Le bassin d'or
(récit du faucheur)
Un vieux faucheur, assis auprès de nous sur le gazon
de la prairie, nous disait un soir, tout en battant le fer de sa
faux :
- 0 vous qui hochez la tête, ou qui avez l'air de rire quand un
ancien raconte devant vous les merveilles du temps passé, allez
donc, en revenant de dire vos prières à Rumengol, allez, par un
beau clair de lune, dans la forêt du Kranou ; allez plus loin
que les ruines de l'Ermitage ; approchez-vous sans bruit des
pierres et des dolmens qui sont là couchés sous les ronces;
écoutez au milieu du silence du soir... Vous ne verrez venir ni
le ramier bleu, ni le dragon aux trois têtes, ni le nain noir
qui gardait le bassin d'or; mais vous verrez passer les ombres
des aventuriers morts dans ces lieux, les ombres des soldats
francs tombés sous les coups de Lez-Breiz et de son page ; vous
entendrez leurs gémissements et leurs soupirs.
Je me hâtai d'ajouter, en voyant le sourire de l'incrédulité
monter aux lèvres de mes jeunes amis :
- Qui oserait douter de vos discours et rire des choses terribles
que vous savez et que vous allez nous conter, n'est-ce pas ?
Rassuré par mon air sérieux, le vieux faucheur prit la parole :
- Il est bon de vous dire qu'autrefois, il y a mille ans et plus,
tous les jeunes paotred
qui avaient du foin dans leurs galoches (1), s'arrêtaient, en
revenant de Rumengol, au village de Quimerch. Ils ne manquaient
pas d'entrer chez Yvon ar pinvidik
(le riche) et, connaissant très bien son avarice, ils lui
offraient poliment du butun mad
(bon tabac) pour avoir le temps de voir sa fille, la bonne et
charmante Bellah, en lui faisant les doux yeux. Yvon fumait
tranquillement une pipée, puis il prenait le joli garçon par la
main et lui disait :
- Kénavézo (au
revoir) l'ami; garde tes yeux bleus et les soupirs de ton coeur :
Bellah est la fiancée du Billig Aour
(du Bassin d'Or), elle est promise à celui qui lui apportera en
dot le beau bassin qui change en or le cuivre et le fer ; il se
trouve au château de Kerivaro (2), dans la forêt du Kranou.
Tiens, voilà le chemin...
A ces mots Yvon plantait là le camarade et refermait promptement
sa porte. Souvent le pauvre innocent allait errer dans la forêt,
s'y égarer et mourir ; d'autres plus finauds partaient pour
consulter les sorciers, chercher un louzou
ou autre chose, mais aucun ne revenait. Bellah soupirait
tristement et commençait à avoir peur de rester fille.
Un soir cependant un jeune paysan, orphelin, sans bien ni rente,
mais d'une figure d'ange et d'une piété de saint, passa devant
la maison de Bellah, se rendant à Rumengol en pèlerinage. La pennhérez
(héritière) pensive, à la petite fenêtre, regardait les
nuages passer et les oiseaux voler dans le ciel. Le petit
voyageur accablé de fatigue s'assit sur la pierre devant la
porte, souhaita le bonsoir à la paysanne et lui demanda des
nouvelles de toute la maisonnée. Yvon était absent. Les jeunes
gens causèrent sans témoins... Que se dirent-ils ? Nous n'en
savons rien ; toujours est-il que Lanik (c'était le nom du petit
pèlerin) s'éloigna joyeux de la maison, en regardant une bague
qu'il n'avait pas avant d'avoir causé avec Bellah. Il se rendit
à Rumengol, fit bien dévotement ses prières, trempa son anneau
dans le bénitier et s'en revint à la nuit close. Il se dirigea
vers la forêt du Kranou, s'étendit sur la fougère et attendit
le petit jour. A son réveil, quel fut son étonnement de voir,
perché sur une branche, à deux pas de lui, un beau ramier bleu
qui roucoulait en le regardant. Lanik admira le bel oiseau
pendant quelques minutes, puis il se leva et prit le premier
sentier qui s'offrit à ses regards ; mais le ramier alla se
placer encore sur un buisson voisin, en battant des ailes avec
tant de force, que le paysan s'arrêta tout surpris. Changeant
alors de direction, le ramier voltigea doucement devant lui et
Lanik le suivit instinctivement. Il s'amusait à tailler avec son
couteau une branche de houx et en faisait une petite croix
blanche. Bientôt il aperçut à travers les arbres les hautes
tourelles et le colombier d'un manoir.
