La Groac'h de l'île du Lok.
Tous ceux qui connaissent la terre de l'église (Lanillis)
savent que c'est une des plus belles paroisses de l'évêché de
Léon. Là, il y a toujours eu, outre les fourrages et les blés,
des vergers qui donnent des pommes plus douces que le miel de
Sizun, et des pruniers dont toutes les fleurs deviennent des
fruits. Pour ce qui est des jeunes filles à marier, elles sont
toutes sages et ménagères, à ce que disent leurs parents !...
Dans les temps anciens, alors que les miracles étaient aussi
communs dans la Basse-Bretagne que le sont aujourd'hui les
baptêmes et les enterrements, il y avait à Lanillis un jeune
homme qui s'appelait Houarn Pogamm et une jeune fille nommée
Bellah Postik. Tous deux étaient cousins à la mode du pays, et
leurs mères, quand ils étaient tout petits, les avaient
élevés dans le même berceau, comme on le fait des enfants que
l'on destine à être un jour maris et femmes, avec la permission
de Dieu. Aussi avaient-ils grandi en s'aimant de tout leur coeur.
Mais leurs parents étaient morts l'un après l'autre, et les
deux orphelins, qui n'avaient pas d'héritage, furent obligés de
se mettre en service chez le même maître.
Ils auraient pu se trouver heureux; mais les amoureux ressemblent
à la mer qui se plaint toujours.
- Si nous avions seulement de quoi acheter une petite vache et un
pourceau maigre, disait Houarn, je louerais à notre maître un
morceau de terre, le curé nous marierait et nous irions demeurer
ensemble.
- Oui, répondait Bellah, avec un gros soupir ; mais nous vivons
dans des temps si durs ! Les vaches et les porcs ont encore
renchéri à la dernière foire de Ploudalmézeau ; pour sûr,
Dieu ne s'occupe plus comment le monde va.
- J'ai peur qu'il ne faille attendre longtemps ! reprenait le
jeune garçon, car ce n'est jamais moi qui finis les bouteilles,
quand je bois à l'auberge avec des amis.
- Bien longtemps, répliqua la jeune fille, car je n'ai pu
réussir à entendre le coucou chanter.
Ces plaintes recommencèrent tous les jours, jusqu'à ce
qu'Houarn eut enfin perdu patience. Il vint trouver un matin
Bellah qui vannait du blé dans l'aire, et lui annonça qu'il
voulait partir pour chercher fortune. La jeune fille fut bien
affligée à cette nouvelle, et fit tout ce qu'elle put pour le
retenir ; mais Houarn, qui était un garçon résolu, ne voulut
rien écouter.
- Les oiseaux, dit-il, vont devant eux, jusqu'à ce ils aient
rencontré un champ de grain, et les abeilles jusqu'à ce
qu'elles trouvent des fleurs pour faire leur miel ; un homme ne
peut avoir moins de raison que des bêtes volantes. Moi aussi, je
veux chercher partout ce qui me manque, c'est-à-dire le prix
d'une vache et d'un pourceau maigre. Si vous m'aimez, Bellah,
vous ne vous opposerez pas davantage à un projet qui doit hâter
notre mariage.
La jeune fille comprit qu'elle devait céder, et quoique le coeur
lui tournât, elle dit à Houarn :
- Partez, à la garde de Dieu, puisqu'il le faut ; mais, avant,
je veux partager avec vous ce qu'il y a de meilleur dans
l'héritage de mes parents.
Alors elle conduisit le jeune garçon à son armoire et en tira
une clochette, un couteau et un bâton.
- Ces trois reliques, dit-elle, ne sont jamais sorties de la
famille. Voici d'abord la clochette de saint Kolédok ; elle a un
son qui se fait entendre, quelle que soit la distance, et qui
avertit nos amis des périls que nous courons. Le couteau a
appartenu à saint Corentin, et tout ce qu'il touche échappe aux
enchantements des magiciens ou du démon. Enfin, le bâton est
celui que portait saint Vouga, il vous conduit où vous voulez
aller. Je vous donne le couteau pour vous défendre des
maléfices, la clochette pour me faire connaître vos dangers, et
je garde le bâton pour vous rejoindre si vous avez besoin de
moi.
Houarn remercia sa promise, il pleura un peu avec elle, comme il
le faut toujours quand on se sépare, puis il s'en alla vers les
montagnes.
Mais c'était alors comme aujourd'hui ; et, dans tous les
villages où il passait, Houarn était poursuivi par des
mendiants qui, parce que ses braies étaient entières, le
prenaient pour un seigneur.
- Par ma foi, pensa-t-il, ceci est un pays où je vois plus
d'occasion de dépenser que de faire fortune : allons plus loin.
Il continua donc, en descendant, jusqu'à la côte, et arriva à
Pont-Aven, qui est une jolie ville bâtie sur une rivière
bordée de peupliers.
Là, comme il était assis à la porte de l'auberge, il entendit
deux saulniers qui causaient en chargeant leurs mules et
parlaient de la Groac'h de l'île du Lok. Houarn demanda ce
que c'était ; ils lui répondirent que l'on donnait ce nom à
une fée qui habitait le lac de la plus grande des Glénans, et
que l'on disait aussi riche, à elle seule, que tous les rois
réunis. Bien des gens étaient allés déjà dans l'île pour
s'emparer de ses trésors, mais aucun n'était revenu.
