Jean Carnaval

Jean Carnaval, le petit berger des Pyrénées.
G. Maugard

 

Ce conte a été relevé dans le haut pays de l'Aude.

Il y avait une fois au village de Quirbajou, situé dans les gorges du Rebenty, un jeune berger qu'on appelait
« Jean Carnaval ». Ce garçon pouvait avoir seize ans, il n'était jamais sorti de sa vallée, pas une fois il n'avait eu la curiosité de grimper jusqu'au grand rocher qui surplombe les bas pays du Razès s'étendant vers Limoux.
Un jour donc, chose incroyable, il poussa ses bêtes jusqu'au sommet voisin. Là, il ouvrit de grands yeux d'enfant étonné.
- Je n'aurais jamais pensé, disait-il, que le monde fût si vaste.
À la nuit tombante, il ramena son troupeau à la maison et confia à sa mère un désir naissant.
- Maman, je veux partir à la découverte du monde.
- Mon enfant, lui répondit la vieille paysanne, tu n'es jamais sorti de ce trou. Veux-tu donc te perdre ?
- Je veux partir.
Nul ne saurait décrire l'entêtement du petit montagnard.
La mère, selon ses habitudes, avait allumé son four. Elle prépara quelques boules de pain noir pour elle et une galette de fine farine pour son fils qui partait. À la pointe du jour celui-ci mit la galette dans son bissac et chemina à travers monts vers la vallée de l'Aude. Enfin, dans la brume matinale, il découvrit la rivière et la suivit.
Il avait passé le bourg de Quillan, le soleil était déjà haut, il avait faim et il songeait à casser la croûte ; mais l'adolescent était timide, il craignait la venue d'un passant et il continua sa route. D'ailleurs, il avait ses raisons : il n'avait qu'une seule galette dans le sac, comment pourrait-il d'aventure inviter un passant ?
Il chemina une heure, deux heures encore, toujours plongé dans ses réflexions. Devait-il manger sa galette ou, continuant à marcher, économiser son déjeuner ?
Il suivait la rivière Aude et ses brelhsl afin de passer inaperçu. Espéraza et Couiza n'étaient pas des lieux convenables. Enfin il se dissimula dans les taillis, décidé à satisfaire sa faim. Il allait rompre sa galette lorsqu'il entendit des pas. Il la remit dans le bissac et marcha encore, trouva un meilleur coin, s'assit enfin. Mais à mi-déjeuner un homme apparut dans les branches.
- Que fais-tu donc, ici ? dit l'intrus.
- Je mange un morceau de fouacette. Je suis de Quirbajou.
- D'où ? demandait l'autre.
- De tout là-haut, derrière ce grand rocher.
- M'offrirais-tu un morceau de galette, mon garçon ?
- Pauvre homme, vous arrivez bien tard. J'avais faim. Ma galette est bien réduite, prenez tout ce qui reste.
L'inconnu mordit à la galette. Or à mesure qu'il mangeait, la galette se reconstituait d'elle-même. Jean Carnaval était muet d'étonnement et d'admiration. Puis l'invité, qui portait un solide havresac de cuir, désigna du doigt la misérable besace du berger, en toile de lin.
- Tu es bien mal équipé pour partir en voyage, lui dit-il. Écoute, je te donne mon havresac. Lorsque tu désireras quelque chose, il te suffira de dire cette formule bien simple : « Ceci dans mon havresac ».
Après quoi, l'inconnu, c'était Notre-Seigneur, le quitta et disparut.

Jean Carnaval avait repris la route du bas pays. Il but à la régalade l'eau claire et fraîche de la source d'Alet, puis vint à passer par les rues de Limoux. Comme il s'arrêtait devant une banque, il vit un gros tas de louis d'or. Il se souvint que l'inconnu de la fontaine lui avait conseillé de remplir à l'occasion son havresac. Il prononça la formule magique : « Tout cet argent dans mon havresac. » Il fut aussitôt chargé d'or comme un baudet.

