Les poires d'or

 

Il y avait une fois entre Daoulaz et Logona, un Roi, un petit Roi, je pense, car il n'avait pour tout royaume qu'une métairie que les Julots de Saint-Thégonnec traiteraient de tiégez-dister, ou ferme aride; ceux de Vannes diraient eunn dachen-fall, c'est-à-dire une mauvaise place ; et ceux de la Cornouaille l'eussent appelée sans façon douarlapinet, une terre à lapins.
Mais n'importe. Il faut vous dire, sans quoi vous diriez que mon Roi n'était bon qu'à porter le sac des chercheurs de pain, il faut vous dire qu'il avait en outre un petit courtil, et que dans ce courtil il y avait un beau poirier: un poirier qui, tous les ans, rapportait trois belles poires ; et c'était là toute la fortune du Roi... quand il pouvait les cueillir, ce qui n'arrivait pas souvent. - Trois poires, ce n'est certes pas une fortune par le temps qui court ! Mais attendez un peu, et vous en saurez là-dessus tout autant que moi, sonneur de Logona.
Or, notre Roitelet avait encore en plus toute une nichée d'enfants: deux garçons et une demi-douzaine de filles. Seigneur Dieu, le pauvre homme !... C'était en vérité un joli compte. Et quand on pense qu'il fallait nourrir tout cela, et doter peut-être six filles avec deux ou trois poires; ah ! il y a bien de quoi faire frémir un père de famille !
N'importe, le Roi aux Poires ne frémissait pas, surtout en l'année cherche bien, époque où il régnait, comme vous savez, si vous connaissez l'histoire. Il se trouvait même fort à l'aise, car, en cette année de grâce-là, le bon Dieu lui avait permis pour la première fois, depuis trente ans peut-être, de récolter un morceau d'une poire tombée à terre, on ne sait comment. Oui, il nourrissait toute sa maisonnée avec son morceau de poire. Cela semble vous étonner, c'est bien vrai pourtant, car, nous autres conteurs bretons, nous disons toujours la vérité.
Ecoutez bien : en juillet, les poires, grosses comme des melons, étaient d'argent, mais en août, elles ressemblaient à des citrouilles et elles étaient d'or !
Le tout était de les cueillir à point : or notre pauvre Roi n'y arrivait jamais. S'il avait su se contenter de ses poires d'argent, nul doute qu'il n'y fût parvenu ; mais l'avarice et l'ambition, ces deux lèpres du monde, le poussaient toujours à reculer.
En regardant ses poires d'argent, il se disait encore une semaine et elles seront d'or ; et il attendait si bien que les poires disparaissaient une à une.
Enfin, quand garçons et filles furent en âge, l’aîné qui s'appelait Yann, dit au cadet que l'on nommait Claudik: «Si tu veux, nous chiperons les poires et nous filerons avec ? »
Il faut vous dire que Yann était un coquin fainéant qui déjà avait eu plus d'une affaire avec les gendarmes de ce temps-là ; tandis que Claudik était un bon fils, joueur de biniou de son état, et joli garçon par-dessus le marché.
- Non pas, répondit Claudik, non pas, car les poires sont à mon père et à mes soeurs.
- Alors, je veux qu'on fasse le partage, et moi je veux une poire pour moi tout seul; pour ma soif, ce n'est pas trop, et je me charge de garder le poirier, si bien que les voleurs n'y viendront pas.
- Oh ! tu as tort, reprit Claudik, cela fera de la peine à notre père ; et il vaut mieux être pauvre que de faire une mauvaise action.
- Comme tu voudras: moi, je vais lui demander ma part.
Yann fit comme il avait dit et, malgré son chagrin, le vieux Roi consentit à faire le partage : la poire du nord à l’aîné ; celle du sud à Claudik et celle du milieu à partager entre les filles, dont, par bonheur, cinq voulaient déjà entrer en religion, dès que le bon Dieu aurait permis de les doter.
On était alors à la fin de juillet, et les poires d'argent prenaient déjà une teinte d'or magnifique. Yann se mit à monter la garde. Pendant deux jours tout alla bien, mais le troisième il prit une chopine de vin de feu pour se tenir éveillé, et le lendemain on le trouva ronflant sous le poirier, qui n'avait plus que deux poires : celle du milieu avait disparu. Et voilà nos filles encore sans dot pour une année au moins.
- Ça m'est égal, dit l'ivrogne en s'éveillant, la mienne y est encore. Ce soir, je veillerai mieux.
En effet, ce soir-là et le suivant, il veilla pour de bon avec son fusil chargé, et rien ne bougea. Mais la troisième nuit, comme il faisait une chaleur affreuse, Yann se crut permis d'avaler cinq ou six chopines de cidre, et quand il s'éveilla le matin, la poire du nord s'en était allée rejoindre celle du milieu.
Qui jura bien et fort ? Ce fut Jean-le-Mauvais. Il s'emporta contre son père, battit trois ou quatre de ses soeurs qui voulaient le sermonner et chercha querelle à son frère qui ne l'apaisa qu'en lui offrant la moitié de sa poire.
- A mon tour de monter la garde, dit alors Claudik, en s'armant d'un grand sabre qu'il aiguisa comme un rasoir. Et là-dessus, il alla se poster contre le gros tronc du poirier. Alors il commença par jouer un petit air de biniou pour se donner du coeur.
Jusqu'à minuit rien ne parut... Mais, quand le dernier coup de minuit eut sonné dans la tour de Daoulaz, voilà que... Et, à ce propos, il est bon de vous dire que minuit sonnait tout seul dans la tour du couvent où il n'y avait plus d'horloge, depuis que le Sire du Faou avait tué deux moines d'un coup d'épée !
Enfin, au douzième son qui tintait comme un glas, un hibou perché dans le poirier s'envola en poussant des cris. Claudik regarda aussitôt et aperçut quoi ? Un bras long, long, qui s'allongeait entre les feuilles et une main énorme qui s'ouvrait déjà pour saisir la poire d'or... Holà ! qui va là? Et un grand coup de sabre, et voilà la main énorme de tomber, et la poire d'or de rouler à terre dans une mare de sang... Puis un grand cri, un hurlement à faire sombrer des vaisseaux, un soupir pareil à un coup de vent et puis... rien du tout.
Claudik commença par ramasser sa poire d'or, l'essuya proprement et la fourra dans sa grande poche. Mais que faire de cette main de géant, coupée au poignet, et dont les grands doigts remuaient encore ! Seigneur Dieu !... Il eut d'abord l'idée d'aller jeter la main dans la mer que l'on voyait de là; mais il songea que cette main devait appartenir à quelqu'un, et qu'une main si grande devait être la propriété de quelque géant bien riche et bien puissant, quoique voleur, lequel ne serait peut-être pas fâché de ravoir sa main, surtout s'il était possible de la raccommoder. Or, le sonneur de biniou, en courant les pardons, avait entendu dire qu'au-delà de Plougastel, sur la rade de Brest, demeurait un sorcier qui savait arranger les bras, les nez et les mains des statues de Kersanton; et, comme Claudik était fort rusé, il pensa que ce sorcier arrangerait, tout aussi bien, une main coupée, vu qu'il vendait des Louzou pour toute espèce d'infirmités. Il allait même se mettre en route pour Plougastel, quand Yann, que les hurlements avaient réveillé, arriva dans le courtil.
- Qu'y a-t-il de nouveau par ici ? dit-il à son frère. J'ai senti le sang frais, je crois ?
- Peut-être, répondit Claudik, en lui montrant la main sanglante.
- Et la poire, où est-elle ? dit Yann en roulant des yeux verts.
- La voici, mon frère ; et nous en ferons quatre parts: une pour le père, une pour les soeurs, une pour toi, et la dernière...
- Un quart, c'est bien peu pour ma soif, interrompit le mauvais garnement: au surplus nous verrons. Et la main, que vas-tu en faire?
- Chercher son maître et la lui rendre, car je ne veux pas garder le bien d'autrui. En attendant, je vais la frotter avec de bons Louzou et la mettre dans mon sac pour la conserver fraîche.
Claudik fit comme il avait dit; mais Claudik, qui avait de l'esprit, fit encore autre chose : la lune venait de se lever et notre garçon se mit tout de suite en campagne, - avec la main coupée dans son sac, afin de trouver la piste du voleur de poires. Pendant plus d'une lieue, ce ne fut pas très difficile, sur les landes et les collines, où il suivait une traînée de sang; mais à mesure qu'il approchait de la forêt du Kranou, les traces devenaient moins visibles et enfin elles cessèrent tout à fait.
- C'est égal, se dit Claudik en revenant, on dit qu'un géant demeure au milieu de la forêt; ce doit être mon homme. Il est vrai qu'il ne fait pas bon y aller, car il passe pour un ogre affamé. N'importe, quand je lui rapporterai sa main, avec un bon onguent pour la recoller, il n'y aura aucun danger pour le reboutou. Oh ! non, pour sûr !
Le lendemain, vers midi, Claudik s'en revenait de Plougastel, un peu essoufflé à cause de la main énorme qu'il portait, comme vous savez, dans son sac à biniou. Il était bien content d'une recette que le sorcier lui avait donnée, immanquable pour souder les pierres et les os. Alors, il rencontra son frère sur la place de Daoulaz. Yann allait déjà de travers. Il y avait foule sur la place, et la trompe sonnait aux quatre coins de la ville. Ensuite, quand tout le monde fut rassemblé, le crieur publia que le Roi-géant de la forêt donnerait Fleur-du-Kranou, sa fille, en mariage à celui qui le guérirait d'une grande blessure attrapée à la guerre.
- Ou bien à voler des poires, murmura le sonneur en secouant son sac.
- Moi j'y vais tout de suite, dit Jean : je veux guérir le monarque et avoir Fleur-du-Kranou en mariage.
- Réfléchis avant de partir, mon frère; songe que c'est un ogre qui mange les chrétiens, et que...
- Ça m'est bien égal à moi, cria le garnement; je n'ai peur de rien : ainsi qu'on me laisse passer.