- C'est sans doute Kerivaro, se dit tout bas Lanik, et il fit le
signe de la croix en pensant à Bellah qui devait prier pour lui.
Alors, il ne put voir sans trembler que les murs avaient cent
pieds de haut, et que les portes, brillant au soleil,
paraissaient doublées d'argent et de fer ; de plus, il vit
au-dessus du grand portail un korrigan dû,
(nain noir) qui avait un oeil sur le milieu du front et un oeil
derrière la tête, si bien que quand un oeil dormait l'autre
veillait ; et ce vilain moricaud, tout tordu bossu (tortik),
tenait une longue lance à la main. Mais comme Lanik était à
deux cents pas du château, il continua de marcher sans crainte.
Tout à coup, la lance du nain s'abaissa de son côté et
s'allongea tellement que c'en était fait de notre imprudent,
s'il n'eût tendu en avant son bras armé de la petite croix
blanche. Frappé de surprise et d'effroi, le pauvre enfant
regarda le ramier bleu qui, perché sur un buisson, l'observait
et semblait dire par les battements de ses ailes : voilà un
pauvre génaouek
(nigaud).
Pour lors il se rappela que le recteur, en chaire, avait dit que
la patience et la vertu triomphent de tous les obstacles et des
pièges du démon ; il se mit à genoux pour dire un Pater,
et ensuite il s'assit sur ses sabots pour réfléchir. Le pigeon
bleu commença sous le feuillage ses tendres roucoulements. Lanik
ne trouva rien de mieux que d'imiter son compagnon emplumé et
chanta plusieurs cantiques bretons ; le ramier roucoulait plus
fort ; le petit paysan en souvenir de Bellah, entonna l'air de la
Cornouaille :
Ann hini gouz e va dous,
(La vieille est ma douce)
Ann hini iaouank a zo koant.
(La jeune est jolie)...
Alors le korrigan, qui sans doute aimait la gavotte,
se mit à danser et à se trémousser sur le rempart. Le chanteur
riait tout bas dans son coeur de la danse de ce vilain être -
car c'est fort drôle un nain bossu qui danse sur un mur - mais,
à la troisième gavotte, la lance du monstre lui échappa des
mains et roula sur la terre ; de peur qu'il ne s'en aperçût,
Lanik continua le bal par un jabadao,
si bien qu'épuisé de fatigue, le korrigan tomba sur le mur tout
de son long en soufflant comme un pémoc'h
(porc). Lanik chanta encore quelques airs plus doux, Puis une
complainte bien triste, dont les accents endormirent le bossu qui
poussa bientôt des ronflements effroyables. Le chanteur
s'avança alors vers le manoir ; mais comment ouvrir une porte
aussi solide ?
Le sommeil du nain était tellement agité qu'il avait l'air de
vouloir danser encore ; à force de se tourner et retourner, il
roula sur le mur et tomba au pied du rempart. Le petit paysan vit
avec frayeur s'ouvrir un de ses yeux. Il se dit que le salut de
tant de chrétiens, que ce monstre avait tués, lui commandait
d'agir sans peur, et saisissant la lance du korrigan, il le cloua
contre la terre. Ce ne fut pas sans regret, pour le sûr, car
notre garçon était humain et n'aimait ni à dénicher les nids,
ni à martyriser les bêtes, comme tant de méchants enfants.
