Les deux plumes

 

La conversation, paresseuse dans ce mess d'officiers, après avoir longtemps traîné, s'anima et acheva trop vite la soirée.
Le commandant parla de ce sens inné et primitif que possèdent les paysans, favorisés de perceptions intuitives qui les avertissent de tous les événements graves. Et, comme toujours avec ce genre d'histoire, chacun témoigna de cas étranges.
- Mais, trancha à son tour un capitaine au scepticisme bourru, vous nous parlez là de gens frustes et superstitieux qui, le plus souvent, sur de simple coïncidences, s'abandonnent à l'accablement de l'Intersigne, retrouvant et gonflant a posteriori dix raisons possibles d'avoir pressenti le drame ! Croyez-moi, s'il leur fallait vous donner une preuve formelle et vérifiable, ils seraient bien embarrassés.
- Peut-être, peut-être... sembla approuver le commandant, mais je puis vous affirmer que, dans le même genre de prescience, certains emploient des procédés empiriques qui relèvent de la plus évidente magie et provoquent des prodiges que l'on croit réservés aux seuls contes de fées, mais qui sont ici facilement contrôlables. Si vous le voulez bien, je vais vous raconter ce que j'ai constaté par moi-même, en 1917, dans une ferme de l'Ille-et-Vilaine. Et, tout d'abord, comment je fus lié à cette affaire...
« J'étais alors lieutenant et faisais corps avec mon détachement, vautré dans la même boue que mes hommes, partageant avec eux, à part égale, peines et parasites. Nous « tenions» devant le bois de la Guerie, en Argonne, face à d'intenses harcèlements que nous rendions sans pitié, mais les payant très cher, à la grande joie de la Mort, seule gagnante.
» Mes deux caporaux, jeunes terriens, agissaient comme avec un troupeau à guider et me secondaient mieux que mes propres bras en obtenant une harmonieuse discipline qui était déjà une victoire. De plus, nous étions pays, tous trois, bretons comme larrons.
» Ils étaient frères, sans se ressembler de physique ni de caractère. L'un, Armand, maigre et voûté à vingt-cinq ans comme un vieux fureteur de terriers, silencieux et toujours à flairer, savait autant ruser avec l'humeur des nôtres qu'avec celle des Allemands qu'il ressentait avec une intuition fortement développée. La guerre semblait lui convenir et il s'en accommodait comme d'une expérience profitable, sorte d'interminable partie de braconnage.
» L'autre, julien, rond et jovial, a qui une soutane eût fait obtenir la première cure disponible, rassurait et le savait, ne s'économisant pas en conseils, consolations ou encouragements; patient à écouter les confessions de tous et leur donnant l'absolution d'un claironnant «ça va s'arranger, ton histoire ! » complété d'une solide bénédiction en forme de tape dans le dos. Mais la guerre ne convenait pas à celui-là et je savais par ses confidences que, plus elle allait, moins il se sentait tranquille dans cette peau de tueur souriant.
» - Tout ça finira mal pour moi, mon lieutenant », maugréait-il, sans se donner la peine de s'offrir un coup de son propre «ça va s'arranger, ton histoire ». Et il ajoutait, perplexe et mystérieux: « ... Tenez, mon lieutenant, si seulement je pouvais jeter un oeil chaque matin chez nous, dans l'armoire aux linges, ça m'aiderait et me mettrait dans le bon vent pour toute la journée... »
» Et il sortait l'énorme portefeuille qui lui faisait un sein sous la vareuse. Portefeuille boudiné, à croire celui d'un maquignon après la vente d'une paire de boeufs, mais riche seulement de lettres laissées avec leur enveloppe comme des noix dans leur coquille afin qu'elles y conservent leur saveur ; et aussi d'une large photo de toute la famille collée sur son carton frappé du nom d'un photographe de Redon et pliée en deux avec une terrible cassure au dos.
» Il en extirpait alors une enveloppe de papier bulle, close et plus froissée que les autres, et me montrait en transparence son contenu, un léger renflement sombre: «Mon lien avec chez nous, mon lieutenant». Et il la humait sans joie.
» Chaque fois intrigué, je le questionnais, voulant en savoir davantage sur cette enveloppe si secrètement gardée dont je crois avoir été le seul à connaître l'existence. A part, bien sûr, son frère Armand qui, d'ailleurs, possédait aussi la sienne et dont la plus vive plaisanterie consistait à faire croire à Julien atterré qu'il l'avait perdue.
» Un matin, au début d'une attaque d'aube, la veille de redescendre au repos, d'où pour ma part et selon ma chance de survie je devais partir en permission, mon bon Julien fut en un clin d'oeil foudroyé et dépiauté par un schrapnel qui l'enfonça, écorché vif, en pleine boue. Une mort horrible, là, au milieu de nous qui fûmes aussitôt recouverts et sauvés d'autres éclats grâce à cette terre sanglante.
