La bête de la Lohière

 

Le château de la Lohière, en Loutehel, dans l'arrondissement de Redon, possédait autrefois quatre grandes tours munies de moulins à grains. Entouré de fortifications, de bois, d'étangs et de deux larges douves, avec pont-levis, ce château était réputé imprenable.
Une fois cependant, il faillit tomber entre les mains des assiégeants : l'ennemi avait gagné l'un des gardes de la Lohière, et lui avait fait promettre de placer une lanterne sur le faîte de la plus haute tour.
Le soir indiqué, le garde, rongé de remords pour sa trahison, eut recours à un stratagème qui eut plein succès : il alluma la lanterne, mais au lieu de la mettre à la place convenue il la hissa au haut d'un grand alizier qui reçut tous les coups. Quand le flambeau fut éteint, les agresseurs, croyant être maîtres du château, se disposaient à y entrer, lorsque, tout à coup, les assiégés les attaquèrent par derrière et les jetèrent dans les étangs.
Plus tard, la Lohière fut possédée par Mlle Jeannette de la Piphardière, une belle fille dans son temps, paraît-il, mais aussi méchante qu'elle était jolie.
Jeannette s'en allait toujours escortée de deux chiens, grands comme des génisses, qu'elle excitait et lançait sur les personnes qui lui déplaisaient et qui ne tardaient pas à être dévorées par les molosses.
Les étrangers ou les malheureux qui se permettaient d'entrer au château sans la permission de Mlle de la Piphardière ne reparaissaient plus dans .le pays. Ils étaient ou mangés par les chiens ou jetés dans les étangs quand les animaux étaient repus.
Cette femme était, en un mot, la terreur de la contrée.
A une lieue de la Lohière se trouvait le château de Querbiquet, habité par une autre demoiselle de la Piphardière, soeur de la précédente, mais qui était elle, une véritable sainte. On eût dit qu'elle avait été créée et mise au monde pour racheter les fautes de sa soeur.
La châtelaine de Querbiquet invita, un jour, la belle Jeannette à dîner chez elle. Celle-ci s'y rendit, emmenant avec elle nombreuse et brillante société ; mais lorsqu'elle vit que les invités de Querbiquet étaient les pauvres du pays, elle entra dans une colère extrême, injuria sa soeur et partit précipitamment en jurant de ne jamais la revoir.
Fort heureusement pour les convives déguenillés, Jeannette avait laissé ses chiens à la maison.
A quelque temps de là, la méchante fille mourut à la grande satisfaction de tous ; mais comme sa vie avait été trop courte pour faire le mal qu'elle avait projeté, elle continua longtemps, après sa mort, à faire de la misère au pauvre monde.
Elle est revenue pendant des siècles sous toutes les formes d'animaux.
Un charretier allait-il chercher son cheval à la pâture, aussitôt qu'il l'avait enfourché, la bête partait à fond de train vers l'étang du Loup-Borgnard dans lequel elle se précipitait et disparaissait. Aucun obstacle ne pouvait l’arrêter. On la voyait bientôt reparaître sur la rive opposée en riant aux éclats, pendant que le cavalier se noyait s'il ne savait nager.
Cet étang du Loup-Borgnard, qui existe toujours, est, dit-on, sans fond. Un pauvre diable qui y avait été jeté par Jeannette de la Piphardière y resta trois jours. Il y rencontra des monstres affreux qui le poursuivirent jusque sous le bourg de Loutehel. Ce ne fut que le soir du troisième jour qu'il put leur échapper, et qu'il revint à la surface du lac.
Lorsqu'un pâtre allait chercher ses bêtes aux champs, il devait prendre de grandes précautions pour les ramener sans les frapper, car s'il avait le malheur de toucher du fouet ou de la gaule la bête de la Lohière, cachée sous la peau de l'un de ces animaux, elle le rouait de coups et le laissait gisant par terre mort ou évanoui.
Les charretiers et les pâtres n'étaient pas seuls à rencontrer Jeannette ; toutes les personnes voyageant la nuit étaient exposées à la voir tantôt sous une forme, tantôt sous une autre.
Un soir, Moinard, le sacristain de Loutehel, trouva dans le bourg, près du cimetière entourant l'église, un mouton qui lui barra le passage. Las de pousser inutilement devant lui cet animal qui s'obstinait à rester en place, le sacristain lui asséna un coup de bâton sur le dos. Mal lui en prit: le mouton, qui semblait tout petit, s'allongea soudain, grossit à vue d'oeil, s'élança sur l'homme, lui posa les pieds de devant sur les épaules en cherchant à l'écraser de son poids qui devenait de plus en plus lourd.
« C'est la Piphardière », pensa Moinard, et comme il avait entendu dire qu'elle n'avait plus aucun pouvoir dans le cimetière, à cause de la sainteté du lieu, il s'en approcha insensiblement, et parvint bientôt à franchir la pierre qui l'en séparait. En effet le mouton s'enfuit ; mais chaque fois que le sacristain cherchait à sortir, soit d'un côté, soit d'un autre, il rencontrait toujours le bélier qui lui montrait ses cornes. Force lui fut de passer la nuit au milieu des tombes.
Jeannette se promenait aussi souvent dans les appartements du château de la Lohière, où elle éteignait les lumières, enlevait les couvertures des lits, jetait les dormeurs par terre, ou frappait ceux qui, le jour, s'étaient moqué d'elle.
Il y avait cependant un moyen d'éviter ses maléfices, et, pour cela, il suffisait de lui adresser des compliments. Elle était sensible aux louanges. Si au lieu de l'injurier, on lui disait bien gentiment: «Te voilà, belle Jeannette, laisse-moi, ne me fais pas de mal, je t'aime bien, je suis ton ami, etc. » ; alors elle s'en allait tranquillement, ou même s'employait à votre service si vous en aviez besoin.
Sa rage est aujourd'hui, assouvie. On n'entend plus parler d'elle, il n'y a guère que les ivrognes, revenant des foires et des marchés, qui affirment l'avoir rencontrée. Mais les habitants de Loutehel, et même de tout le canton de Maure, vous déclareront, quand vous voudrez, que leurs pères ou grands-pères ont été maltraités par la bête de la Lohière, il n'y a pas plus de cinquante ans.