Houarn eut, tout de suite, la pensée de s'y rendre à son tour
afin de tenter l'aventure. Les muletiers firent leurs efforts
pour l'en détourner. Ils ameutèrent même tout le peuple autour
de lui en criant que des chrétiens ne pouvaient laisser ainsi un
homme courir à sa perte, et on voulut retenir de force le jeune
garçon. Il remercia de l'intérêt qu'on lui montrait et se
déclara prêt à abandonner son projet si l'on voulait seulement
faire une quête dont le produit lui permettrait d'acheter une
petite vache et un pourceau maigre ; mais, à cette proposition,
les muletiers et tous les autres se retirèrent, en répétant
que c'était un entêté et qu'il n'y avait aucun moyen de le
retenir.
Houarn se rendit donc au bord de la mer, chez un batelier, qui le
conduisit à l'île du Lok.
Il trouva sans peine l'étang placé au milieu de cette île, et
qui est entouré de gazons marins à fleurs roses. Comme il en
faisait le tour, il aperçut, vers une des extrémités, à
l'ombre d'une touffe de genêts, un canot couleur de mer qui
flottait sur les eaux dormantes. Ce canot avait la forme d'un
cygne endormi, la tête sous son aile.
Houarn, qui n'avait jamais rien vu de pareil, s'approcha avec
curiosité et entra dans la barque pour mieux la voir ; mais, à
peine y eut-il mis le pied que le cygne eut l'air de s'éveiller;
sa tête sortit de dessous ses plumes, ses larges pattes
s'étendirent sur l'eau et il s'éloigna brusquement du rivage.
Le jeune homme poussa une exclamation d'effroi ; mais le cygne
avança plus vite, plus vite, vers le milieu de l'étang. Houarn
voulut se jeter à la nage ; alors l'oiseau enfonça son bec dans
les eaux et plongea, en l'entraînant avec lui.
Le Léonard, qui ne pouvait crier sans boire la mauvaise eau de
l'étang, fut forcé de se taire et parvint ainsi à la demeure
de la Groac'h.
C'était un palais de coquillage qui surpassait tout ce que l'on
pouvait imaginer. On y arrivait par un escalier de cristal fait
de telle manière que, lorsqu'on y posait le pied, chaque marche
chantait comme un oiseau des bois ! Tout autour, on voyait
d'immenses jardins où grandissaient des forêts de plantes
marines et des pelouses d'algues vertes toutes parsemées de
diamants au lieu de fleurs.
La Groac'h était couchée dans la première salle, sur un lit
d'or. Elle était habillée d'une toile vert de mer, fine et
souple comme une vague ; ses cheveux noirs, entremêlés de
corail, tombaient jusqu'à ses pieds, et son visage blanc et rose
ressemblait, pour l'éclat, à l'intérieur d'un coquillage.
Houarn s'arrêta, tout ébloui de voir une créature si belle ;
mais la Groac'h se leva, en souriant, et s'avança vers lui.
Sa démarche était si souple qu'on eût dit des flots blancs qui
courent sur la mer. Elle salua le jeune Léonard.
- Soyez le bienvenu, dit-elle, en lui faisant signe d'entrer ; il
y a toujours place ici pour les étrangers et pour les beaux
garçons.
Le jeune homme rassuré entra.
- Qui êtes-vous, d'où venez-vous et que cherchez- vous ? ajouta
la Groac'h.
- On m'appelle Houarn, répondit le Léonard. Je viens de
Lanillis, et je cherche de quoi acheter une petite vache et un
pourceau maigre.
- Eh bien, venez, Houarn, reprit la fée, et ne vous inquiétez
plus de rien, car vous aurez tout ce qui pourra vous réjouir.
Elle l'avait fait entrer dans une seconde salle tapissée de
perles, où elle lui servit de huit espèces de vins, dans huit
gobelets d'argent sculptés. Houarn but d'abord des huit vins,
puis il les trouva si bons qu'il en rebut huit fois de chacun et,
à chaque coup, il trouvait la Groac'h plus belle.
Celle-ci l'encourageait en lui disant qu'il ne devait point avoir
peur de la ruiner, puisque l'étang de l'île du Lok
communiquait avec la mer, et que toutes les richesses
qu'engloutissaient les naufrages y étaient apportées par un
courant magique.
- Sur mon salut, dit Houarn, que le vin avait rendu gai, je ne
m'étonne plus si les gens de la côte parlent mal de vous ; les
personnes si riches ont toujours des jaloux ; quant à moi, je ne
demanderais que la moitié de votre fortune.
- Vous l'aurez si vous voulez, Houarn, dit la fée.
- Comment cela ? demanda-t-il.
- Je suis veuve de mon mari le korandon, reprit-elle, et, si
vous me trouvez à votre gré, je deviendrai votre femme.
Le Léonard fut tout saisi de ce qu'il entendait. Lui, se marier
à la Groac'h qui lui semblait si belle, dont le palais était
si riche et qui avait de huit espèces de vins qu'elle laissait
boire à discrétion !... Il avait, a la vérité, promis à
Bellah de l'épouser; mais les hommes oublient facilement ces
espèces de promesses : ils sont, pour cela, comme les femmes.
Il répondit donc poliment à la fée qu'elle n'était pas faite
pour qu'on la refusât, et qu'il y avait joie et honneur à
devenir son mari.
La Groac'h s'écria alors qu'elle voulait préparer,
sur-le-champ, le repas de la velladen. Elle dressa une table
qu'elle couvrit de tout ce que le Léonard connaissait de
meilleur (outre beaucoup de choses qu'il ne connaissait pas) ;
puis elle alla à un petit vivier qui était au fond du jardin,
et elle se mit à appeler :
- Eh ! le procureur ! eh ! le meunier ! eh ! le tailleur ! eh !
le chantre !
Et, à chaque cri, on voyait accourir un poisson qu'elle mettait
dans un filet d'acier.
Lorsque le filet fut rempli, elle passa dans une pièce voisine
et jeta tous les poissons dans une poêle d'or.