Yann alla-t-il au manoir du Kranou ? On ne le sait pas encore : toujours est-il que trois jours se passèrent sans qu'on le revit à la maison. Inquiet de son frère et impatient de tenter l'aventure pour son compte, Claudik, avec son sac et la main coupée sur son dos, partit pour le château de la forêt. Quant il eut franchi les taillis, à l'entrée des futaies noires, il se trouva en face d'un fossé profond et d'une grande barrière en fer. A côté il y avait une petite maison, et une petite vieille qui filait sur le seuil.
- Holà, madame, cria Claudik, madame la comtesse de la Porte, ouvrez vite, s'il vous plaît, car j'ai une commission pressée pour votre maître.
- Vraiment, mon joli garçon, dit la portière, flattée d'avoir été appelée comtesse.
On est toujours sensible à cela.
- Sans doute, reprit Claudik encouragé, et j'ai là dans mon sac un objet précieux qui lui a appartenu.
- Je ne dis pas non, mon petit ; mais tu m'intéresses et je t'engage à te sauver, car ceux qui franchissent cette barrière de malheur n'y repassent jamais.
- Eh bien, Madame, je veux entrer tout de même, parce que j'ai un remède pour guérir le roi et que je veux épouser sa fille, bien entendu.
- Epouser sa fille, malheureux pécheur ! Mais depuis quatre jours il est venu ici un tas de gens, avec des chirurgiens de tous pays, dans le dessein de guérir le roi et d'obtenir la Fleur-du-Kranou : et pas un n'est revenu.
- Pas un, Seigneur Dieu !!
- Non, non, mon pauvre ami, car, depuis qu'il est malade, le roi a un tel appétit qu'il ne donne pas le temps de le soigner ; et je puis bien te le dire entre nous, il avale... il avale les futurs gendres les uns après les autres, si bien que Fleur-du-Kranou s'étiole et court grand risque de rester fille.
- C'est ce que nous verrons, dit le malin sonneur, et je vous prie de m'ouvrir, s'il vous plaît.
- Comme tu voudras, mon garçon : entre donc, lui dit la petite vieille, en ouvrant la barrière.
Et Claudik entra, toujours avec l'énorme main dans son sac. La vieille, curieuse comme toutes les portières, lui demanda ce qu'il portait ainsi sur le dos. Le rusé répondit que c'étaient des remèdes, un biniou et un beau justin brodé qui serait pour elle, s'il revenait sain et sauf de son expédition.
La vieille attendrie lui dit alors tout bas :
- Ecoute, mon joli sonneur, quand tu arriveras au défilé des grands rochers, tu verras une belle avenue, et à côté un sentier étroit, plein de ronces et de pierres. Prends ce sentier, tu t'en trouveras bien. Il te conduira derrière le manoir. Alors joue en douceur un petit jabadao à la mode de Guingamp. La princesse qui aime la danse et les jolis garçons arrivera tout de suite. Tu lui feras faire un tour de gavotte, et tes affaires n'en iront pas plus mal.
Là-dessus elle rentra dans sa hutte et laissa Claudik libre de s'avancer dans la forêt qui devenait de plus en plus sombre. Il passa tout près de grands précipices où coulaient des torrents qui avaient l'air de lui crier : Gare ! gare! Puis le vent, qui pleurait dans les sapins, lui disait : Qui passe, trépasse !...
C'était à faire frémir, mais Claudik était brave et s'avançait toujours; il lui semblait même que la main énorme remuait dans le sac pour le pousser en avant.
Enfin, il arriva ainsi au défilé que lui avait annoncé la vieille : il vit la grande avenue et se disposait à prendre le petit chemin à côté, lorsqu'il remarqua des ombres étranges que le vent balançait sous les arbres. Alors il regarda par-dessus le talus, et que vit-il, Seigneur Dieu?... Il vit des corps humains pendus par les pieds à des branches d'ormeaux, et tout près de la barrière, il y avait encore deux branches ployées et munies de grands lacs tendus sur le passage de ceux qui entraient.
- Mon frère est peut-être dans cette compagnie, se dit le pauvre garçon en se signant; et il se mit à gravir le petit chemin entre les rochers.
Bientôt il aperçut, au milieu des arbres, les grosses tours du manoir. Il s'avança du côté où l'on ne voyait que deux ou trois lucarnes et, s'arrêtant sous la première, il tira son biniou et se mit à sonner doucement un jabadao à la mode de Guingamp. Aussitôt la lucarne s'ouvrit: une dame belle comme l'aurore se pencha, lui dit: «Me voilà!» et descendit dans la prairie où se trouvait Claudik. Claudik n'y comprenait rien, mais naturellement il la laissa faire. La dame le prit par le bras gauche et voilà notre beau sonneur, toujours chargé de la main énorme, dansant la gavotte avec Fleur-du-Kranou ; aussi fut-il bientôt fatigué et, s'étant arrêté à bout de forces, il demanda à la princesse de le présenter au Roi.
- En ce cas, dansons au moins le bal, dit-elle en considérant son jeune cavalier, car après avoir vu mon père, vous ne pourrez danser de votre vie.
- Oh ! que si, répliqua Claudik : j'ai là dans mon sac de quoi me tirer de presse. Je veux guérir votre père et vous épouser ensuite, si vous y consentez, Madame.
- Je le voudrais bien, dit la princesse en baissant ses beaux yeux, mais il y en a tant, hélas ! qui sont venus et cependant...
- Vous êtes encore à marier, par bonheur pour moi, continua le galant; mais ne craignez rien ; menez-moi seulement devant le Roi et vous verrez.
La princesse lui dit alors de la suivre sans parler et de tirer ses galoches. Ils passèrent ainsi par des enfilades de salles superbes, pavées de marbre et d'argent, gardées par des dragons, des lions et des léopards. Tout autour, sur des bahuts sculptés, on voyait, par douzaines, des poires étincelantes, que Claudik reconnut aisément. Les salles étaient éclairées par des flambeaux d'or et de cristal. C'était éblouissant ; et à cette lumière, Claudik trouvait Fleur-du-Kranou de plus en plus belle. Enfin ils arrivèrent à l'entrée d'une salle plus vaste encore, mais faiblement éclairée à cause du Roi qui s'y trouvait couché. La princesse fit signe à Claudik de tirer son chapeau. Les dragons qui défendaient l'entrée lancèrent des flammes sur le sonneur; mais dès que les flammes approchaient du sac, qu'il portait toujours sur son dos elles s'éteignaient à l'instant, par respect apparemment. Fleur-du-Kranou étonnée en était ravie au fond du coeur, et commençait à espérer des noces.
Tout à coup le géant s'éveilla en disant : J'ai faim ! et aussitôt qu'il eut aperçu Claudik au milieu de la chambre, il s'écria comme un tonnerre: Bon ! celui-ci est jeune, qu'on le mette à la broche, avec des pommes de terre !
Oh ! ciel ! Claudik à la broche, avec des pommes de terre !
Au même instant, quatre grands coquins de cuisiniers anglais, armés de coutelas, se jetèrent sur le malheureux!...
Attendez un peu avant de gémir sur son sort.
Les coutelas eurent à peine touché le sac de Claudik que les lames se cassèrent en mille morceaux, par respect apparemment. Puis le sonneur, ayant gonflé son biniou, joua l'air de la vieille (Ann hinigous) et le bal de recommencer joliment. Fleur-du-Kranou dansait avec Claudik ; les cuisiniers tournaient avec leurs broches ; les dragons faisaient le passe-pied avec les lions, et les chiens de garde dansaient le jabadao avec les loups. On dit même que le Roi, malgré sa faim et sa colère, sautait malgré lui sur son lit de parade ; il avait beau hurler: Qu'on le mette à la broche ! bah ! la danse continuait plus furieuse que jamais, et elle continuerait encore, peut-être, si Claudik ne se fût arrêté, épuisé naturellement à cause du sac et de la main énorme qu'il avait toujours sur le dos. Voilà: ainsi finit le bal, et mon histoire aussi va finir, car vous saurez que quand Claudik eut fait sa dernière pirouette, il tomba à genoux auprès du lit du géant affamé qui allongea son unique main pour le saisir et le croquer ! mais dès que la main s'approcha du dos du sonneur, elle fut repoussée comme par enchantement et le géant de hurler: - Ah ! si j'avais l'autre ! - L'autre, riposta le rusé en vidant son sac, l'autre ? La voici ! Et si vous permettez, seigneur, je vais vous la rattacher comme auparavant.
Je n'ai pas le temps de vous raconter l'étonnement de tout ce monde-là : Vous saurez seulement que Claudik, sans attendre la permission, se mit à l'ouvrage comme un chirurgien consommé. Quand il eut fini, le géant lui dit en le regardant de travers : Es-tu bien sûr que ça soit solide au moins ?
- Sûr et certain, répondit Claudik, mais votre main ne sera bien recollée, Monseigneur, que trois jours après les noces de Fleur-du-Kranou, avec...
- Avec qui, ver de terre, hurla le géant, avec qui ?
- Avec le fils de ma mère, s'il vous plaît.
Le géant en eut une attaque épouvantable, et l'histoire dit qu'il en mourut.
Claudik épousa Fleur-du-Kranou : il y eut des noces fort belles pendant quinze jours. Je ne puis vous les raconter, ayant été oublié sur la liste d'invitation.
Le poirier d'or transplanté au Kranou, après la mort du père de Claudik, donna toujours des fruits mûrs au bon fils. Il dota ses soeurs généreusement. Enfin je dois vous dire que de ce joli mariage, il ne vint au monde qu'une fille unique, ressemblant à sa mère. Or, cela a toujours été ainsi de siècle en siècle dans la famille, si bien que, pendant mille ans et plus, les chevaliers de tous pays firent force prouesses afin de cueillir les poires d'or et la fleur héréditaire du Kranou.
Et l'on dit que, même en ce temps-ci, les jeunes gens à marier veulent encore trouver l'héritière de notre fameux poirier.
C'est là, Messieurs, ce que je vous souhaite.