» Quelques jours après j'étais au pays et, bien que décidé à ne pas me rendre chez les «Vieux» de Julien avant que la maréchaussée n'eût accompli la dure corvée de leur apprendre la triste nouvelle, je ne sais comment je me trouvai frappant à la porte de leur ferme.
» C'est la mère, maigre et osseuse, dont Armand était la réplique exacte, qui vint m'ouvrir. A son abattement extrême, je compris qu'elle savait déjà. Je fus soulagé, mais surpris de cette exceptionnelle rapidité d'information car, habituellement, le chemin administratif était bien plus long.
» Je me fis connaître et, gardant sa main dans la mienne, je lui dis la fin héroïque de son fils, évitant de lui décrire cette boucherie.
» - Alors, son merle a donc dit vrai ? » murmura-t-elle en chancelant. Et, comme une louve blessée, elle courut partout dans la ferme hurler la mort de Julien, que j'étais, je le compris soudain, le premier à lui apprendre.
» Ce ne fut qu'après la réunion de toute la famille, appelée des champs et venue dans la salle, mère et filles à gémir ou à se griffer les joues ; hommes, père et domestiques, à serrer les poings et à chasser de pesantes larmes, que l'on me redécouvrit dans le coin où je me tenais effacé. Je n'étais pas tant bouleversé par cette seule douleur collective, mais par toutes celles, innombrables, naissant à chaque instant des milliers de morts renouvelées qui, au front, nous troublaient juste le temps de leur spectacle et auxquelles nous ne pensions plus ensuite.
» Le père me fit signe de le suivre dans une chambre où deux lits sentaient suffisamment la poussière et la tristesse pour me donner à comprendre que c'était celle des fils soldats.
» Je vis la grande armoire aux linges, si souvent évoquée par Julien. Massive et plaquée au mur, elle paraissait supporter toute la bâtisse. Les battants étaient maintenus grands ouverts par un banc mis contre. Le père tendit sa main tremblante vers deux des étagères débarrassées de linges et grillagées d'un treillis de fil de fer. A l'intérieur de l'une de ces cages inattendues, se trouvait un merle qui, à notre arrivée, s'anima de vifs sauts et se heurta violemment aux parois. Dans l'autre geôle gisait la dépouille d'un second merle, crevé, ailes déployées et griffes ramenées dans une violente lutte. Un caillot lui tenait comme le bec ouvert. Les alvéoles du grillage étaient parsemées de ses plumes sanglantes.
» - C'était le merle à Julien, me dit le père, d'une voix sourde ; on le gardait ici pour qu'il nous montre la santé du gars qui portait sur lui une de ses plumes. Chez nous c'est par là qu'on sait comment vont ceux qui sont au loin à courir des risques. Depuis quelque temps il restait dans un coin à grelotter mais le mardi soir de la semaine dernière, il s'est mis à tourner en rond comme fou et à se jeter sur le grillage. Il a dû le faire toute la nuit. Le lendemain matin on l'a trouvé comme vous le voyez là. On n'a pas voulu croire et jusqu'à maintenant on avait l'espoir. Dites, mon lieutenant, notre petit ne s'est pas débattu dans les douleurs toute la nuit, comme son merle?»
» J'eus un geste pour le rassurer. Alors, me montrant l'autre captif, il retrouva une voix plus ferme :
» - ... Celui-là, il est à Armand. Regardez comme il est vif et sain. On le verrait sauter de branche en branche. Il est ferme, pas besoin de regarder de près. On ne se fait pas de mauvais sang pour lui. Il doit trotter et siffler. l'Armand. Pas vrai, mon lieutenant ? »
» A ce moment, la mère vint nous rejoindre mais le père, ne voulant sans doute pas qu'elle s'attriste davantage, l'obligea a repartir. Me trouvant seul, j'eus un geste que je ne pus réprimer et qui, sans doute, voulait me rassurer. J'ouvris la porte aménagée dans le treillis et réussis à saisir l'oiseau d'Armand pour me réconforter avec la forte vitalité de mon compagnon. Mais, en serrant ce merle lié a son existence, je sentis qu'un rien pourrait le vaincre. Il n'était sain que d'aspect, seulement gras de plumes. Souffreteux, il dépérissait mais, en désir de liberté, trompait par son ardeur à vouloir fuir cette malsaine claustration.
» Je le rentrai hâtivément, le père revenait.
» Et je partis soucieux.
» Vous étonnerais-je, messieurs, si je vous affirme que ce garçon inusable eut le même sort que son merle. Il traînait un mal de poitrine et fut emporté par une phtisie galopante, deux mois après ma visite à ses parents... Mais, avec ce genre de magie rustique, parfois sournoise, allez savoir lequel entraîna l'autre dans son destin ?