Mais il sembla à Houarn qu'au milieu des pétillements de la
friture, de petites voix chuchotaient.
- Qui est-ce donc qui chuchote sous la poêle d'or, $$ Groac'h ?
demanda-t-il.
- C'est le bois qui pétille, dit-elle, en attisant le feu.
Un instant après, les petites voix recommencèrent à murmurer.
- Qui est-ce donc qui murmure, Groac'h ? demanda le jeune
homme.
- C'est la friture qui fond, répondit-elle, en faisant sauter
les poissons.
Bientôt les petites voix crièrent plus fort.
- Qui est-ce donc qui crie, Groac'h ? reprit Houarn.
- C'est le grillon du foyer, répliqua la fée, en chantant si
haut que le Léonard n'entendit plus rien.
Mais ce qui venait de se passer lui avait donné à réfléchir
et, comme il commençait à avoir peur, il commença à sentir
des remords.
- Jésus-Marie ! se dit-il, est-ce bien possible que j'aie
oublié si vite Bellah pour une Groac'h, qui doit être fille
du démon ? Avec cette femme-là je n'oserai même pas faire mes
prières du soir, et je suis sûr d'aller en enfer comme un
langueyeur de porcs.
Pendant qu'il se parlait ainsi, la fée avait apporté la
friture, et elle le pressa de dîner, en lui disant qu'elle
allait chercher pour lui douze nouvelles espèces de vins.
Houarn tira son couteau, tout en soupirant, et voulut commencer
à manger; mais, à peine la lame qui détruisait les
enchantements eut-elle touché au plat d'or que tous les poissons
se redressèrent et redevinrent de petits hommes, portant chacun
le costume de son état. Il y avait un procureur en rabats, un
tailleur en bas violets, un meunier couleur de farine, un chantre
en surplis, et tous criaient à la fois, en nageant dans la
friture :
- Houarn ! sauve-nous, si tu veux toi-même être sauvé !
- Sainte Vierge ! quels sont ces petits hommes qui chantent dans
le beurre fondu ? s'écria le Léonard stupéfait.
- Nous sommes des chrétiens comme toi, répondirent-ils; nous
étions aussi venus à l'île du Lok pour chercher fortune,
nous avons consenti à épouser la Groac'h, et le lendemain du
mariage, elle a fait de nous ce qu'elle avait fait de nos
prédécesseurs qui sont dans le grand vivier.
- Quoi ! s'écria Houarn, une femme qui parait si jeune est
déjà la veuve de tous ces poissons !
- Et tu seras bientôt dans le même état, exposé aussi à
être frit et mangé par les nouveaux venus.
Houarn fit un saut, comme s'il se fût déjà senti dans la
poêle d'or, et courut vers la porte, ne songeant qu'à
s'échapper avant le retour de la Groac'h ; mais celle-ci, qui
venait d'entrer, avait tout entendu. Elle jeta son filet d'acier
sur le Léonard qui se transforma aussitôt en grenouille, et
alla le porter dans le vivier, où se trouvaient déjà ses
autres maris.
Dans ce moment, la clochette qu'Houarn portait à son cou tinta
d'elle-même, et Bellah l'entendit à Lanillis, où elle
était occupée à écrémer le lait de la veille.
Ce fut pour elle comme un coup dans le coeur. Elle jeta un cri en
disant :
- Houarn est en danger !
Et sans attendre autre chose, sans demander conseil à personne,
elle courut mettre ses habits de grand'messe, ses souliers, sa
croix d'argent, et sortit de la ferme avec son bâton magique.
Arrivée au carrefour, elle planta celui-ci dans la terre en
murmurant :
De saint Vouga rappelle-toi !
Bâton de pommier, conduis-moi
Sur le sol, dans les airs, sur l'eau,
Partout où passer il me faut !
Le bâton se changea aussitôt en un bidet rouge de
Saint-Thégonec, peigné, sellé, bridé, avec un ruban sur
chaque oreille et un plumet bleu au front.
Bellah le monta sans balancer. Il partit d'abord au pas, puis au
trot, puis au galop, et il allait si vite, que les fossés, les
arbres, les maisons, les clochers passaient devant les yeux de la
jeune fille comme les bras d'un dévidoir. Mais elle ne se
plaignait pas, sachant que chaque pas l'approchait de son cher
Houarn ; elle excitait, au contraire, le bidet, en répétant :
- Le cheval va moins vite que l'hirondelle, l'hirondelle va moins
vite que le vent, le vent va moins vite que l'éclair; mais toi,
mon bidet, si tu m'aimes, il faut aller plus vite qu'eux tous;
car j'ai une part de mon coeur qui souffre, la meilleure moitié
de mon coeur qui est en danger.
Le bidet l'entendait et courait comme une paille qu'emporte le
tourbillon, si bien qu'il arriva enfin dans l'Arhez, au pied du
rocher que l'on appelle le Saut du cerf.
Mais là il s'arrêta, car jamais cheval ni jument n'avait
gravi ce rocher. Bellah, qui comprit pourquoi il restait
immobile, recommença à dire :
De saint Vouga rappelle-toi !
Bidet de Léon, conduis-moi
Sur le sol, dans les airs, sur l'eau,
Partout où passer il me faut !
Dès qu'elle eut achevé, des ailes sortirent des flancs de sa
monture, qui devint un grand oiseau, et qui l'emporta au sommet
du rocher.
Ce sommet était occupé par un nid fait de terre de potier et
garni de mousse desséchée sur lequel se tenait accroupi un
petit korandon, tout noir et tout ridé, qui se mit à crier
quand il vit Bellah :
- Voici la jolie fille qui vient pour me sauver.
- Te sauver ! dit Bellah, qui es-tu donc, mon petit homme ?