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Le vieux chêne de la Laita

 

En ce temps-là, il y avait au bourg de Clohars un jeune couple en promesse de mariage : on devait faire la noce le lendemain du pardon de Toul-Foen(1); c'est le joli pardon des oiseaux, qui a lieu en juin à l'entrée de la forêt, du côté de Quimperlé. Un soir que nos amoureux regagnaient leur village après avoir visité des parents dans la paroisse de Guidel, ils descendirent au passage de Carnoët pour traverser la rivière. Guern, le jeune homme, appela le batelier et dit à Maharit, sa fiancée, de l'attendre tandis qu'il irait allumer sa pipe chez son parrain dont la chaumière était voisine. Le passeur vint à l'appel :Maharit entra dans la barque, et fut surprise de la voir s'éloigner aussitôt du bord : croyant que le patron plaisantait, elle le pria d'attendre son cousin : - elle disait son cousin par précaution, car les bateliers sont jaseurs quelquefois ; mais le bateau étant arrivé dans le courant, filait, filait toujours plus rapidement.
« Arrêtez, père Pouldu, arrêtez, s'écria la pauvre fille d'une voix suppliante ; que dirait Loïc Guern d'une telle folie ? »
Vaines prières : le passeur, immobile, sans voix et sans regards, paraissait insensible, et la barque entraînée descendait toujours, toujours...
Maharit, éperdue, détourna la tête pour appeler son fiancé a son secours. Debout sur la rive assombrie, enveloppés de leurs suaires, elle vit des spectres se dresser et tendre les bras vers elle d'un air menaçant : c'étaient les femmes mortes de Commore, et l'on eût reconnu Triphine, au poignard dont le manche sanglant sortait de sa poitrine. Maharit poussa un cri de terreur, et tomba évanouie au fond du bateau, qui disparut alors au détour de la rivière.
Guern en ce moment arrivait au passage ; il appela la paysanne de tous les côtés, il attendit et appela encore ; il interrogea le fleuve d'un regard anxieux, mais il ne vit rien, rien que l'eau paisible et sombre ; il écouta longtemps et n'entendit rien, rien que le rossignol chantant sous la feuillée.
« Le bateau est déjà loin, bien loin d'ici, lui dit une vieille mendiante en se levant du milieu des joncs et des herbes touffues ; apparemment que la fille curieuse a regardé derrière elle et oublié de faire le signe de la croix en y entrant.
- Vous êtes folle, la mère, dit le paysan, que diable me contez-vous là ? »
Et il s'en alla courir toute la nuit le long du rivage, comme une âme en peine, appelant à grands cris sa fiancée et le passeur tour à tour.
A l'aube du matin, Guern revint au village, il demanda Maharit à ses parents, à tout le monde ; personne n'avait revu la jeune fille. Il passa les jours suivants à explorer tous les sentiers, à sonder tous les buissons de la forêt, sans découvrir aucune trace de sa douce envolée. Enfin, trois jours après, comme il s'était assis accablé de fatigue et de douleur, sur un rocher au bord de la rivière, il vit passer la vieille mendiante, qui lui adressa ces paroles :
« Eh bien ! paour Guernik (pauvre petit Guern), as-tu retrouvé Maharit, la jolie fille de Clohars-Carnoët ?
- Hélas ! non, répondit le paysan les larmes aux yeux ; en savez-vous des nouvelles ? 0 doux Sauveur ! dites-le moi, car Maharit devait être ma moitié de ménage.