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Le médecin de Fougeray

 

C'était un bien drôle de petit homme que le père Langevin, tailleur et porteur de contraintes au Grand-Fougeray en Ille-et-Vilaine. On se souvient encore de lui à l'heure actuelle, bien qu'il soit mort depuis plus de trente ans.
Il était gueux comme Job, laid à faire peur, borgne, bavard, railleur et chansonnier quand il en avait le temps. L'une de ses chansons lui valut un mois de prison, ce qui ne l'empêcha pas d'en faire d'autres.
M. Delacoudre, vicaire de la commune, très sympathique, très considéré, ne détestait pas le petit tailleur à cause de son esprit et de ses vives réparties. Il aimait à le plaisanter quand il le rencontrait. Or, un jour qu'il passait devant la maison de l'ouvrier, il l'aperçut à sa fenêtre.
- Tiens, dit-il, c'est ici la résidence d'un seigneur, car son singe est à la fenêtre.
- Pardon, monsieur l'abbé, répondit Langevin, en saluant jusqu'à terre, vous vous trompez, c'est la demeure d'un meunier, car son âne est à la porte.
- ça, c'est touché, s'écria M. Delacoudre ; aussi voilà un franc pour aller boire à ma santé.
Ce fut en chassant que je rencontrai le porteur de contraintes, qui venait de parcourir toute une partie de la contrée et qui semblait harassé de fatigue. Je l'invitai à venir s'asseoir près de moi, sur un talus au pied d'un hêtre, et tirant une gourde de ma carnassière, je lui offris un verre de cognac. Ah ! alors, je devins son ami, et ce fut là, en pleine campagne, qu'il me dit le conte du Médecin de Fougeray.
Je transcris ce conte tel que je l'écrivis sous sa dictée, laissant ainsi au bonhomme la responsabilité de ses appréciations sur le caractère des habitants du pays.
Il commença ainsi :
» Il faut dire les choses telles qu'elles sont :
Les habitants du Grand-Fougeray ne sont guère hospitaliers et n'aiment pas les fonctionnaires du gouvernement, encore moins les gens qu'ils appellent des hors-venus, c'est-à-dire les étrangers au pays qui viennent y résider. De tout temps il en a été ainsi.
Jadis, un jeune homme qu'on ne connaissait nullement vint se fixer à Fougeray, comme médecin. C'était un grand garçon blond, avec un accent étranger, qui vivait très retiré et ne cherchait à faire aucune connaissance.
Il avait loué, sur la place, une petite maison composée de deux pièces au rez-de-chaussée et de deux chambres au premier étage. En hiver, on ne le voyait presque jamais, mais on apercevait de la lumière le long des nuits dans sa chambre. En été, il restait assis à sa porte, sur un banc de bois, fumant dans une grande pipe allemande, et regardant les hirondelles planer autour du clocher de l'église. Ses yeux ne quittaient pas les oiseaux, qui semblaient évoquer en lui des souvenirs de son pays lointain.
Si quelqu'un, par hasard, lui adressait la parole, il répondait à peine, et n'engageait jamais la conversation.
Comment expliquer qu'il eût choisi une bourgade perdue au fond des terres, de préférence à un endroit passager? C'est ce qu'on ignorait et ce que personne n'aurait osé lui demander.
Il n'avait apporté avec lui aucune lettre de recommandation, et n'avait été présenté à personne. Un serviteur, aussi froid que son maître, faisait le ménage, la cuisine, et soignait le cheval que le médecin avait cru devoir acheter pour faire ses courses.
Hélas ! ses courses, il n'en faisait guère, car il n'était pas souvent appelé près des malades. Et cependant on le disait instruit et adroit.
Il y avait aussi, à cette époque, à Fougeray, un vieux praticien qui n'avait que le titre de chirurgien et qui, néanmoins, exerçait la médecine. Il est vrai qu'il ne faisait que des saignées et n'ordonnait que des purgations. Et cela suffisait pour remettre sur pied nombre de malades qui, soignés par des savants, eussent succombé. C'était lui qui prétendait que les animaux étaient moins bêtes que nous. «Voyez le chien, disait-il ; quand il se sent malade, il cesse de manger et se couche. Si l'homme l'imitait, il pourrait se passer de médecin. »