La nuit tombant, il chercha une bonne auberge en dehors de la ville. On lui en indiqua bien une, mais on ne l'assura pas qu'il en sortirait vivant.
- Ah ça ! Merci tout de même, répondit-il.
Il frappa à la porte indiquée. Voulait-on de lui ?
- Bien sûr, dit le patron, vous mangerez et dormirez, mais je ne réponds pas des accidents... En attendant, asseyez- vous et dinez.
Il se chauffa devant un bon feu, puis entama son repas. Or, pendant qu'il avalait sa soupe, descendirent par la cheminée cinq diablotins, d'abord un qui vint à sa gauche, puis un deuxième qui vint à sa droite, puis tous les cinq l'assaillirent en même temps, chacun tirant de son côté, gestes et grimaces à l'appui. L'affaire devenait sérieuse. - Cela suffit ! criait le patron, invitant de son côté les diablotins à plus de retenue et de prudence.
Sait-on jamais qui l'on assaille ? Malgré ce, les créatures infernales prenaient déjà l'assiette et palpaient le havresac. Notre berger débordé s'écria :
- Tout cela dans mon havresac !
Le havresac était lourd maintenant. Au matin, quand il voulut payer, le patron lui dit :
- Mon cher enfant, c'est moi qui suis ton débiteur car la présence de ces diablotins éloignait toute clientèle. Ma maison en sera délivrée maintenant.
Jean avait repris sa route. Il atteignit une forge où s'affairaient quatre compagnons et le maître.
- Maître, combien devrai-je payer pour obtenir vos services, les vôtres et ceux de vos compagnons, pendant une heure ? C'est un travail très particulier : frapper à tour de bras sur ce havresac.
- Ce sera vingt francs.
- Voici et frappez fort, dit Jean.
Le havresac sur l'enclume et les coups de marteau de pleuvoir. Les diablotins firent un beau vacarme de cris déchirants et de miaulements sinistres.
Au bout d'une heure, Jean arrêta les marteaux.
- Cela suffit, je crois. La leçon sera bonne ! Au revoir, forgeron.
Un peu plus loin, Jean s'allégea des diablotins. Certes, ils vivaient encore, mais mal en point : tel avait perdu un bras, tel un oeil et l'autre les cornes. Ils détalèrent sans demander leur reste.

Jean Carnaval avait accompli son voyage au pays bas.
Où puis-je aller maintenant ? se dit-il.
Il arrivait précisément à la croisée de trois chemins. Il eut l'idée de prendre celui du Ciel. Le chemin était raboteux, mais il avait le pied montagnard. Il atteignit la grande porte et frappa.
- Tch'es aquo ? dit le portier.
- Y a-t-d une place pour moi ici ?
- Non, non, mon pauvre ami, il y a trop peu de place ici, on ne saurait où te mettre avec ce gourdin et ce lourd havresac.
- Au revoir donc.
Il revint en arrière et prit un autre chemin, celui du Purgatoire. Arrivé à un grand portail, il frappa avec son bâton.
- Ah ça ! quelle impatience ! cria quelqu'un. Ici c'est plein. D'ailleurs, ce n'est pas une auberge.
Restait un dernier chemin, celui de l'enfer.
Si j'allais voir ce qu'on y fait ? pensa-t-il.
Le chemin était marécageux, il dut traverser une rivière bourbeuse. Il frappa à grands coups de galoche, la porte s'entrouvrit légèrement. À son étonnement, il aperçut nos cinq diablotins.
- N'entre pas, au moins, crièrent-ils effrayés, car tu nous as déjà roués de coups.
Comme on ne voulut de lui nulle part, force lui fut de revenir avec son sac et ses esclops bourrés de paille dans son Quirbajou natal.

brelhs : Bords boisés de la rivière. (retour)
   
Tch'es aquo : Qui est-ce . (retour)
   
esclops : Galoches.


Retour