- Je suis Jeannik, le mari de la Groac'h de l'île du Lok ;
c'est elle qui m'a envoyé ici.
- Mais que fais-tu dans ce nid ?
- Je couve six oeufs de pierre, et je n'aurai ma liberté que
lorsqu'ils seront éclos.
Bellah ne put s'empêcher de rire.
- Pauvre cher petit coq, dit-elle, et comment pourrais-je te
délivrer ?
- En délivrant Houarn, qui est au pouvoir de la Groac'h.
- Ah ! dis-moi ce qu'il faut pour cela ? s'écria l'orpheline,
et, quand je devrais faire à genoux le tour des quatre
évêchés, je commencerais tout de suite.
- Eh bien donc, il faut deux choses, dit le korandon : d'abord te
présenter à la Groach comme un jeune homme ; puis lui
enlever le filet d'acier qu'elle porte à la ceinture et l'y
enfermer jusqu'au jugement.
- Et où trouverais-je un habit de garçon à ma taille, korandon
mon chéri ?
- Tu vas le savoir, ma jolie fille.
A ces mots, le petit nain arracha quatre de ses cheveux roux, il
les souffla au vent, en marmottant quelque chose tout bas, et les
quatre cheveux devinrent quatre tailleurs dont le premier tenait
un chou, le second des ciseaux, le troisième une aiguille, et le
dernier un fer.
Tous quatre s'assirent autour du nid, les jambes en forme d'X, et
se mirent à préparer un costume complet pour Bellah.
Avec la première feuille de chou, ils firent un bel habit piqué
sur toutes les coutures ; une autre feuille servit au gilet ;
mais il en fallut deux pour les grandes culottes à la mode de
Léon. Enfin le coeur du chou fut taillé en chapeau, et le tronc
servit à faire des souliers.
Quand Bellah eut revêtu ce costume, on eût dit un gentilhomme
habillé de velours vert doublé de satin blanc.
Elle remercia le korandon, qui lui donna encore quelques
instructions ; puis son grand oiseau la transporta, tout d'une
volée, à l'île du Lok. Là, elle lui ordonna de redevenir
bâton de pommier, et entra dans la barque en forme de cygne, qui
la conduisit au palais de la Groac'h.
A la vue du jeune Léonard, vêtu de velours, la fée parut
ravie.
- Par Satan mon cousin, se dit-elle, voici le plus beau garçon
qui soit jamais venu me voir, et je crois que je l'aimerai
jusqu'à trois fois trois jours.
Elle se mit donc à faire de grandes amitiés à Bellah, en
l'appelant mon mignon ou mon petit coeur. Elle lui servit à
goûter, et la jeune fille trouva sur la table le couteau de
saint Corentin, qui avait été laissé par Houarn. Elle le prit
pour s'en servir à l'occasion, puis elle suivit la Groac'h
dans le jardin.
Celle-ci lui montra les pelouses fleuries de diamants, les jets
d'eau parfumés de lavande, et surtout le vivier où nageaient
les poissons de mille couleurs.
Bellah parut si enchantée de ces derniers, qu'elle s'assit au
bord de la pièce d'eau afin de mieux les regarder.
La Groac'h profita de son ravissement pour lui demander si
elle ne serait pas bien aise de rester toujours en sa compagnie.
Bellah répondit qu'elle ne demanderait pas mieux.
- Ainsi tu consentirais à m'épouser sur-le-champ? demanda la
fée.
- Oui, répondit Bellah, à la condition que je puisse pêcher un
de ces beaux poissons avec le filet d'acier que vous avez à la
ceinture.
La Groac'h, qui ne soupçonnait rien, prit cela pour un
caprice de jeune garçon, elle donna le filet, et dit en souriant
:
- Voyons, beau pêcheur, ce que tu prendras.
- Je prendrai le diable ! cria Bellah, en jetant le filet ouvert
sur la tête de la Groac'h, au nom du Sauveur des hommes,
sorcière maudite, deviens de corps ce que tu es de coeur !
La Groac'h ne put que jeter un cri qui se termina par un
murmure étouffé, car le voeu de la jeune fille était accompli
; la belle fée des eaux n'était plus que la hideuse reine des
champignons.
Bellah ferma vivement le filet et courut le jeter dans un puits,
sur lequel elle posa une pierre scellée du signe de la croix,
afin qu'elle ne pût se soulever qu'avec celle des tombeaux, au
jour du jugement.
Elle revint ensuite bien vite vers le vivier ; mais tous les
poissons en étaient déjà sortis et s'avançaient à sa
rencontre, comme une procession de moines bariolés, en criant de
leurs petites voix enrouées :
- Voici notre seigneur et maître, celui qui nous a délivrés du
filet d'acier et de la poêle d'or.
- Et ce sera aussi celui qui vous rendra votre forme de
chrétiens, dit Bellah, en tirant le couteau de saint Corentin.
Mais comme elle allait toucher le premier poisson, elle aperçut,
tout près d'elle, une grenouille verte qui portait au cou la
clochette magique et sanglotait à genoux, ses deux petites
pattes posées sur son petit coeur. Bellah sentit comme un coup
intérieur, et elle s'écria :
- Est-ce toi, est-ce toi, mon petit Houarn, roi de ma joie et de
mon souci ?
- C'est moi ! répondit le petit garçon engrenouillé.
Bellah le toucha aussitôt de la lame qu'elle tenait, il reprit
sa forme, et tous deux s'embrassèrent, en pleurant d'un oeil
pour le passé et en riant de l'autre pour le présent.
Elle fit ensuite de même pour les poissons, qui redevinrent ce
qu'ils avaient été.