Le pauvre docteur mourait d'ennui et commençait à perdre courage, lorsqu'un soir, revenant fort tard de voir un ouvrier qui avait eu la jambe broyée dans un éboulement de carrière, il traversa l'immense lande des Morelles aujourd'hui défrichée. Sur cette lande, qui se trouve dans la commune de Sainte-Anne-sur-Vilaine, il aperçut des milliers de petites lampes allumées, formant des groupes séparés les uns des autres. Il arrêta son cheval pour examiner plus attentivement ce spectacle étrange.
Sans qu'il entendît le moindre bruit, un cavalier vint se ranger à côté de lui, et lui dit : -Voilà qui t'étonne, jeune homme, et si je t'explique ce que cela signifie, ta surprise sera plus grande encore.
- Qui êtes-vous ?
- Peu t'importe. Toutes ces lumières sont les âmes des habitants du pays, et ne sont visibles qu'à mes yeux et aux tiens. Elles sont disposées sur cette lande comme les bourgs et les villages le sont dans les paroisses qui nous entourent.
Le nom des personnes est inscrit sur les lampes et le degré d'intensité de la lumière indique la force de vitalité de chacune d'elles.
En outre, des indications font connaître le nombre d'années, de mois, de jours, d'heures qui leur reste à vivre.
- Encore une fois, reprit le docteur, qui êtes-vous ? as t
- Je ne pourrais te répondre, car moi je ne te demande pas la raison qui t'a fait quitter ton pays ; et il attacha sur le jeune homme un regard perçant qui fit trembler celui-ci.
- Enfin, puisque tu désires tant me connaître, je suis Satan, mais Satan bon diable qui, voyant ton désespoir, a eu pitié de toi, et vient t'offrir ses services.
Lorsque tu connaîtras, par le moyen de mes lampes, la durée de la vie de tous les habitants de la contrée, tu feras promptement fortune. Songe donc, pouvoir affirmer à des malades au bord de la tombe que tu réponds de leur existence, et laisser à ton confrère les pauvres diables dont les jours sont comptés. Tu n'auras de repos ni jour ni nuit.
Tiens, regarde là-bas, cette lumière qui tremblotte, c'est le cabaretier de la Bréharais qui est en train d'expirer.
Soudain la lumière disparut dans l'espace, l’âme du vieillard avait quitté la terre.
Une bande d'oiseaux de nuit s'éleva du milieu de la lande en poussant des cris lugubres.
Il y avait des lampes qui brillaient d'un éclat superbe. Celles-là, c'étaient les âmes de la jeunesse, fortes et vigoureuses, qui avaient de longues années à vivre.
Le jeune docteur dit à Satan : «Je cherche vainement ma lampe à côté de celles de mes voisins, et je ne l'aperçois pas. »
- Non, tu ne peux la voir. Il n'est pas en mon pouvoir de te faire connaître la durée de ta vie. Je puis t'indiquer celle des autres, mais non la tienne.
Ces lampes seront visibles pour toi toutes les nuits sur cette lande où tu pourras venir les consulter.
- Et qu'exigez-vous en échange ? demanda le docteur.
- Rien, ou presque rien. Tu n'auras, pour me satisfaire, qu'à noter, mais très exactement, les défauts et les vices de toutes les personnes que tu seras appelé à soigner.
- C'est un triste métier que vous me faites faire, répondit le jeune homme.
- Tu es libre de refuser.
- Non, j'accepte, car il faut que je fasse fortune promptement.
- Très bien ; mais remplis scrupuleusement tes engagements ou autrement il t'arriverait malheur.
- Je ferai mon devoir.