- Pauvre simple incrédule, je t'ai déjà dit qu'elle a regardé derrière elle dans le bateau, et pour cette raison le passeur l'aura conduite à la plage des morts.
- Où est donc cette plage maudite, reprit Guern, je veux y aller, dussé-je...
- Ah ! c'est un secret, interrompit la vieille, c'est le secret du sorcier qui mène la barque de ce passage : mais tout sorcier qu'il est, ceux qui sont chéris de Jésus l'emportent sur lui, et les gens charitables sont bénis de Dieu. J'ai faim, Guern, j'ai bien faim : la charité, mon enfant !
- Pauvre femme, dit le paysan, tenez, voici mon pain, car je n'ai pas faim, depuis que j'ai perdu Maharit.
- Merci, Guern, tu es un bon chrétien, et je vais te donner un conseil. Avant de t'embarquer dans ce bateau maudit, dont le patron s'est vendu au diable, il faut te munir d'une branche de houx que tu iras couper à minuit au village des Korrigans, dans la forêt, au-dessus de l'endroit appelé le Saut du Cerf ; tu tremperas cette branche dans le bénitier de la chapelle de Saint-Léger, qui protège les fiancés, et tu viendras ici pour passer l'eau.
- Que ferai-je ensuite, ma bonne mère ?
- Quand tu seras embarqué, continua la vieille, prends garde de regarder en arrière ; tu diras ton chapelet, et lorsque tu seras rendu au trente-troisième grain, tu ordonneras au passeur, en lui montrant la branche de houx, de te conduire vivant à la plage des morts. Le sorcier tremblera à la vue du rameau bénit et t'obéira. »
Le paysan, plein d'espoir, suivit en tous points les conseils de la vieille mendiante, et un soir, muni de la branche de houx, cachée sous son habit, il se rendit au rivage de la Laita, grossie par un orage récent. Le batelier vint à son appel : en entrant dans la barque, Guern commença son chapelet; mais, vers le milieu de la rivière, tout ému au souvenir de sa fiancée qu'il espérait revoir, il oublia ses prières et se pencha en dehors du bateau ; alors le chapelet échappa de ses mains tremblantes et tomba dans l'eau. Tout à coup des cris sauvages retentirent sur les rives, puis la barque, entraînée par le courant, dévia avec une rapidité effrayante.
Guern, cependant, se souvint de sa branche de houx; il la prit à la main, et la montrant au passeur il lui ordonna de le conduire auprès de sa fiancée ; puis, sans attendre l'effet de cet ordre, l'imprudent frappa le sorcier de son rameau bénit. Celui-ci poussa un cri terrible, abandonna les rames et s'élança la tête la première dans l'eau profonde et noire. Quelques moments après, à la clarté de la lune, le paysan vit sortir de la rivière un chêne desséché dont le tronc, penché sur l'eau, demeura fixé au rivage entre deux rochers, à l'endroit où l'on voit encore aujourd'hui le vieux chêne de la Laita.
Guern, au désespoir, fit entendre de longs gémissements, et bientôt la barque alla se briser contre un rocher vis-à-vis de Saint-Maurice. Le malheureux se sauva difficilement à la nage.
Depuis ce temps on vit à tous les pardons de Clohars, de Saint-Léger et des environs un pauvre paysan, pâle et demi-nu, courir comme un possédé ; il disait à qui voulait l'entendre : « Conduisez-moi sur la plage des morts. Jésus vous récompensera ! »
Et des larmes brûlantes coulaient de ses yeux ternes et désolés.