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Peronnik l'idiot

 

Vous n’êtes pas sans avoir rencontré de ces pauvres innocents que le prêtre a baptisés avec l’huile de lièvre et qui ne savent que s’arrêter devant les portes pour demander leur pain. On dirait des veaux qui ont perdu le chemin de leur étable. Ils regardent de tous côtés avec de grands yeux et la bouche ouverte, comme s'ils cherchaient quelque chose ; mais ce qu'ils cherchent n'est pas assez commun dans le pays pour qu'on le trouve sur les grands chemins, car c'est de l'esprit.
Peronnik était un de ces pauvres idiots qui ont pour père et mère la charité des chrétiens. Il allait devant lui sans savoir où ; quand il avait soif, il buvait aux fontaines ; quand il avait faim, il demandait aux femmes qu'il voyait sur leurs seuils les croûtes de rebut; quand il avait sommeil, il cherchait une meule de paille et y creusait son lit, comme un lézard.
Du reste, Peronnik n'était pas mal vêtu pour son état. Il avait une culotte de toile à laquelle il ne manquait que le fond, un gilet garni d'une manche et la moitié d'un bonnet qui avait été neuf. Aussi, quand Peronnik avait mangé, il chantait de tout son coeur, et il remerciait Dieu, soir et matin, de lui avoir fait tant de présents sans y être obligé. Quant à savoir un métier, Peronnik n'en avait jamais appris; mais il était habile en beaucoup de choses. Il faisait autant de repas qu'on voulait, il dormait plus longtemps que personne, et il imitait avec sa langue le chant des alouettes. Il y en a maintenant plus d'un dans le pays qui n'en pourrait pas faire autant.
A l'époque dont je vous parle (c'est-à-dire il y a mille ans et plus) le Pays du blé blanc n'était pas tout à fait comme vous le voyez aujourd'hui. Depuis ce temps-là bien des gentilshommes ont mangé leur héritage et changé leurs futaies en sabots ; aussi, la forêt de Paimpont s'étendait-elle sur plus de vingt paroisses. Il y en a même qui disent qu'elle passait la rivière et allait rejoindre Elven.
Quoi qu'il en soit, Peronnik arriva un jour a une a ferme bâtie sur la lisière du bois, et, comme il y avait déjà longtemps que la cloche du Benedicite sonnait dans son estomac, il s'approcha pour demander à manger.
La fermière était justement à genoux sur le seuil de la porte et se préparait à nettoyer la bassine à bouillie avec sa pierre à fusil ; mais quand elle entendit la voix de l’idiot qui demandait à manger au nom du vrai Dieu, elle s'arrêta et lui tendit le chaudron.
- Tiens, dit-elle, mon pauvre Jean le Veau (1), mange le gratin et dis un Pater pour nos pourceaux qui ne peuvent pas engraisser.
Peronnik s'assit à terre, mit la bassine entre ses jambes, et se mit à gratter avec ses ongles ; mais il ne réussissait à trouver que bien peu de choses, car toutes les cuillers de la maison avaient déjà passé par là. Cependant il se lécha les doigts, en faisant entendre un grognement de satisfaction, comme s'il n'eût jamais mangé rien de meilleur.
- C'est de la farine de mil, dit-il à demi-voix, de la farine de mil détrempée avec du lait de vache noire par la meilleure faiseuse de tout le bas pays.
La fermière, qui s'en allait, se retourna flattée.
- Pauvre innocent, dit-elle, il en reste bien peu ; mais j'ajouterai un morceau de pain de méteil. (2)
Elle apporta au jeune garçon l'entamure d'une miche qui arrivait du four; Peronnik y mordit comme un loup dans une cuisse d'agneau et s'écria qu'il devait avoir été pétri par le boulanger de monseigneur l'évêque de Vannes ! La paysanne enorgueillie répondit que c'était bien autre chose quand on le mangeait avec du beurre nouvellement baratté, et, pour le prouver, elle en apporta dans la petite écuelle couverte. Après en avoir goûté, l'idiot déclara que c'était du beurre vivant, que celui de la semaine blanche ne le valait pas, et, afin de mieux appuyer ses éloges, il étendit sur son entamure tout ce qui se trouvait dans la sébile. Mais le contentement empêcha la fermière de s'en apercevoir, et elle ajouta encore à ce qu'elle avait déjà donné un morceau de lard qui restait de la soupe du dimanche.
Peronnik vantait toujours plus chaque morceau et avalait tout, comme si c'eût été de l'eau de source, car il n'avait point fait, depuis bien longtemps, un pareil repas. La fermière allait et venait, tout en le regardant manger, et ajoutait, par-ci par-là, quelques bribes qu'il recevait en faisant le signe de la croix.
Pendant qu'il était ainsi occupé à prendre des forces, voilà qu'un cavalier armé parut à la porte de la maison, et s'adressa à la femme pour lui demander le chemin du château de Kerglas.
- Jésus mon Dieu ! monsieur le gentilhomme, est-ce là que vous allez ? s'écria la fermière.
- Oui, répondit l'homme de guerre, et je suis venu pour cela d'un pays si éloigné qu'il a fallu marcher trois mois, nuit et jour, pour arriver jusqu'ici.
- Et que venez-vous chercher à Kerglas ? reprit la Bretonne.
- Je viens chercher le bassin d'or et la lance de diamant.
- Ce sont donc deux choses d'un grand prix ? demanda Peronnik.
- D'un plus grand prix que toutes les couronnes de la terre, répondit l'étranger, car outre que le bassin d'or produit, à l'instant, les mets et les richesses que l'on désire, il suffit d'y boire pour être guéri de tous ses maux, et les morts eux-mêmes ressuscitent en le touchant de leurs lèvres. Quant à la lance de diamant, elle tue et brise tout ce qu'elle touche.
- Et à qui appartiennent cette lance de diamant et ce bassin d'or ? reprit Peronnik émerveillé.
- A un magicien que l'on appelle Rogéar, et qui habite le château de Kerglas, répondit la fermière ; on le voit tous les jours passer, à la lisière du bois, monté sur sa jument noire que suit un poulain de treize mois ; mais nul n'oserait l'attaquer, car il tient dans sa main la lance sans merci.
- Oui, reprit l'étranger, mais l'ordre de Dieu lui défend de s'en servir au château de Kerglas. Dès qu'il y arrive, la lance et le bassin sont déposés au fond d'un souterrain obscur qu'aucune clef ne peut ouvrir ; aussi est-ce là que je veux aller attaquer le magicien.
- Hélas ! vous ne pourrez réussir, mon maître, reprit la paysanne ; plus de cent autres gentilshommes ont essayé l'aventure, avant vous, sans qu'aucun ait reparu.
- Je le sais, bonne femme, répliqua le cavalier; mais ils n'avaient pas reçu, comme moi, les instructions de l'ermite de Blavet.
- Et que vous a dit l'ermite ? demanda Peronnik.
- Il m'a averti de tout ce que j'aurai à faire, reprit l’étranger ; d'abord il faudra que je traverse le bois trompeur où toutes espèces d'enchantements seront employés pour m'effrayer et me faire perdre ma route. La plupart de ceux qui m'ont précédé s'y sont égarés et y ont péri de froid, de fatigue ou de faim.
- Et si vous le passez ? dit l'idiot.
- Si je le passe, continua le gentilhomme, je rencontrerai un korrigan armé d'un aiguillon de feu qui réduit en cendres tout ce qu'il touche. Ce korrigan veille près d'un pommier auquel il faudra que je prenne une pomme.
- Et ensuite ? ajouta Peronnik.
- Ensuite, je trouverai la fleur qui rit, gardée par un lion dont la crinière est formée de vipères, et il faudra que je cueille la fleur ; après quoi j'aurai à passer le lac des dragons, à combattre l'homme noir armé d'une boule de fer qui atteint toujours le but et revient d'elle-même à son maître ; j'entrerai enfin dans le vallon des plaisirs, où je verrai tout ce qui peut tenter un chrétien et le retenir, et j'arriverai à une rivière qui n'a qu'un seul gué. Là se trouvera une dame vêtue de noir que je prendrai en croupe et qui me dira ce que je dois faire.
La fermière essaya de prouver à l'étranger qu'il ne pourrait jamais supporter toutes ces épreuves ; mais celui-ci répondit que ce n'était point là une affaire à être jugée par les femmes, et, après s'être fait indiquer l'entrée de la forêt, il mit son cheval au galop et disparut parmi les arbres.
La fermière poussa un gros soupir, en déclarant que c'était un mort de plus que le Christ allait avoir à juger; elle donna quelques croûtes à Peronnik et l'engagea à continuer son chemin.
Celui-ci allait suivre son conseil lorsque le maître de la ferme arriva des champs. Il venait justement de renvoyer l'enfant qui gardait les vaches à l'entrée du bois, et il cherchait, dans son esprit, comment il pourrait le remplacer.
La vue de l'idiot fut pour lui un trait de lumière; il pensa qu'il avait trouvé ce qui lui manquait, et, après quelques questions, il demanda brusquement à Peronnik s'il voulait rester à la ferme pour surveiller le bétail. Peronnik eût préféré avoir à se surveiller tout seul, car personne n'avait plus de courage que lui pour ne rien faire ; mais il sentait encore sur ses lèvres le goût du lard, du beurre frais, du pain de méteil et du gratin de mil ; aussi se laissa-t-il tenter et accepta-t-il la proposition du fermier.
Celui-ci le conduisit sur-le-champ au bord de la forêt ; il compta tout haut les vaches (sans oublier les génisses), lui coupa une baguette de coudrier pour qu'il pût les conduire, et l'avertit de les ramener au soleil couchant.
Voilà donc Peronnik devenu curé de bestiaux devant les empêcher de mal faire, et courant de la noire à la rousse et de la rousse à la blanche pour les retenir où il fallait.
Or, pendant qu'il courait ainsi de coté et d'autre, il entendit tout à coup des pas de chevaux, et il aperçut, dans une des allées du bois, le géant Rogéar assis sur sa jument, suivi du poulain de treize mois. Il portait au cou le bassin d'or et à la main la lance de diamant qui brillait comme une flamme. Peronnik effrayé se cacha derrière un buisson ; le géant passa près de lui, puis continua sa route. Lorsqu'il eut disparu, l'idiot sortit de sa cachette et regarda le côté par lequel il était parti, mais sans pouvoir reconnaître le chemin qu'il avait suivi.
Cependant des cavaliers armés arrivaient sans cesse pour chercher le château de Kerglas et on n'en voyait aucun revenir. Le géant, au contraire, faisait tous les jours sa promenade. L'idiot, qui avait fini par s'enhardir, ne se cachait plus lorsqu'il passait, et le regardait, de loin, avec des yeux d'envie, car le désir de posséder le bassin d'or et la lance de diamant grandissait chaque jour dans son coeur. Mais il en était de cela comme d'une bonne femme, c’était une chose plus facile à souhaiter qu'à obtenir.
Un soir que Peronnik était seul dans la pâture, comme d'habitude, voilà qu'un homme à barbe blanche s’arrêta à la lisière de la foret. L'idiot crut que c'était encore quelque étranger qui venait pour tenter les aventures, et il lui demanda s'il ne cherchait pas la route de Kerglas.
- Je ne la cherche pas, car je la connais, répondit l'inconnu.
- Vous y êtes allé et le magicien ne vous a pas tué ! s'écria l'idiot.
- Parce qu'il n'avait rien à craindre de moi, répliqua le vieillard à barbe blanche ; on me nomme le sorcier Bryak et je suis le frère aîné de Rogéar. Quand je veux l'aller visiter je viens ici, et, comme malgré ma puissance je ne pourrais traverser le bois enchanté sans m'égarer, j'appelle le poulain noir pour me conduire.
A ces mots, il traça trois cercles avec son doigt sur la poussière, répéta tout bas des paroles que le démon apprend aux sorciers, puis il s'écria:
Poulain libre des pieds, poulain libre des dents,
Poulain, je suis ici, viens vite, je t'attends.