Comme elle achevait, on vit arriver le petit korandon du Rocher du Cerf,
traîné dans son nid, comme dans un char, par
six grosses mouches de chêne qui étaient écloses des six oeufs
de pierre.
- Me voici, la jolie fille ! cria-t-il à Bellah ; le charme qui
me retenait là-bas est rompu, et je viens vous remercier, car
d'une poule vous avez fait un homme.
Il conduisit ensuite les deux amants aux bahuts de la Groac'h,
qui étaient remplis de pierres précieuses, en leur disant d'y
prendre à volonté.
Tous deux chargèrent leurs poches, leurs ceintures, leurs
chapeaux et jusqu'à leurs larges braies de Léon ; enfin, quand
ils eurent pris tout ce qu'ils pouvaient porter, Bellah ordonna
à son bâton de devenir une voiture ailée assez grande pour les
conduire à Lanillis avec tous ceux qu'elle avait délivrés.
Là, ses bans furent publiés, et Houarn l'épousa, comme il le
désirait depuis longtemps. Seulement, au lieu d'acheter une
petite vache et un pourceau maigre, il acheta toutes les terres
de la paroisse, et il y établit, comme fermiers, les gens qu'il
avait emmenés de l'île du Lok.
I
Dans ce temps-là, le diable n'était pas si vieux et aimait
à se divertir sur la terre. Alors, il y avait près du pont de
l'Elorn, dans la belle ville de Landerneau, un vieux moulin,
habité par un renégat nommé Fall-i-tro, ou Mal-y-tourne en
français. C'était un Pagan (païen) sans foi ni loi. Son
moulin chômait presque depuis que l'on avait établi un autre
moulin au bourg de la Roche-Maurice, à une lieu plus haut sur la
rivière de Dour-Doun.(1)
Fall-i-tro avait en vérité une mine de sacripant sa large face,
mal blanchie par la farine, était ornée d'un nez rouge
colossal, lequel accusait les nombreuses chopines que le coquin
avait goûtées pendant cinquante à soixante ans. En outre, il
possédait une panse énorme, et, par bonheur pour une
malheureuse quelconque, il était garçon. Voilà notre homme. Un
jour qu'il regardait l'eau couler sous le pont, vu qu'il n'avait
plus d'argent pour aller au cabaret du coin, il s'écria :
- Que le diable me brûle si je ne vais à la Roche mettre le feu
au moulin neuf !
Tout à coup il vit paraître dans la brume, au-dessus de l'eau,
un grand personnage vêtu d'un long manteau jaune-rouge, à peu
près de la couleur de l'habit du meunier, qui jadis avait été
bleu.
- Pas besoin, mon fils, lui dit le personnage d'une voix pareille
à un soufflet de forge, pas besoin de mettre le feu à l'autre
moulin. Si tu veux seulement me prendre pour valet pendant trois
mois, nous ferons de la farrrine et du pain capables
d'achalander ton moulin pour toujourrre (2)...
- Ca me va, compère, répondit Fall-i-tro, en remuant son nez
rouge.
- C'est bon, mon joli garçon ; pour lorrss, mets ta main dans
la mienne.
- Oh là ! ho ! cria le Pagan ; tes griffes brûlent autant que
braise ; on dirait que...
- Je suis le diable ! interrompit l'autre ; ainsi, tu renonces ?
- Pas du tout, farceur... j'ai topé ; commençons tout de suite.
Il n'y a plus de blé au moulin, et il m'en faut pour la
prochaine foire de Guipavas. Mais Comment te nommes-tu?
- Fistiloup, pour te servirre.
- Un joli nom de meunier : en route. - En rroute, répéta un
écho infernal.
Une heure moins un quart après, Mal-y-toume se tenait dans la
cave de son moulin, auprès de la gueule du four, où il jetait
des brassées de lande (car il était meunier et fournier en même
temps) ; tout à coup, une voix de tonnerre qui cassa l'unique
vitre du soupirail lui commanda d'ouvrir.
Fall-i-tro étonné ouvrit le soupirail ; la grosse voix dit :
- Maigres ou gras, les voilà ! - Et au même instant, un
corps tomba dans la cave, puis un autre, et un autre encore. Et
de trois pour commencer la fournée. Ensuite le grand valet se
mit à fourrer les trois corps dans le four rouge, et le moulin
de tourner rondement, car les eaux étaient grandes. Le four
ronflait terriblement sous le souffle formidable de Fistiloup, si
bien qu'au bout de cinq minutes il trouva la chose cuite à
point, l'enleva proprement avec sa fourche et roula le tout sur
les meules. Ah ! ah ! on n'a pas vu souvent pareils meuniers dans
le pays !
C'est bon !... La farine était superbe, et le pain de
Mal-y-tourne eut bientôt dans les environs une réputation telle
que tous les autres mitrons en séchaient de misère et de
dépit.
Il est bon de vous dire aussi jusqu'où allait le pouvoir du
grand Fistiloup, qui n'était autre qu'un meunier de l'enfer, où
il y en a beaucoup, à ce qu'on dit, vu qu'il faut pas mal de
pain de la sorte pour nourrir tant de compagnie. Donc, le pouvoir
de ce grand démon était borné comme toute chose soumise à la
volonté de Dieu...
Ainsi, il avait le pouvoir de s'emparer des corps de tous ceux
qui mouraient en état de péché mortel et de les réduire en
pâte ; mais s'il lui arrivait un jour de jeter au four le corps
d'un juste, pris par erreur, alors adieu la boutique... Vous
verrez plus tard.
Tous les soirs donc, à la brume, comme le pont était désert
(et dans ce temps-là il n'y avait pas beaucoup de flâneurs à
Landerneau), la voix formidable criait : - Maigres ou gras,
les voilà ! - Les corps tombaient un à un dans la cave ; le
four ronflait, et les meules... les meules broyaient les os !...