(1) Toul-foen signifie Trou de foin, ou Lieu des foins. Retour


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Le pousseur de la Dourdu

 

I

Les légendes, ces drames du mystère, s'attachent, comme les oiseaux de nuit, aux lieux sombres et déserts, aux ruines abandonnées, aux grands rochers des montagnes ou des grèves, que le pinceau du soir ombre de teintes fantastiques ; aux cavernes profondes que les imaginations simples, mais surtout (nous ne craignons pas de le dire) poétiques des pêcheurs et des habitants de la campagne, se plaisent à peupler de pittoresques fantômes. C'est dans ces demeures du silence que le chercheur de souvenirs dirige sa course solitaire. Il contemple les rochers; il remue les pierres des ruines ; il écarte la mousse et les ronces qui couvrent les vieux sentiers. Puis il interroge patiemment ces débris muets du temps passé, et il finit toujours par leur arracher quelques secrets intéressants. La vieille Armorique est encore assez riche en paysages inexplorés, en ruines inexpliquées, en sites mystérieux, pour mériter les regards des archéologues, et surtout de ces chercheurs de traditions antiques dont nous venons de parler. C'est pourquoi nous y revenons souvent, afin de continuer la description de ces lieux peu connus, et de leur demander la moralité de leurs légendes.

II

La Dourdu (l'eau noire) est un de ces endroits d'aspect sinistre, toujours enveloppé d'une crainte mystérieuse que la tradition populaire motive à peine. C'est une baie de peu d'étendue, située au bas de la rivière de Morlaix. Ancien refuge des corsaires bretons, elle est entourée de noirs récifs et d'énormes rochers rangés sur la grève comme les pierres éboulées d'un mur gigantesque. Des brouillards presque continuels y répandent souvent une demi-obscurité. Les vagues de la Manche, quand soufflent les grands vents du nord-ouest, déferlent avec rage dans la Dourdu et soulèvent son sable noir en épais tourbillons. De gros cormorans fauves tournoient sans cesse au-dessus des flots, appelant le naufrage par leurs cris affreux. Le soir, le pêcheur fait un détour par le haut des falaises, plutôt que de passer au bord de l'Eau-Noire.
Or autrefois, non loin de ce rivage redoutable, s'élevait le sombre manoir du Dourdu. Il se dressait comme un fantôme de pierre sur ces hautes falaises qui, avec les côtes abruptes de Carantec, forment la baie mélancolique au milieu de laquelle on voit aujourd'hui le château du Taureau, ce château d'If armoricain.
On dit encore aujourd'hui, et l'on affirmait jadis, qu'un fantôme - âme en peine de quelque marin mort dans le péché - vient errer sur la grève, au milieu des ténèbres, sondant les flots glauques de ses yeux caves, afin d'y découvrir la place où repose son navire englouti avec son chargement de doublons.
Des fenêtres du manoir on pouvait apercevoir la sinistre baie, et plus loin la haute mer déployant ses plaines immenses. Sur le bord de la baie, au levant, on voyait, au-dessus des récifs, un grand rocher miné par les vagues et pareil à un noir vaisseau à l'ancre depuis des siècles. C'était sur ce rocher que le fantôme accomplissait sa veille nocturne.
Le sire du Dourdu habitait son manoir solitaire avec Igilt, sa fille unique : Igilt, la brune, aux yeux bleus comme la sombre mer d'Armorique; belle comme une nuit d'automne sur les grèves; rêveuse et grave comme une fée; ambitieuse et fière comme une reine...
Avant de mourir, le vieux sire eût bien voulu la marier à quelque jeune et honnête héritier de son voisinage, dont le noble caractère eût honoré sa vieillesse en faisant le bonheur de sa fille. Bien différent d'une foule de gens qui pèsent la bourse plutôt que le coeur de leur futur gendre, il disait à la jeune châtelaine : « Ma fille, cessez de poursuivre ainsi des songes dorés, remplis de périls pour votre âme. Epousez un homme craignant Dieu, et les autres qualités, soyez-en certaine, ne lui feront pas défaut. »