Le petit cheval parut aussitôt. Bryak lui mit un licou, une entrave, monta sur son dos et le laissa rentrer dans la forêt.
Peronnik ne dit rien à personne de cette aventure mais il comprenait maintenant que la première chose pour se rendre à Kerglas était de monter le poulain qui connaissait la route. Malheureusement il ne savait ni tracer les trois cercles, ni prononcer les paroles magiques nécessaires pour faire entendre l'appel :
Poulain libre des pieds, poulain libre des dents,
Poulain, je suis ici, viens vite, je t'attends.

Il fallait donc trouver une autre manière de s'en rendre maître, et, une fois qu'il serait pris, le moyen de cueillir la pomme, de saisir la fleur qui rit, d'échapper à la boule de l'homme noir, et de traverser le vallon des plaisirs.
Peronnik y songea longtemps, et il lui sembla enfin qu'il pourrait réussir. Ceux qui sont forts vont chercher le danger avec leur force, et, le plus souvent, ils y périssent ; mais les faibles prennent les choses de côté. Ne pouvant espérer de combattre le géant, l'idiot résolut d'avoir recours à la ruse. Quant aux difficultés, il ne s'en effraya pas ; il savait que les nèfles sont dures comme cailloux quand on les cueille, et qu'avec un peu de paille et beaucoup de patience elles finissent, pourtant, par mollir (3).
Il fit donc tous ses préparatifs pour l'heure où le géant devait paraître à l'entrée du bois. Il arrangea d'abord un licou et une entrave de chanvre noir, un lacet à prendre les bécasses, dont il trempa les crins dans l'eau bénite, une poche de toile qu'il remplit de glu et de plumes d'alouettes, un chapelet, un sifflet de sureau et un morceau de croûte frotté de lard rance. Cela fait, il émietta le pain de son déjeuner le long de la route que suivait Rogéar, sa jument et son poulain de treize mois.
Tous trois parurent à l'heure ordinaire et traversèrent la pâture, comme ils le faisaient tous les jours: mais le poulain, qui marchait la tête basse et flairant la terre, sentit les miettes de pain et s'arrêta pour les manger, de sorte qu'il se trouva bientôt seul et hors de vue du géant. Alors Peronnik s'approcha doucement ; il lui jeta son licou, attacha deux de ses pieds avec l'entrave, sauta sur son dos et le laissa aller à sa fantaisie, car il était bien sûr que le poulain, qui connaissait le chemin, le conduirait au château de Kerglas.
Le jeune cheval prit effectivement, sans hésiter, une des routes les plus sauvages, marchant aussi vite que le lui permettait l'entrave.
Peronnik tremblait comme une feuille, car tous les enchantements de la forêt se réunissaient pour l'effrayer. Tantôt il lui semblait qu'un gouffre sans fond s'ouvrait devant sa monture, tantôt les arbres paraissaient s'enflammer et il se trouvait au milieu d'un incendie; souvent, au moment de passer un ruisseau, le ruisseau devenait torrent et menaçait de l'emporter ; d'autres fois, quand il suivait un sentier, au pied de la colline, d'immenses rochers avaient l'air de se détacher et de rouler vers lui pour l'écraser. L'idiot avait beau se dire que c’étaient des tromperies du magicien, il sentait sa moelle se refroidir de peur. Enfin il se décida à enfoncer son bonnet sur ses yeux pour ne rien voir et à laisser le poulain l'emporter.
Tous deux arrivèrent ainsi dans une plaine où cessaient les enchantements. Alors Peronnik releva son bonnet et regarda autour de lui.
C'était un lieu aride et plus triste qu'un cimetière. De loin en loin, on voyait les squelettes des gentilshommes qui étaient venus pour chercher le château de Kerglas. Ils étaient là, étendus à côté de leurs chevaux, et des loups gris achevaient de ronger leurs os.
Enfin l'idiot rencontra une prairie ombragée tout entière par un seul pommier si chargé de fruits que les branches pendaient jusqu'à terre. Devant l'arbre était le korrigan tenant à la main l'épée de feu qui réduisait en cendres tout ce qu'elle touchait.
A la vue de Peronnik, il jeta un cri semblable à celui de la corneille de mer et leva son épée ; mais, sans paraître s'étonner, le jeune garçon ôta son bonnet avec politesse.
- Ne vous dérangez pas, mon petit prince, dit-il je veux seulement passer pour me rendre à Kerglas, où le seigneur Rogéar m'a donné rendez-vous.
- A toi, répondit le nain, et qui es-tu donc ?
- Je suis le nouveau serviteur de notre maître, reprit l'idiot ; vous savez bien, celui qu'il attend !
- Je ne sais rien, répliqua le nain, et tu m'as tout l'air d'un affronteur.
- Faites excuse, interrompit Peronnik, ce n'est pas mon métier ; je suis seulement preneur et dresseur d'oiseaux. Mais, pour Dieu ! ne me retardez pas, car Monsieur le magicien compte sur moi, et même il m'a prêté son poulain, comme vous voyez, pour que j'arrive plus tôt au château.
Le korrigan remarqua en effet, alors, que Peronnik montait le jeune cheval du magicien, et il commença à penser qu'il lui disait vrai. L'idiot avait d'ailleurs l'air si innocent qu'on ne pouvait le croire capable d'inventer une histoire. Cependant il parut encore douter et il lui demanda quel besoin le magicien avait d'un oiseleur.
- Un grand besoin, à ce qu'il parait, répliqua Peronnik, car, selon son dire, tout ce qui graine et tout ce qui mûrit dans le jardin de Kerglas est à l'instant dévoré par les oiseaux.
- Et comment feras-tu pour les empêcher ? demanda le nain.
Peronnik montra le petit piège qu'il avait fabriqué et dit qu'aucun oiseau n'y pouvait échapper.
- C'est ce dont je veux m'assurer, reprit le korrigan. Mon pommier est aussi ravagé par les merles et par les grives ; tends ton piège, et, si tu peux les prendre, je te laisserai passer.
Peronnik y consentit ; il attacha son poulain à un arbre, s'approcha du tronc du pommier, y fixa un des bouts du piège, puis il appela le korrigan pour tenir l'autre bout, tandis qu'il préparait les brochettes. Celui-ci fit ce que l'idiot demandait; alors Peronnik tira subitement le noeud coulant, et le nain se trouva lui-même pris comme un oiseau.
Il poussa un cri de rage et voulut se dégager ; mais le lacet, qui avait été trempé dans l'eau bénite, résista à tous ses efforts. L'idiot eut le temps de courir à l'arbre, d'y cueillir une pomme et de remonter sur le poulain, qui continua sa route.
Ils sortirent ainsi de la plaine, et se trouvèrent en face d'un bosquet composé des plus belles plantes. Il y avait là des roses de toutes couleurs, des genêts d'Espagne, des chèvrefeuilles rouges, et par-dessus le tout, s'élevait une fleur mystérieuse qui riait ; mais un lion à crinière de vipères courait autour du bosquet, en roulant les yeux et faisant grincer ses dents comme deux meules de moulin nouvellement repiquées.
Peronnik s'arrêta et salua de nouveau, car il savait que devant les puissants un bonnet est moins utile sur la tête qu'à la main. Il souhaita toutes sortes de prospérités au lion ainsi qu'à sa famille, et lui demanda s'il était bien sur la route qui conduisait à Kerglas.
- Et que vas-tu faire à Kerglas ? cria l'animal féroce d'un air terrible.
- Sauf votre respect, répondit timidement l'idiot, je suis au service d'une dame qui est l'amie du seigneur Rogéar, et qui lui envoie, en présent, de quoi faire un pâté d'alouettes.
- Des alouettes, répéta le lion, qui passa la langue sur ses moustaches, voilà bien un siècle que je n'en ai mangé. En apportes-tu beaucoup?
- Tout ce que peut tenir ce sac, monseigneur, répondit Peronnik, en montrant la poche de toile qu'il avait remplie de plumes et de glu.
Et, pour faire croire ce qu'il disait, il se mit à contrefaire le gazouillement des alouettes.
Ce chant augmenta l'appétit du lion.
