fait, et je lui reprends tout mon argent.
- Tout ?
- Tout.
- Bravo, Hougueras !
- Mais voilà, Monsieur le juge, je ne me suis pas contenté de
reprendre mon argent. J'ai découvert une poche où il y en avait
d'autre et je l'ai pris aussi. Il ne pouvait pas trop se
défendre, le pauvre bandit !
- Tu t'es approprié son argent ? demanda le juge.
- Comprenez-moi, j'ai tout pris, comme pour lui donner une
leçon. Ai-je mal fait, Monsieur le juge ?
- C'est bien délicat. Diable ! Diable ! N'est-ce pas toi le
voleur en fin de compte ?
- Voyons, Monsieur le juge, en votre âme et conscience ?
Le juge fut dérangé par madame Lahitte qui portait le repas.
- Nous en reparlerons la semaine prochaine. Viens me voir ici et
je te dirai ce que j'en pense...
Hougueras alla voir madame
Lahitte quelques jours plus tard.
- Voyons, Madame l'aubergiste, j'aimerais du bon foie gras de
Mauvezin, un pavé de boeuf cuit à point, des bécassines si
vous n'avez pas d'ortolans, du vin de Bordeaux et de la belle eau
de vie d'Armagnac.
- Mais Hougueras, cela va te coûter plus de cinq cents francs !
- C'est ce que je veux... J'invite le juge de paix.
Le repas en effet fut très bon. Le juge de paix se montra ravi.
À la fin de ce banquet, le juge regarda Hougueras dans les yeux
:
- Es-tu bien sûr qu'il ne restait pas dans les poches du voleur
de quoi payer les cigares ?
(1) Demoiselle : Carcasse de canard. Retour