Mais Igilt avait bien d'autres idées sous sa longue et noire chevelure. Maintes fois elle avait entendu parler des fêtes et tournois de la cour du duc de Bretagne, des chevaliers, des paladins bardés de fer et d'or ; en sorte qu'Igilt rêvait pour son beau front une couronne de duchesse. Qui n’eût été troublé jusqu'au fond du coeur, en voyant, un soir d'été, la châtelaine, debout sur le grand rocher de la Dourdu, dérouler au vent ses longues boucles d'ébène? Les mouettes, confidentes de ses rêves insensés, voltigeaient en foule autour d'elle et semblaient parfois lui former un blanc diadème de leurs ailes d'albâtre.
«Volez, volez, volez, oiseaux fortunés, disait Igilt soupirant, et portez par-delà ces tristes rivages le renom de la beauté d'Igilt la brune. Puis qu'enfin quelque prince d'Hibernie vienne m'arracher de ce tombeau ! »
Mais aucun prince ne paraissait à l'horizon. En revanche, nombre de jeunes seigneurs de Bretagne s 'étaient déjà perdus par amour pour elle. Attirés par la réputation de sa grande beauté, les imprudents montaient dans une barque et passaient au pied du rocher où venait souvent l'enchanteresse, afin de pouvoir du moins l'admirer. Igilt était-elle une fée ? nous l'ignorons. Mais ceux qui une seule fois avaient aperçu l'éclair de ses yeux bleus, n'avaient plus de repos qu'ils n'eussent demandé sa main. Alors la cruelle ne manquait jamais de conduire le jeune homme sur le sommet de la roche noire et, lui montrant l'abîme qui écumait à leurs pieds, elle disait :
« Ami, là se trouve assez d'or pour remplir ma corbeille de mariage. Va le quérir sans retard, si tu as du courage. Le fantôme du Dourdu te conduira. Reviens riche comme un prince: Igilt sera pour toi. »
Plusieurs infortunés tentèrent, dit-on, l'aventure et ne revinrent jamais. Poussés sans doute par le fantôme trompeur, ils tombaient dans l'abîme, et chaque fois, la cruelle Igilt disait en riant que c'était un de plus à ajouter à sa couronne de fiancée... fiancée des morts, comme elle osait se nommer avec un rire sinistre.
Prends garde, fille coupable, que cette couronne funèbre ne se change bientôt en linceul. Les mouettes fidèles ont porté ton message... voici venir de l'autre côté de la mer un vaisseau sous toutes voiles. Il grandit à l'horizon. Tu peux déjà distinguer la couleur de son pavillon. Il est noir comme l'aile du corbeau ; sur la proue un beau seigneur, couvert d'une riche armure, cherche de loin si l'objet de ses voeux l'attend sur son rocher. Oui, tes désirs sont accomplis. Ton prince arrive, le voilà. Mais pourquoi frémis-tu ? Ah ! je vois auprès du prince un vieillard qui t'observe : c'est son conseiller, un sage d'Hibernie, auquel il a été confié par la tendresse d'un père alarmé.
Or le vaisseau ayant jeté l'ancre au milieu de la rade, une barque légère s'en détacha, et bientôt le prince Ivor tombait aux pieds d'Igilt surprise et heureuse. Heureuse ! elle devait l'être sans doute, si le bonheur se trouve dans l'accomplissement des désirs plutôt que dans l'espérance qui le promet, plutôt que dans la charité qui le donne aux autres, plutôt que dans la résignation qui se courbe sous la divine volonté.
Trois jours se passèrent, pendant lesquels Ivor revint chaque soir sur le rocher où l'attendait sa fiancée ; et la fiancée, loin de réclamer cette fois l'or du navire englouti, pressait les apprêts de leur mariage. Mais le conseiller du prince demeurait inébranlable. Il voulait le bonheur de son jeune maître, et recueillait avec soin tous les bruits alarmants qui couraient sur le compte de la fiancée des morts. Il ne tarda pas à apprendre l'histoire du vaisseau submergé et des anciennes exigences d'Igilt. Enfin il se rendit auprès du sire du Dourdu et lui demanda quelle dot il donnerait à sa fille.
- Une dot ! répondit le vieillard ; je n'ai pour toute fortune que ce vieux donjon et son petit domaine, et ne puis, vous le voyez, donner à ma fille que ma bénédiction paternelle.