- Voyons, reprit-il, en s'approchant, montre-moi tes oiseaux ; je veux savoir s'ils sont assez gros pour être servis à notre maître.
- Je ne demanderais pas mieux, répondit l'idiot; mais si je les tire du sac, j'ai peur qu'ils ne s'envolent.
- Entr'ouvre-le seulement pour que j'y regarde, répliqua la bête féroce.
C'était justement ce que Peronnik espérait; il présenta la poche de toile au lion, qui y fourra la tête pour saisir les alouettes, et se trouva pris dans les plumes et dans la glu. L'idiot serra vite le cordon du sac autour de son cou, fit le signe de la croix sur le noeud pour le rendre indestructible ; puis, courant à la fleur qui riait, il la cueillit et repartit de toute la vitesse de son poulain.
Mais il ne tarda pas à rencontrer le lac des dragons, qu'il fallait traverser à la nage, et à peine y fut-il entré que ceux-ci accoururent de toutes parts pour le dévorer.
Cette fois, Peronnik ne s'amusa pas à leur tirer son bonnet ; mais il se mit à leur jeter les grains de son chapelet comme on jette du blé noir aux canards, et, à chaque grain avalé, un des dragons se retournait sur le dos et mourait, si bien que l'idiot put gagner l'autre rive sans aucun mal.
Restait à traverser le vallon gardé par l'homme noir. Peronnik l'aperçut bientôt à l'entrée, enchaîné au rocher par le pied et tenant à la main une boule de fer, qui, après avoir frappé le but, lui revenait d’elle-même. Il avait autour de la tête six yeux qui veillaient habituellement les uns après les autres; mais, dans ce moment, il les tenait tous six ouverts. Peronnik sachant que, s'il était aperçu, la boule de fer l'atteindrait avant qu'il eût pu parler, prit le parti de se glisser le long du taillis. Il arriva ainsi, en se cachant derrière les buissons, à quelques pas de l'homme noir. Celui-ci venait de s'asseoir, et deux de ses yeux s'étaient fermes pour se reposer. Peronnik, jugeant qu'il avait sommeil, se mit à chanter à demi-voix le commencement de la grand'messe. L'homme noir parut d'abord étonné, il redressa la tête ; puis, comme le chant agissait sur lui, il ferma un troisième oeil. Peronnik entonna alors le Kyrie eleison sur le ton des prêtres qui sont possédés par le diable assoupissant (4). L'homme noir ferma son quatrième oeil et la moitié du cinquième. Peronnik commença les vêpres; mais, avant qu'il fût arrivé au Magnificat, l'homme noir était endormi.
Alors, le jeune garçon prit le poulain à la bride pour le faire marcher doucement par les endroits couverts de mousses, et, passant près du gardien, il entra dans la vallée des plaisirs.
C'était ici l'endroit le plus difficile, car il ne s'agissait plus d'éviter un danger, mais de fuir une tentation. Peronnik appela tous les saints de la Bretagne à son aide.
Le vallon qu'il traversait était semblable à un jardin rempli de fruits, de fleurs et de fontaines, mais les fontaines étaient de vins et de liqueurs délicieuses, les fleurs chantaient avec des voix aussi douces que les chérubins du paradis, et les fruits venaient s'offrir d'eux-mêmes. Puis, à chaque détour d'allée, Peronnik voyait de grandes tables servies comme pour des rois ; il sentait la bonne odeur des pâtisseries qu'on tirait du four, il voyait des valets qui semblaient l'attendre ; tandis que, plus loin, de belles jeunes filles, qui sortaient du bain et qui dansaient sur l'herbe, l'appelaient par son nom et l'invitaient à conduire le bal.
L'idiot avait beau faire le signe de la croix, il ralentissait insensiblement le pas du poulain ; il levait le nez au vent pour mieux sentir la fumée des plats et pour mieux voir les baigneuses ; il allait peut-être s'arrêter et c'en était fait de lui, si le souvenir du bassin d'or et de la lance de diamant n'eût, tout à coup, traversé son esprit ; il se mit aussitôt à siffler dans son sifflet de sureau pour ne pas entendre les douces voix, à manger son pain frotté de lard rance pour ne pas sentir l'odeur des plats, et à regarder les oreilles de son cheval pour ne pas voir les danseuses.
De cette manière, il arriva au bout du jardin sans malheur, et il aperçut enfin le château de Kerglas.
Mais il en était encore séparé par la rivière dont on lui avait parlé et qui n'avait qu'un seul gué. Heureusement que le poulain le connaissait et entra dans l'eau au bon endroit.
Peronnik regarda alors autour de lui s'il ne verrait pas la dame qu'il devait conduire au château, et il l'aperçut assise sur un rocher ; elle était vêtue de satin noir et sa figure était jaune comme celle d'une Mauresque.
L'idiot tira encore son bonnet et lui demanda si elle ne voulait point traverser la rivière.
- Je t'attendais pour cela, répondit la dame ; approche que je puisse m'asseoir derrière toi.
Peronnik s'approcha, la prit en croupe et commença à passer le gué. Il était à peu près au milieu du passage quand la dame lui dit :
- Sais-tu qui je suis, pauvre innocent ?
- Faites excuse, répondit Peronnik, mais, à vos habits, je vois bien que vous êtes une personne noble et puissante.
- Pour noble, je dois l'être, reprit la dame, car mon origine date du premier péché; et pour puissante, je le suis, car toutes les nations cèdent devant moi.
- Et quel est donc votre nom, s'il vous plaît, madame, demanda Peronnik.
- On m'appelle la Peste, répliqua la femme jaune.
L'idiot fit un bond sur son cheval et voulut se jeter dans la rivière, mais la Peste lui dit :
- Reste en repos, pauvre innocent, tu n'as rien à craindre de moi, et je puis au contraire te servir.
- Est-ce bien possible que vous ayez cette bonté, Madame la Peste ? dit Peronnik, en tirant cette fois son bonnet pour ne plus le remettre ; au fait, je me rappelle maintenant que c'est à vous de m'apprendre comment je pourrai me débarrasser du magicien Rogéar.
- Il faut que le magicien meure ? dit la dame jaune.
- Je ne demanderais pas mieux, répliqua Peronnik, mais il est immortel.
- Ecoute, et tâche de comprendre, reprit la Peste. Le pommier gardé par le korrigan est une bouture de l'arbre du bien et du mal, planté dans le paradis terrestre par Dieu lui-même. Son fruit, comme celui qui fut mangé par Adam et Eve, rend les immortels susceptibles de mourir. Tâche donc que le magicien goûte à la pomme, et je n'aurai ensuite qu'à le toucher pour qu'il cesse de vivre.
- Je tâcherai, dit Peronnik ; mais si je réussis, comment pourrai-je avoir le bassin d'or et la lance de diamant, puisqu'ils sont cachés dans un souterrain obscur qu'aucune clef forgée ne peut ouvrir?
- La fleur qui rit ouvre toutes les portes, répondit la Peste, et elle éclaire toutes les nuits.
Comme elle achevait ces mots, ils arrivèrent à l'autre bord et l'idiot s'avança vers le château.
Il y avait dans l'entrée un grand auvent pareil au dais sous lequel marche monseigneur l'évêque de Vannes à la procession du Saint-Sacrement. Le géant s'y tenait à l'abri du soleil, les jambes croisées l'une sur l'autre, comme un propriétaire qui a rentré ses grains, et fumant une corne à tabac d'or vierge. En apercevant le poulain sur lequel se trouvaient Peronnik et la dame vêtue de satin noir, il releva la tête et dit, d'une voix qui retentissait comme le tonnerre :
- Par Belzébut, notre maître ! c'est mon poulain de treize mois que monte cet idiot !
- Lui-même, ô le plus grand des magiciens, répondit Peronnik.
- Et comment as-tu fait pour t'en emparer ? reprit Rogéar.
- J'ai répété ce que m'avait appris votre frère Bryak, répliqua l'idiot. En arrivant sur la lisière de la forêt, j'ai dit :
Poulain libre des pieds, poulain libre des dents,
Poulain, je suis ici, viens vite, je t'attends ;