Lorsque le docteur eut rappelé à la vie des moribonds indigents, et refusé de donner ses soins à des personnes riches, on le considéra comme un grand savant. Il n'est pas de bassesses qu'on ne fit, près de lui, après l'avoir dédaigné si longtemps. Jusqu'à son valet qui fut l'objet d'attentions et de prévenances de la part des autorités du pays.
Les cadeaux abondaient dans la maison du médecin qui, malgré ses succès, semblait plus sombre que jamais.
Il devint avare et amassa or et argent pour pouvoir quitter promptement un pays qu'il avait pris en aversion. Ses voyages la nuit, sur la lande des Morelles, le faisaient frissonner lorsqu'il y songeait et ses rencontres avec le diable le glaçaient d'effroi.
Son esprit chagrin lui fit-il oublier de prendre ses notes, aussi exactement qu'il l'avait promis, ou bien sa lampe avait-elle brûlé son huile ? Toujours est-il qu'un matin il ne rentra pas chez lui.
C'était en hiver, et il avait neigé toute la nuit. Au dégel, son cadavre fut trouvé par des pâtres sous une touffe d'ajoncs. L'infortuné docteur avait à la main une lampe d'une forme toute particulière et d'un métal inconnu.
Le domestique du médecin disparut sans doute avec le trésor de son maître car on ne le revit plus à Fougeray, et on ne trouva rien dans la maison abandonnée.


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L'Auberge blanche

 