C'était affreux, mais ça faisait, m'a-t-on assuré, du bon pain
au levain de bière.
Vous saurez, de plus, que nos compères avaient un autre genre de
distraction tout à fait gentil. Fistiloup, pour s'amuser, avait
appris de jolis tours en enfer avec un Parisien récemment
débarqué. Un soir que la récolte avait été mauvaise, - car
les coquins commençaient à diminuer dans le pays, et c'est
pourquoi il n'y a plus que d'honnêtes gens à Landerneau -, un
soir donc, Fistiloup, qui n'apportait rien de plus, tira de
dessous son manteau une veste usée qu'il jeta par terre.
- Pourquoi faire ça ? dit Fall-i-tro.
- Pour nous vengerre, répondit le grand valet.
- De qui ou de quoi ? reprit le meunier.
- D'un coquin de tailleur de la Roche-Maurice que tu connais
bien. Le particulier allait mourir d'ivresse, quand il m'a
glissé comme une anguille entre les grrriffes, en me laissant
sa méchante veste.
- Oh ! tu t'es laissé refaire, mon Fisty !
- Oui, et c'est dommage pour toi, car le 999brrrigand te réclame
dix écus pour ton dernier habit.
- Bah ! c'est un voleur; mais que veux-tu faire de cette veste
percée ?
- Tu vas voirrre...
Là-dessus, Fistiloup prit son gourdin endiablé et se mit à
taper à tour de bras sur la veste en disant : «Passe-lui
ça, passe-lui ça.» Après une douzaine de coups, il dit au
meunier :
- Si tu veux payer ton tailleur, rends-toi chez lui sans argent ;
alorrss, tu lui diras de te donner quittance ; s'il refuse, le
reste me regarde. Tu comprends ?
- Ma foi, non.
- C'est pas malin, pourtant. Moi je dauberai ici sur la veste du
tailleur, en disant : Passe-lui ça, et mes coups tomberont
là-bas sur ses épaules... Comprends-tu, maintenant ?
- Oui, à peu près... D'ailleurs, mon Fisty, tu es cousin
germain du diable, et ça me suffit...
Voilà donc le Pagan en route avec sa grosse panse pour aller
trouver le tailleur de la Roche. Le gros mal blanchi suait
avant d'arriver et n'avait pas l'humeur trop tendre. Gare au
tailleur ! A peine entré dans la maison, Fall-i-tro lui dit
qu'il venait savoir des nouvelles de sa santé et demanda un coup
à boire.
- Tu ferais mieux de me payer, failli Pagan ! répondit l'autre
en se frottant les reins.
- Patience, mon vieux, reprit le meunier en remuant son nez, ça
va venir tout à l'heure, et je te paierai en bonne monnaie...
- Aïe, aïe, fit aussitôt le tailleur en se retournant,
voilà que ça recommence : c'est donc toi, voleur ? Holà !
holà ! finiras-tu, Fall-i-tro ; ce sont de vilaines
plaisanteries, et tu tapes comme un sourd.
- Moi, regarde donc, j'ai les deux mains dans mes poches.
- Possible, mais tu cognes trop dur tout de même. Holà ! ho !...
Et le tailleur de beugler comme un veau, et l'autre de rire à se
rompre la panse.
Enfin, quand le couturier eut reçut une bonne rossée du gourdin
invisible, son débiteur lui dit :
- A présent, si tu es content de la recette, donne-moi quittance
de dix écus que je ne crois pas te devoir pour un mauvais habit
tout usé.
- Quittance ! répliqua le tailleur, mais tu ne m'as pas payé !...
Aïe ! aïe ! voilà que ça tombe sur ma tête, à
présent... Holà ! là ! j'y vois trente-six chandelles...
- Donneras-tu quittance, double voleur ?
- Je ne puis, en vérité... Holà, holà, assez oui, oui, je te
donne quittance, et va-t-en à tous les diables ! s'écria le
tailleur en tombant éreinté sur la terre boueuse de son taudis.
Le Pagan lui mit une plume dans les mains, écrivit sur un
chiffon sale : Quittance de dix écus pour l'habit bleu de
Fall-i-tro, et le tailleur fit son paraphe. Après quoi le
meunier satisfait le laissa se frotter les reins tout à son
aise. Chemin faisant, il se disait : «Tout de même, voilà une
jolie manière de payer ses dettes ! » - Qu'en pense-t-on par
ici ?... Y a-t-il, par le temps qui court, des gens qui paient de
même ? Les uns disent : oui ; d'autres : non. Là-dessus, que
chacun pense comme il voudra, et voyons la fin de l'aventure.
Le meunier rendit compte à Fistiloup de son expédition, et le
valet fut si content qu'il embrassa Mal-y-tourne sur les deux
joues si fort que le gros farinier portait ensuite deux belles
cloches bleues de chaque côté de sa face blanche.
- Par tous les diables ! tu as tort, Fisty, d'embrasser les amis
quand tu as si chaud.
- C'est la 999chaleurre de l'amitié, fit l'autre en grimaçant.
C'est bon. Le commerce allait si bien que nos boulangers ne
pouvaient suffire à fournir du pain au levain de bière à
leurs nombreuses pratiques. A force de coups de bâton, avec la
recette de passe-lui ça, Fall-i-tro qui, auparavant, était
dans la débine, avait déjà payé toutes ses dettes. Il lui
suffisait de se procurer, par un moyen quelconque, les guenilles
de ses créanciers ; Fistiloup daubait dessus, comme vous savez,
et le tour était joué.