et le petit cheval est aussitôt venu.
- Tu connais donc mon frère ? reprit le géant.
- Comme on connaît son maître, répondit le garçon.
- Et pourquoi t'envoie-t-il ici ?
- Pour vous porter en présent deux raretés qu'il vient de recevoir du pays des Mauresques : la pomme de joie que voici, et la femme de soumission que vous voyez. Si vous mangez la première, vous aurez toujours le coeur aussi content qu'un pauvre homme qui trouverait une bourse de cent écus dans son sabot ; et si vous prenez la seconde à votre service, vous n'aurez plus rien à désirer dans le monde.
- Alors, donne la pomme et fais descendre la Mauresque, répondit Rogéar.
L'idiot obéit ; mais dès que le géant eut mordu dans le fruit, la dame jaune le toucha et il tomba à terre comme un boeuf qu'on abat.
Peronnik entra aussitôt dans le palais, tenant la fleur qui rit à la main. Il traversa successivement plus de cinquante salles et arriva enfin devant le souterrain à porte d'argent. Celle-ci s'ouvrit d’elle-même devant la fleur qui éclaira l'idiot et lui permit d’arriver jusqu'au bassin d'or et jusqu'à la lance de diamant.
Mais à peine les eut-il saisis que la terre trembla sous ses pieds ; un éclat terrible se fit entendre, le palais disparut, et Peronnik se retrouva au milieu de la forêt, muni des deux talismans, avec lesquels il s'achemina vers la cour du roi de Bretagne. Il eut seulement soin, en passant à Vannes, d'acheter le plus riche costume qu'il pût trouver et le plus beau cheval qui fût à vendre dans l'évêché du blé blanc.
Or, quand il arriva à Nantes, cette ville était assiégée par les Français, qui avaient tellement ravagé la campagne tout autour qu'il n'y restait plus que des arbres qu'une chèvre pouvait brouter. De plus, la famine était dans la ville, et les soldats qui ne mouraient point de leurs blessures mouraient faute de pain. Aussi, le jour même où Peronnik arriva, un trompette publia-t-il dans tous les carrefours que le roi de Bretagne promettait d'adopter pour héritier celui qui pourrait délivrer la ville et chasser les Français du pays.
En entendant cette promesse, l'idiot dit au trompette :
- Ne crie pas davantage, et mène-moi au roi, car je suis capable de faire ce qu'il demande.
- Toi, dit le trompette (qui le voyait si jeune et si petit), passe ton chemin, beau chardonneret, le roi n'a pas le temps de prendre des petits oiseaux dans les toits de chaume.
Pour toute réponse, Peronnik effleura le soldat de sa lance, et, à l'instant même, il tomba mort, au grand effroi de la foule qui regardait et qui voulut fuir; mais l'idiot s'écria :
- Vous venez de voir ce que je puis faire contre mes ennemis ; sachez maintenant ce que puis faire pour mes amis.
Et, ayant approché le bassin magique des lèvres du mort, celui-ci revint aussitôt à la vie.
Le roi, qui fut instruit de cette merveille, donna à Peronnik le commandement des soldats qui lui restaient; et, comme avec sa lance de diamant l'idiot tuait des milliers de Français, tandis qu'avec le bassin d'or il ressuscitait tous les Bretons qui avaient été tués, il se débarrassa de l'armée ennemie en quelques jours et s'empara de tout ce qu'il y avait dans leurs camps.
Il proposa ensuite de faire la conquête de pays voisins tels que l'Anjou, le Poitou et la Normandie, ce qui ne lui coûta que bien peu de peine ; enfin, quand il eut tout soumis au roi, il déclara qu'il voulait partir pour délivrer la Terre Sainte et il s'embarqua à Nantes, sur de grands navires, avec la première noblesse du pays.
Arrivé en Palestine, il détruisit toutes les armées qu'on envoya contre lui, força l'empereur des Sarrasins à se faire baptiser, et épousa sa fille, dont il eut cent enfants, à chacun desquels il donna un royaume. Il y en a même qui disent que lui et ses fils vivent encore, grâce au bassin d'or, et qu'ils règnent dans ce pays ; mais d'autres assurent que le frère de Rogéar, le magicien Bryak, a réussi à reprendre les deux talismans, et que ceux qui les désirent n'ont qu'à les chercher.

(1) Iann ar lue, imbécile. Retour
(2) Mistilhon, mélange de seigle et dr froment. Retour
(3) C'est un proverbe breton : Gad colo hac amser, E veura ar mesper. Retour
(4) Les Bretons croient à un diable particulier qui fait dormir à l'église et qu'ils appellent ar c'houskezik, du verbe kouska, qui signifie dormir. Retour


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L'Homme enborné.

 

Le conte suivant n'est pas un conte purement breton, débité en brezonnek et traduit de cet idiome pittoresque. L'Homme emborné m'a été raconté par un vieux sorcier de Konkoret, dans le Morbihan, à Konkoret même, ce vrai pays des vrais sorciers et sorcières. D'ailleurs, le nom l'atteste, puisque kored veut dire fées en breton.
Il n'existe pas sous le soleil, dit-on, de pays où les bornes soient plus légères que dans ce bon Morbihan. Les pierres bornales y roulent comme des boules, ou disparaissent comme par enchantement. C'est singulier, mais cela se voit souvent. En voici un exemple.