Le sage d'Hibernie, retenant à peine ses larmes, reprit pourtant avec une feinte sévérité :
- Par malheur ! ce n'est pas assez. Le roi mon maître exige mille doublons d'or.
- Mille doublons ! fit le vieux seigneur ; hélas ! où voulez-vous que je trouve pareille somme ?
- Votre fille le sait bien, dit le conseiller en se retirant.
Le jour même le père d'Igilt l'informa que son union avec le prince Ivor ne pourrait avoir lieu à moins que sa corbeille de noces ne fût, de son chef, garnie de mille doublons d'or. A ces mots, Igilt poussa un cri terrible qui fit frémir le pauvre vieillard.
- Implore l'assistance du ciel, ma fille, murmura-t-il : lui seul peut...
- Me procurer de l'or peut-être ! s'écria Igilt dont les yeux lançaient des éclairs. Non, non ; mais je sais qui m'en donnera !
Et la malheureuse s'éloigna pleine de fureur, laissant son père atterré. Elle croyait savoir en effet où se trouvait l'or qu'on lui avait demandé. Combien de fois, quand la tempête soulevait les vagues et entrouvrait le sein de la mer, n'avait-elle pas cru voir briller au fond les doublons nombreux semés sur le sable comme les étoiles sur le firmament ! Igilt, la brune fille de la grève, jouait avec les lames le poisson rapide, ou se balançait sur leur cime comme les mouettes légères. Elle ne craignait rien de la fureur des flots, et avec le secours du fantôme qui gardait le trésor et qu'elle saurait se rendre favorable, ces richesses lui seraient acquises ; car, plutôt que d'y renoncer, elle préférait mourir. Pauvre insensée, qui, comme tous les coeurs avides, ne voulait point apercevoir l’abîme que sa soif d'un bonheur immérité allait ouvrir pour elle !
Le soir même on eût pu la voir, debout sur son rocher battu par les vagues conjurer les flots qu'elle croyait apaiser. Puis la lune se leva. Sa pâle lumière éclaira les vagues transparentes d'un éclat tellement inusité que le fond de la mer parut éblouissant aux yeux fascinés de la sibylle.
- A moi, esprit des ondes ! s'écria-t-elle ; à moi, fantôme de la fortune ! Déjà les flots se retirent et secondent mes desseins. Viens me conduire au but de mes rêves. Viens me guider vers tes richesses, et me donne enfin le bonheur!
L'écho lugubre répondit malheur ! dans les cavernes des rivages déserts, et, tandis que la fiancée continuait son évocation coupable, elle se sentit poussée vers les ondes par un bras invisible... Bientôt les vagues la reçurent dans leur sein. Igilt plongeait, plongeait sans cesse, et chaque fois ses mains déchirées aux pointes des rochers, ses mains sanglantes ne retiraient du fond de la mer que des poignées de sable qui brillait comme de l'or aux clartés de la lune... Chaque fois, remontant à la surface de l'onde, elle lançait sur la grève une traînée de sable en criant: «Encore un coup, et la somme y sera.» Puis elle disparaissait sous l’écume des vagues...
- Igilt, ma fiancée ! s'écria le prince Ivor accouru pâle et frémissant sur la roche fatale : reviens, reviens, plus n'est besoin de cet or funeste. J'ai fléchi mon père. Reviens, Igilt ; Ivor t'attend.
Mais les vagues déferlaient lourdes et hautes sur la grève, et la funèbre nageuse ne les effleurait plus de ses bras blancs.
Son fiancé, inconsolable, retourna mourir dans son île natale.
Les traditions de la mer racontent que parfois, dans le calme des belles nuits d'été, des marins ont vu la brune fille de la grève, debout sur la roche noire, contemplant les flots, puis s'y plongeant tout à coup à l'endroit où gît le vaisseau naufragé. Mais, gardez-vous de monter sur ce rocher de malheur, car le Pousseur y monterait avec vous peut-être... l'inévitable Pousseur, qui, pareil au torrent des passions et aux appâts du monde, entraîne sans merci l'imprudent et surtout l'ambitieux que la convoitise amène sous sa fatale main.


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