Il y avait autrefois au Ponthou une auberge que l'on appelait l’Auberge blanche, à cause de la couleur de la façade. Les aubergistes étaient d’honnêtes gens qui faisaient leurs pâques tous les ans et on n'avait pas besoin de compter après eux. Les voyageurs descendaient à l'Auberge blanche, et les chevaux connaissaient si bien la porte de l'écurie qu'ils s'y arrêtaient d'eux-mêmes.
Le décapiteur de moissons (1) avait commencé à rendre les jours tristes et courts. Un soir que Floc'h, le maître de l'Auberge blanche, était à la porte, un voyageur, qui avait l'air d'un homme d'importance et montait un beau cheval qui n'était pas du pays, s'arrêta près du seuil, porta la main à son chapeau, et dit à l'aubergiste :
- Je voudrais souper et une chambre pour moi seul.
Floc'h tira d'abord sa pipe de sa bouche, puis son chapeau de dessus sa tête, et répondit :
- Dieu vous bénisse, Monsieur ; vous aurez à souper ; mais pour une chambre à vous seul, nous ne pouvons vous en donner, car nous avons, là-haut, six muletiers qui s'en retournent à Redon, et ils ont pris les six lits de
l'Auberge blanche.
Le voyageur dit alors :
- Mon Dieu, brave homme, tâchez que je ne reste pas dehors. Les chiens ont un chenil ; il n'est pas juste que les chrétiens ne trouvent point où coucher, par un temps comme celui-ci.
- Monsieur l'étranger, répondit Floc'h bien marri, je ne sais que vous dire, sinon que l'auberge est pleine, et qu'il reste seulement la chambre rouge.
- Eh bien, donnez-la-moi, répliqua l'inconnu.
Mais l'aubergiste se gratta la tête et devint triste, car il ne pouvait donner la chambre rouge au voyageur.
- Depuis que je suis à
l'Auberge blanche, dit-il enfin, il n'y a jamais eu que deux hommes qui ont couché dans cet endroit, et, le lendemain, leurs cheveux se trouvaient blancs, de noirs qu'ils avaient été la veille.
Le voyageur regarda l'aubergiste.
- Avez-vous donc des morts qui reviennent chez vous, brave homme? demanda-t-il.
- Il y en a, murmura Floc'h.
- Alors, à la grâce de monsieur le bon Dieu et de madame la Vierge. Faites-moi du feu dans la chambre rouge et bassinez mon lit, car j'ai froid.
L'aubergiste fit ce qui lui était ordonné.
Quand il eut soupé, le voyageur souhaita une bonne nuit à tous ceux qui étaient à table, et il monta dans la chambre rouge. L'aubergiste et sa femme, tout tremblants, se mirent en prière.
Cependant l'étranger était arrivé à l'endroit où il devait coucher, et il regarda autour de lui.
C'était une grande chambre couleur de feu, avec de grandes taches luisantes sur le mur, si bien qu'on l'aurait crue peinte avec du sang encore frais. Dans le fond, il y avait un lit carré qu'entouraient de grands rideaux. Le reste était vide, et l'on entendait le vent qui soufflait tristement dans la cheminée et dans les corridors, comme les voix des âmes demandant des prières.
Le voyageur se mit à genoux, parla tout bas à Dieu, puis se coucha sans crainte ; bientôt il s'endormit.
Mais voilà qu'au moment où minuit sonnait à l'église éloignée, il se réveilla et il entendit les rideaux qui glissaient sur leurs gaules de fer et qui s'ouvraient à sa droite.
Le voyageur voulut descendre du lit ; ses pieds heurtèrent quelque chose de froid, et il recula effrayé.
Il y avait là, devant lui, un cercueil avec les quatre cierges aux quatre coins, et, par-dessus, le grand drap noir semé de larmes blanches !
L’étranger s'élança de l'autre côté du lit ; aussitôt le cercueil y passa et lui barra, de nouveau, le passage.
Cinq fois il essaya de sortir, et cinq fois la bière se plaça sous ses pieds, avec les cierges et le drap noir.
Le voyageur comprit que c'était un mort qui avait sa demande à faire, il se mit à genoux dans son lit, et après s'être signé :
- Qui es-tu, mort ? dit-il, parle ! c'est un chrétien qui t'écoute.
Une voix sortit du cercueil, et dit :
- Je suis un voyageur assassiné ici par ceux qui tenaient l'auberge avant l'homme qui y demeure maintenant ; je suis mort en état de péché, et je brûle dans le purgatoire.
- Que veux-tu, âme en peine, pour te soulager ?
- Il me faut six messes dites à l'église de Notre-Dame du Folgoat par un prêtre en étole noire et blanche ; puis, un pèlerinage fait en mon intention par un chrétien à Notre-Dame de Rumengol.
A peine le voyageur avait-il parlé ainsi, que les cierges s'éteignirent ; les rideaux se fermèrent, et tout rentra dans le silence.
L'étranger passa la nuit en prières.
Le lendemain, il raconta tout à l'aubergiste, puis il lui dit :
- Brave homme, je suis M. de Rohan, de famille noble s'il en est en Bretagne. J'irai faire un pèlerinage à Rumengol, et je payerai les six messes. Ne vous inquiétez donc plus, car l'âme sera délivrée.
Un mois après, la chambre rouge avait perdu sa couleur de sang; elle était redevenue blanche et gaie comme les autres, et l'on n'y entendait plus d'autre bruit que celui des hirondelles qui nichaient dans la cheminée ; on n'y voyait plus autre chose que trois lits et un crucifix.
Le voyageur avait tenu sa parole.

(1) Dibenn-eost, c'est un des noms donnés, en Bretagne, à l'automne. Retour


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