I

Il y avait une fois, entre Gaël et Mauron, un vieux journalier qui n'avait qu'un champ pour tout bien, et malheureusement, comme Mathurin était un peu licheur et paresseux, il trouvait son champ trop petit pour la soif qu'il avait, surtout en été. A côté du champ de Mathurin, il y avait un autre domaine, bien plus grand, et qui n'était séparé de l'autre que par une borne plantée entre deux sillons. Ce domaine appartenait à Jacques, un bon paysan de Saint-Léry, qui, ayant d'autres biens au soleil, ne venait pas tous les jours du côté de Gaël.
Voilà qu'un beau soir que Mathurin méditait, appuyé sur sa bêche dans son champ, tout près de la borne il se disait, inspiré par l'envie qui le mordait :
- Comme mon champ est petit, et comme celui de Jacques est grand ! En vérité, il est trop grand pour un seul. C'est une injustice...
Et il se rapprocha de la pierre bornale, qu'il frappa d'un coup de pied. - Tiens, dit-il, la borne n'est pas bien solide : je crois qu'elle bouge.
Et il donna un second coup de pied :
Non, pour sûr, elle n'est pas solide ; et puis la terre est si molle à cet endroit... Oui, c'est fâcheux, car un pas plus loin, du côté du Jacques, le terrain est plus dur. Ah ! si la borne était là, on n'aurait pas peur de la renverser, rien qu'en la poussant... Ma foi, la voilà en bas... maintenant, il s'agit de la replanter.
A l'instant, le diable lui souffla dans l'oreille :
- Plante-la plus loin, dans le terrain solide.
- Tiens, qui est-ce qui m'a parlé ? dit Mathurin... Personne... Je croyais pourtant... Oui, j'en suis certain, on me l'a dit : ma foi, ce sera bien mieux, car tous les sillons se ressemblent.
Et, tout en parlant ainsi, il se mit à faire un bon trou de l'autre côté du sillon, dans le terrain solide, comme il disait.
Mathurin suait à grosses gouttes, afin d'aller plus vite en besogne, car le jour baissait rapidement ; et chaque fois que Mathurin se reposait pour reprendre haleine, il entendait encore cette maudite voix lui disant :
- Allons, peureux, ne t'arrête pas en si bon chemin.
Enfin, voilà le trou fait à la mesure de la borne, qui avait bien trois pieds de haut. Il n'y a plus qu'à la soulever, à la porter un pas seulement, et le tour est joué ; et Mathurin sera riche d'un sillon de plus... Riche !... mais sa probité aura diminué d'une aune, pour le moins.
Bah ! qu'importe !... qu'importe !... Personne ne te voit, Mathurin... Personne : la nuit sera noire tout à l'heure... Personne ne saura : les nuages sont lourds et bas, et la pluie qui va tomber effacera tout. Personne ne t'épie : les sillons mouillés seront pareils demain matin, et le blé poussera... Ah ! ah ! ah ! la bonne affaire !...
- Hein ! qui est-ce qui rit là-bas ?... Personne. Et voilà notre voleur de terre de saisir la borne dans ses bras et de la presser avec force contre sa poitrine, qui en craque. Il la presse comme s'il l'aimait ardemment. Il la soulève ; il la porte ; il se baisse au dessus du trou et ouvre les bras : la voilà !... Non ! malheur ! La borne ne glisse pas : la borne se cramponne aux os de Mathurin, comme la convoitise à son âme. Il recule, rompu, stupéfait, stupide. Il se secoue comme un cheval éreinté sous le harnais. Rien, rien ne bouge : la pierre est greffée sur ce tronc vivant.
- Malédiction ! hurle le voleur ; qui viendra me délivrer ? - Personne. - J'étouffe, je meurs ; au secours ! - Personne. - Je n'ai voulu que plaisanter. A l'aide, ami Jacques ; reprends ton sillon et ta borne. Personne : la nuit est sombre et personne ne passe sur le chemin.
Bientôt, brisé par la fatigue et la terreur, Mathurin s'affaissa avec son fardeau, les pieds dans le trou qu'il avait creusé. Ainsi les traîtres finissent d'ordinaire par choir dans l’abîme ouvert par leur perfidie.
Le lendemain pourtant il fallut bien se tirer de là, ne fût-ce que pour manger. Mais que faire avec une borne sur l'estomac ? Impossible de rester au pays, de se montrer au village, ainsi accouplé à une affreuse borne. Après bien des efforts, Mathurin réussit enfin a gagner son logis, où il se reposa, en se régalant du seul morceau de galette moisie qui lui restait. Alors, il lui vint une bonne pensée : il se dit que, si quelque diable ou sorcier l'avait emborné, comme c'était probable, il n'y avait que Dieu qui pouvait le désemborner. Or ce raisonnement était assez juste pour un homme aussi borné, n'est-il pas vrai ?
Il se mit donc en route pour la forêt voisine, où demeurait un saint ermite, dont les bonnes gens disaient des choses merveilleuses. Pour cacher sa borne, Mathurin avait pris sa blouse la plus grande et ressemblait ainsi à un tonneau ambulant. Tous les quatre pas, il était obligé de s'appuyer aux fossés. Quoiqu'il eût cherché un chemin détourné, il rencontra une bande de polissons du village qui cueillaient des lucets dans le bois et le reconnurent.
- Tiens, dit l'un d'eux, voilà Mathurin le Nigaud, qui vient par ici. Holà ! Mathurin ! comme tu es engraissé depuis l'autre jour !
- Comme tu es enflé, vieux fainéant
- C'est le cidre qu'il a bu à la dernière foire de Saint-Méen, qui bout dans son ventre, apparemment.
- Te voilà bossu par devant, vieux licheur, dit un des vagabonds en le poussant.
- Où vas-tu donc avec ta bosse ? reprit un autre. Tu devrais au moins nous la montrer pour un sou.
Et les coquins, en tenant ces méchants propos, se mirent tous à pousser le malheureux qui roula, comme une pierre qu'il était à moitié, dans le fond d'un bourbier où ils le laissèrent se débattre. Il y serait mort sans doute, si le bon ermite de la forêt ne fût venu à passer par là. Voyant ce gros homme se rouler dans la mare, l'ermite ne perdit pas son temps à parlementer, comme on le fait souvent à la vue d'un malheureux qui se noie. Il le saisit par les jambes et le tira, non sans de grands efforts, sur le bord de la mare.
- Voilà un homme bien lourd, se disait le saint ermite, aussi lourd qu'un rocher. Mais il n'est pas mort... Tiens, c'est Matho, de Gaël. Il faut que tu aies bu une fameuse quantité d'eau, mon pauvre ami, pour avoir enflé comme cela.
- Eh ! ce n'est pas l'eau que... que j'ai bue, répondit Mathurin en hésitant et d'un air piteux.
- Comment, misérable pécheur, tu as donc absorbé une demi-barrique de cidre !
- Hélas ! non, non, mon père, dit notre ivrogne, en soupirant à cette aimable pensée.
- Alors, bonsoir, fit l'ermite ; je m'en vais à mes affaires.
- Arrêtez, cria le paysan, c'est chez vous que j'allais, pour... pour vous dire que... que c'est une borne... une borne que...
- Que tu as avalée peut-être, malheureux ? Allons, tu veux te moquer de moi. Je n'ai que faire ici... Ainsi donc, bonjour.
- Arrêtez, arrêtez, pour l'amour de Dieu ! cria Mathurin en joignant les mains. Ah ! je ne dis que la vérité. C'est bien une borne, une vraie borne ! Tenez, voyez plutôt.
Et le moine, ayant soulevé la blouse de Mathurin, vit en effet qu'il n'était ni plus ni moins que marié à une borne.
Marié à une borne ! Je vous le demande, vit-on jamais pareille chose ici-bas ?
Le bon ermite réfléchit un instant, et dit à Mathurin :
- C'est ton péché qui s'est enté sur toi. Tu as voulu voler de la terre, sans doute ? Ainsi, il faut d'abord que tu consentes à restituer.
- Mais, soupira l'autre, je n'ai rien pris.
- Ah ! fais-y attention, reprit le moine, avoue, ou bien garde ta borne, avoue que tu as usurpé.
- Non, dit l'entêté, pas tout à fait, puisque j'étais seulement en train de... de..., quand cette maudite pierre m'a sauté à la gorge.
- Tu mens, Matho ; c'est toi qui as fait des avances à la pierre. J'en suis certain. Avoue et repens-toi ; ou bien garde ce que tu as.
- Allons, j'a... j'avoue, balbutia le voleur en hésitant encore.
- Et tu rendras, Mathurin ?
- 0... oui, je rendrai... je rendrai la borne.
- La borne et la terre, entends-tu ?
- Et la terre, dit enfin le fourbe avec un gros soupir.
A la bonne heure, dit l'ermite : maintenant je vais te remettre sur tes jambes... Tiens bon ! A présent, voyage, voyage sans cesse, et chaque fois que tu rencontreras quelqu'un dans la peine, tâche de faire une action agréable au Tout-Puissant ; et puis tu diras, en frappant trois fois ta poitrine de granit « Pan, Pan, Pan, où la mettrai-je ? où la mettrai-je ?... » Si l'on te répond : « Mets-la où tu l'as prise », alors tu seras délivré par la volonté de celui qui guérit tous les maux et remet tout à sa place. Adieu.
Là-dessus, le moine entra dans la forêt et Mathurin partit, avec sa borne en avant. Non loin de là, il rencontra un petit cheval maigre sur la lande et se dit naturellement que, s'il pouvait enfourcher le pauvre animal, il voyagerait aussi commodément qu'un maquignon de Moncontour.
Le cheval broutait l'herbe rare d'un ravin. Après plusieurs tentatives, Mathurin, en montant sur une butte de terre, réussit à se hisser sur la bête et joua des talons. Mais, hélas ! le pauvre bidet, au bout de trois ou quatre pas, tomba comme écrasé sur la lande pour ne plus se relever.
Et voilà encore notre homme à pied, avec son inséparable sur l'estomac.
Plus loin, un vieux charretier conduisait une charretée de pierres à bâtir. Le cheval paraissait fatigué : on montait une côte.
Mathurin, sans rien dire, se mit à pousser à la roue, et soufflait plus fort que le cheval.
- Merci, mon gros camarade, dit le charretier reconnaissant.
Puis, quand la côte fut gravie, Mathurin demanda la permission de monter dans la voiture, ce qui lui fut accordé ; mais, crac !! après deux tours de roues, voilà la charrette défoncée.
- Malédiction sur le lourdaud ! cria le conducteur ; ma charrette est cassée : vous êtes donc lourd comme du plomb ?
- Peu s'en faut, dit le malheureux : voyez, c'est une pierre que je porte.
Et Mathurin de faire : Pan, Pan, Pan, sur sa poitrine; et de dire : « Où la mettrai-je ? Où la mettrai-je ? »
- ça m'est bien égal, méchant bossu, répondit l'autre : garde-la, puisque tu l'as prise, et laisse-moi tranquille.