II
Pourtant les meilleures ruses ne tournent pas toujours bien en
ce pauvre monde. Le tailleur, payé en monnaie de trique,
était aussi un rusé compère. Il avait flairé la mèche, et
s'en vint un soir rôder sur le pont, autour du vieux moulin. Nos
deux complices, tout fins qu'ils étaient (mais on sait qu'un
tailleur est souvent plus fin que le diable), nos complices, ce
soir-là comme les autres, avaient bu un coup de trop et, sans se
douter de rien, ils s'amusaient à faire le joli tour de passe-lui
ça au profit du bedeau de Saint-Houardon, dont ils avaient volé
la vieille soutane.
Et ils s'en donnaient de cogner sur le pauvre roi d'église, de
rire et de boire, si bien qu'à la fin ils roulèrent côte à
côte et ronflèrent bientôt à réveiller les morts. Notre
tailleur, qui avait compris la recette, entra doucement dans le
moulin, s'empara du bâton de Fistiloup et de la veste de
Fall-i-tro ; puis il s'en retourna chez lui. Ce qu'il fit, vous
le devinez bien : il étendit la défroque par terre et se mit à
piler dessus en disant le passe-lui ça nécessaire.
Ah ! ah ! c'est dans le moulin que cela était comique de voir le
réveil du gros mal blanchi, qui sautait, courait, tombait,
hurlait et cherchait dispute à son ami Fisty en lui disant :
- C'est toi qui as volé ma veste, scélérat, oh ! là ! oh !...
là !... et tu fais taper dessus.
- Moi ? Allons donc, répondait le valet avec une grimace de
damné ; moi, je dormais, et tu étais si soûl que tu auras
jeté veste et bâton par la lucarrrne.
- Ce n'est pas vrai ! Tu mens, brigand !... Oh ! là ! assez...
tu es un traître...
- Possible, ce sont là les vertus qu'on estime chez nous...
Allons, tais-toi, ne braille pas si fort, c'est fini ; je m'en
vais 999voirrre là-bas.
Et voilà le grand diable en route pour la Roche, où il trouva
le tailleur en train de se rafraîchir au cabaret. Fistiloup,
déguisé en marchand de cochons (sauf votre respect), entra
aussi et paya tant de chopines au tailleur que notre ivrogne
roula bientôt sous la table, et de là dans la grande poche du
diable, qui l'emporta.
Comme il passait sur le bord de la rivière, il faisait déjà
nuit noire ; la grêle craquait sur les pierres, le vent sifflait
dans les vieux arbres et l'eau débordée tourmentait les rochers
avec un bruit sinistre... Fistiloup crut entendre crier à
quelque distance ; il pressa le pas et vit alors, au milieu du
courant rapide, un corps blanc que l'eau emportait.
- C'est bon, se dit-il, en allongeant ses grands bras pour
harponner le cadavre, c'est sans doute quelque ivrogne que des
voleurs ont dévalisé et jeté dans la rivièree. 999Maigres ou
gras, en voilà deux.
Oui, en voilà deux sans doute, maître démon ! mais non pas de
même pâte. Non, non, car le dernier était ni plus ni moins que
le sire de la Roche-Maurice, un saint homme que des routiers
avaient volé, dépouillé et jeté dans la Dour-Doun.
Le démon, aveuglé par la volonté de Celui dont la patience est
longue, mais se lasse à la fin, le démon, trompé à son tour,
arriva auprès du moulin avec sa capture.
- Maigres ou gras, cria la voix formidable à la lucarne de la
cave où Fall-i-tro attendait...
Ah ! ah ! mes amis, il y eut alors un changement que personne ne
pourrait vous raconter : un grand coup de vent semblable au
tonnerre, un tremblement, une odeur de brûlé, de soufre et de
salpêtre, et le vieux moulin... cherchez, cherchez bien : le
vieux moulin avait sombré dans la rivière...
Sur le bord, le sire de la Roche priait tranquillement à genoux.
Enfin, il faut bien vous dire ce qui se passa à cinq cent mille
pieds sous terre, juste au-dessous du moulin maudit, sous le pont
de Landerneau : la lucarne de l'enfer s'ouvrit toute grande ; la
voix plus formidable encore, hurla pour cette fois : - Gros et
gras, le voilà ! - Et un corps, un corps si ventru que tous les
démons s'en donnèrent de rire, tomba dans le gouffre infernal.
C'était Mal-y-tourne que Fistiloup, pour se consoler, jetait
dans la gueule du four suprême, où il servit à faire une belle
miche aux damnés.
(1) Dour-Doun, eau profonde ; ancien nom de l'Elorn. Retour
(2) Orthographe et prononciation usitées en enfer. Retour
Avez-vous ouï parler de la mère Michel ? Et, au fait, qui ne la connaît, cette célébrité incomparable, la seule qui se puisse avec avantage opposer au grand Napoléon, grâce à l'immortelle chanson, bien autrement populaire et surtout morale que celle de la reine Hortense :
C'est la mère Michel qui a perdu son chat,
Qui crie par sa fenêtre qui le lui rendra ?
Le père Lustucru lui a respondu...
Nous verrons sa réponse tout à l'heure.
Or, au temps dont nous parlons, la mère Michel était une antique et très bavarde fruitière de la ville
de Saint-Malo, ayant - rue des Juifs - son échoppe au rez-de-chaussée, son lit au grenier, par-dessus
les quatre étages d'une baraque moisie, contemporaine au moins de Charlemagne, qui ferait, à l'heure
qu'il est, si elle existait encore, le bonheur d'un régiment d'archéologues.
La mère Michel - sachez-le - possédait une âme aimante et contemplative. L'objet de sa contemplation
c'était la mer, qu'elle dominait souverainement de la lucarne de sa chambre à coucher ; l'objet de sa
tendresse, un chat, un délicieux matou tricolore - noir, blanc, feu -, couleur si recherchée des
amateurs, presque aussi rare chez les chats que le blanc chez les merles, le bleu chez les roses et
les tulipes.
A force de contempler l'Océan, ses rochers et ses rivages, la mère Michel avait fini par les refléter
en sa personne. Sa face de parchemin verdâtre était striée en tous sens de rides entrecroisées,
pareilles aux vallées profondes que l'orage creuse dans les flots.
Du fond de ces sillons, çà et là émergeaient comme des îles et des récifs - des protubérances charnues
de forme et de couleur diverses - cônes, cubes, prismes, pyramides -, toutes couvertes d'une végétation
roussâtre où les profanes auraient vu de la barbe, mais qui tenaient bien certainement à la famille des
fucus, des algues et des goëmons.
Son nez, c'était - à s'y méprendre - la pointe du Grouin ; et quand elle roulait son oeil unique
(car elle était borgne) sous le verre de son pince-nez, on eût juré voir tourner dans sa lanterne la
flamme du phare nouvellement inauguré sur le cap Fréhel.
Le matou, je renonce à le peindre : par la maîtresse que l'on juge du favori.
Le grenier de la mère Michel, très proche du rempart, voyait la mer du côté où éclata l'infernale
machine ; il sentit de première main l'effet de l'explosion.
Réveillée par ce bruit épouvantable, par les vitres de sa lucarne volant en éclats, effarée par la vue
des flammes bleuâtres dansant dans la nuit, la bonne vieille sauta de son lit, croyant avoir à ses
trousses cent diables d'enfer.
Autant en fit l'illustre Griffon (le précieux matou), qui dormait commodément, selon son usage, roulé
en boule sur les pieds de sa maîtresse. Et comme il avait du coeur, au lieu de rester bêtement miauler
en un coin, il franchit d'un bond le trou de la lucarne et s'élança sur les toits à la découverte.
La mère Michel, entendant grouiller en bas la foule dans la rue, prit un jupon au hasard et courut s'y
réunir en cornette, dans un galant négligé. Sur les deux heures du matin elle rentra chez elle, après
avoir épuisé tout ce qu'elle avait d'âme, de langue et de poumon, dans le plus terrible assaut de gueule
qui se fût livré, de mémoire de femme, entre toutes les commères du quartier.
Accablée de tant d'émotions, elle dormit jusqu'au jour.
Au réveil, son premier geste fut d'allonger le bras pour gratter à petits coups d'ongle, selon sa
coutume, la tête soyeuse de Griffon ; point de Griffon ! Inquiète, elle retourne son lit, ses nippes,
bouleverse tous ses meubles, sonde tous les coins : point de Griffon !! Elle appelle son bien-aimé avec
angoisse, imposant à sa voix cassée et rauque les inflexions les plus caressantes : point de Griffon !
C'est alors qu'affolée par la douleur elle se précipita à la fenêtre, en jetant ce cri navrant que
la poésie a immortalisé. C'est alors aussi que le père Lustucru, savetier jovial, fatigué de tout ce
tapage, attirant de la lucarne voisine son profil narquois et sa trogne rouge comme une guigne, lui fit
sa fameuse réponse :
Le père Lustucru lui-z-a respondu :
Ne crie pas tant, vieille folle,
ton chat n'est pas perdu.
Mais comme, au demeurant, le bonhomme avait bon coeur, il enjamba en même temps l'appui de sa fenêtre
et se mit à exécuter une promenade en gouttière, dans l'espoir de découvrir - derrière le tuyau d'une
cheminée où il se blottissait souvent - le favori de sa voisine.
Savez-vous ce qu'il découvrit ?... Le cadavre - bien reconnaissable encore à son uniforme - du matelot
anglais resté sur la machine infernale, lancé là par l'explosion, et sous ce cadavre - hélas !!! - celui
de l'infortuné Griffon, atteint, accablé et assommé par cette charogne anglaise, dans l'instant même où
il venait de sauter de sa lucarne pour voler au secours de la patrie.
Lugete, o veneres cupidinesque !...
Quand il fut constant que le pauvre Griffon était, dans toute la cité, la seule victime immolée par
la furie anglaise, qui s'était bornée, quant au reste, à travailler dans l'intérêt des couvreurs, des
vitriers et quelque peu des maçons, monseigneur le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, se fit
tailler par son secrétaire sa meilleure plume, et prenant dans son bureau en marqueterie de Boulle une
belle feuille de papier blanc, il se gratta un instant l'oreille, puis écrivit avec un gros rire la
lettre suivante au roi :
« Sire, les Anglais, pour se venger des nombreux désastres que nos corsaires malouins font subir
incessamment à leur marine et à leur commerce, ont essayé ces jours-ci de détruire Saint-Malo.
Ils ont attaqué la place avec dix vaisseaux de haut bord, nombre de frégates, galiotes et autres
bâtiments moindres, en tout plus de quarante voiles. Ils l'ont bombardée pendant quatre jours.
Dans la nuit du quatrième, ils ont trouvé l'artifice de faire éclater, sous les murs mêmes, une
machine infernale chargée de 40 milliers de poudre, 600 bombes, 200 carcasses, 100 barriques
de poix et de soufre, quantité de boulets, grenades, ferrailles, projectiles de toute sorte.
Au bout de tout cela ils ont réussi... à tuer le chat de la mère Michel (1).»
(1) Toutes les relations du temps attestent que les Anglais, dans toute leur expédition, ne tuèrent
aux Malouins qu'un chat. On mit même la chose en épigramme, ainsi :
L'Anglois, semblable à la montagne
Qui n'enfanta qu'un petit rat,
Dans sa malouïne campagne
N'a fait périr qu'un pauvre chat.