II

Mathurin eut bien d'autres aventures dans son voyage : les maisons croulaient, les barques sombraient sous le poids de sa borne, décuplé par celui de son péché... et chaque fois qu'il demandait à un passant : « Où la mettrai-je ? Où la mettrai-je ? », on lui répondait toujours : « Il faut la garder, puisque tu l'as prise. » C'était désespérant !
Enfin, un beau jour que, s'étant mis à genoux au bord d'un chemin pour se reposer, lui et sa vieille sorcière, il faisait sans doute de tardives réflexions sur l'inconvénient de prendre le bien d'autrui, Mathurin vit venir un voyageur, un homme énorme, de neuf pieds de haut pour le moins. L'inconnu avait une barbe blanche, longue d'une aune, et aussi épaisse que la mousse qui couvre le tronc des vieux chênes. Il faisait chaud. Le voyageur suait en marchant à grands pas. Il allait, il allait comme le vent.
- Par charité, lui dit Mathurin, arrêtez-vous et écoutez-moi.
- Je n'ai pas le temps, fit le voyageur, en marquant le pas avec rage ; je ne puis m'arrêter plus de cinq minutes, tous les dix ans. Pourtant je suis bien las : je marche depuis si longtemps, si longtemps !
- C'est comme moi, dit le paysan, je voyage depuis plus de six mois.
- Six mois ! La belle affaire. Il y a bien plus de mille ans que je marche, moi, avec cinq sous dans ma bourse.
- Vierge Marie ! s'écria l'homme emborné ; alors vous êtes le Juif-Errant ?
- Vous l'avez dit, mon fils ; je suis Isaac Laquedem Ashvérus, le maudit !! Adieu, adieu.
- Au moins, reposez-vous une minute, reprit Mathurin, stupéfait.
- Impossible, soupira l'homme errant, si ce n'est une fois en dix ans, et encore faut-il qu'un chrétien m'offre un siège, à moi, moi qui, repoussant le Sauveur, lui ai dit : « Marche, va-t-en d'ici !! »
- 0 ciel ! s'écria le paysan, vous avez chassé le Sauveur portant sa croix ?
- Oui, je le fis... Hélas ! que de pécheurs sur la terre font encore comme moi... Mais, ce jour-là, un ange du ciel me jeta l'anathème : « Tu marcheras, me dit-il, jusqu'au jour du jugement. » Et je marche sans cesse, et mon vol errant, pareil à l'Esprit du mal, traverse les siècles sans s'arrêter jamais, jamais...
- Eh bien ! mon vieux Laquedem, moi je vous offre une place pour vous reposer, lui dit Mathurin ; venez, là, tout auprès de moi, sur ma poitrine ; ne craignez rien, c'est solide.
Alors, Ashvérus, attendri, s'assit en pleurant sur la borne de Mathurin... Trois minutes après, il se releva soulagé.
- Merci, dit-il au paysan ; tenez, voilà mes cinq sous ; que puis-je encore pour vous ? Dites vite, car mes jambes frémissent ; il faut que je parte.
- Où la mettrai-je ? Où la mettrai-je ? fit Mathurin en découvrant sa borne.
- Il faut la mettre, mon fils, où vous l'avez prise.
- Oui ! soupira notre homme, désemborné tout à coup. Je respire ; merci, Dieu ! me voilà libre !!
En effet la borne venait de se détacher de la poitrine du voleur repentant et pardonné. Mais pour remettre la pierre bornale à sa place, il n'en fallait pas moins la porter, et Mathurin se trouvait à plus de cent lieues de Gaël. Le Juif-Errant allongeait déjà ses longues et maigres jambes ; il allait prendre sa course, rapide comme l'ouragan, lorsque son nouvel ami lui fit part de son embarras.
- Si ce n'est que cela, dit Isaac en mettant la borne dans sa grande poche, partons, partons tout de suite, car j'entends une voix de tonnerre qui me crie : « Marche, marche encore ! » Suivez-moi donc, si c'est possible.
- Mais connaîtriez-vous par hasard le chemin de Gaël ? reprit naïvement Mathurin.
- Je connais toutes les routes, mon ami, toutes les mers et tous les pays de l'univers. C'est moi qui poursuis le voleur et l'assassin dans l'ombre des nuits ; c'est moi qui m'attache à leurs pas, avec le remords que je porte ; c'est moi qui décèle les coupables, quand Dieu me l'ordonne, c'est moi ;... mais il faut nous hâter ; marchons plus vite.
Mathurin, qui n'avait plus sa borne sur le coeur, courait comme un cerf. La joie lui donnait des ailes, et la graisse ne le gênait pas ; et quand il n'en pouvait plus, il priait son ami trop pressé de faire un tour dans la plaine. Isaac, qui était très bon enfant, comme vous voyez, obéissait volontiers. Puis son compagnon, après s'être reposé à l'ombre, reprenait sa marche avec lui, trop heureux de voir filer ainsi sans peine la pierre bornale du côté de Gaël en Bretagne.
Pour en finir, ils arrivèrent au pays. Dame ! on fut bien étonné à Gaël, comme vous pouvez le penser, de voir Isaac Laquedem en personne, et Mathurin qui le suivait, un peu essoufflé, c'est vrai, mais encore plus content de n'être plus emborné.
En peu de temps, il y eut une foule de gens, des mendiants et surtout des petits polissons, qui se mirent à leur suite, pour voir ce que le grand Juif allait faire en compagnie de Mathurin le Nigaud... Ce qu'il fit ? C'est bien simple. Dès qu'il fut arrivé auprès du champ de Jacques, le Juif tira la borne de sa poche, comme on tire son mouchoir ou son couteau, au grand ébahissement du populaire, et la planta tout simplement à son ancienne place. Mathurin, dit-on, poussa un soupir, mais personne n'y prit garde. Finalement, avant de partir, le Juif-Errant (tout en marquant le pas avec frénésie) distribua force cinq sous à chacun des mendiants et des petits polissons de la paroisse, sans oublier le sonneur et le bedeau. Par malheur, moi, je fus oublié, pour une bonne raison : c'est que mon père n'était pas né. Enfin, le grand Juif s'écria, d'une voix épouvantable, en prenant sa course :
- Attention, vous autres, à ne plus déranger les bornes !
Les dérange-t-on plus ou moins en ce pays, depuis cette époque mémorable ?... Personne ne répond... Ainsi nous laisserons la réponse à faire... à monsieur le juge de paix ou au garde-champêtre, et je finis en vous souhaitant, messieurs, des domaines vastes -mais bien bornés.


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