Quand le nain fut bien mort, Lanik saisit le trousseau de clefs
qui pendait à sa ceinture, choisit la plus grosse, et ouvrit le
portail : il vit une cour immense, et au milieu un dragon
attaché par une chaîne dont les anneaux s'allongeaient de
manière à lui permettre d'atteindre aux coins les plus reculés
de la cour. Au surplus, le dragon lançait du feu par ses trois
têtes. La place était couverte des ossements d'une foule
d'hommes venus là pour le bassin d'or et dévorés par le dragon
et par le korrigan. Le jeune garçon avait bien pour se défendre
la lance du nain mort, mais, outre qu'elle ne s'allongeait plus
dans ses mains, il n'aurait jamais eu ni la force, ni le courage
de soutenir un pareil combat. Il fit une prière mentale, et se
repentit d'avoir commis un meurtre inutile. Il se prit même à
pleurer et fouilla sa poche pour y prendre son mouchoir : au lieu
de ce pillot, il y
trouva une galette de blé noir qu'il avait oublié de manger la
veille à son souper, tant les affaires l'occupaient déjà.
Comme il n'avait pas encore faim, il cassa en deux morceaux sa
galette et en jeta la moitié au dragon qui la dévora subitement
avec des grognements de satisfaction. Pour un pauvre innocent de
Cornouaillais, ne sachant guère que manger des mûres ou des
guignes, et hâner ses
prières, vous allez voir que Lanik n'était pas trop bête : il
se dit que puisque le dragon avait gloutonne la première moitié
de sa galette avec tant de plaisir, il avalerait la seconde sans
y regarder davantage. Là-dessus il sortit de la cour, arracha du
bout de la lance un fer pointu et tranchant des deux côtés,
enveloppa ce fer dans le morceau de galette, après avoir tracé
par-dessus un signe de croix avec sa bague, et rentra dans la
cour; puis, montrant au dragon alléché le morceau friand qu'il
avait préparé, il se rapprocha un peu, et lui dit :
Dragounik-kez (Cher petit dragon)
Le monstre à trois têtes ouvrit sa gueule du milieu,
de peur de manquer une aussi belle proie, que Lanik y lança
vivement et qui fut engloutie d'un seul trait ; mais au bout de
trois secondes, les yeux de ce lontek
(glouton) s'allumèrent ; des flots d'écume, de feu et de sang
sortirent avec des sifflements affreux de ses trois têtes ; le
paysan effrayé s'enfuit et referma le portail pour ne pas être
témoin de cette hideuse agonie. Le vacarme dura longtemps dans
la cour de Kerivaro, car le monstre avait la vie dure ; le ciel
était couvert d'oiseaux de proie attirés par l'odeur de ce
carnage inusité ; à la fin, les hurlements diminuèrent,
s'affaiblirent et tout rentra dans le silence. Ce ne fut
qu'après trois quarts d'heure au moins que notre faézer
(vainqueur) osa s'aventurer dans la cour ; il fit un long circuit
dans l'enceinte remplie d'une fumée épaisse afin d'éviter le
dragon qui brûlait encore, pareil aux ruines d'un incendie mal
éteint. Il arriva enfin à la porte du manoir, où, après avoir
soulevé un loquet d'or garni de clous du même métal, il entra
dans un vestibule spacieux et magnifique; au milieu, sur un
meuble charmant, d'un bois dont le nom est inconnu, se trouvait
le billig aour (le
bassin d'or) !... Lanik se saisit à la hâte de ce talisman
précieux, et jetant les yeux dans la pièce, voisine, il vit des
choses si belles, des richesses si merveilleuses, qu'il allait y
porter ses pas; lorsque du dehors les roucoulements plaintifs du
ramier parvinrent à ses oreilles ; il s'arrêta sur le seuil,
détourna ses regards éblouis, hésita peut-être une minute, le
pauvre enfant, et s'élança hors du château sans regarder
derrière lui. Revenu dans la forêt, il se jeta à genoux en
pleurant de joie, puis ayant fait une courte prière il releva la
tête, et regarda de tous côtés : ô merveille ! les hautes
murailles de Kerivaro avaient disparu, il n'y avait plus qu'un
tas de cendres fumantes à la place où le dragon avait brûlé.
Pour en finir, car il est temps d'aller se coucher, Lanik
retrouva son pigeon bleu, qui mes amis, vint l'aider à sortir de
la forêt. Alors le ramier se changea, dit-on, en une belle dame,
en une sainte. Elle lui apprit qu'elle était venue du paradis
pour le protéger, parce qu'il était pieux et pour chasser le
démon qui régnait à Kerivaro, depuis le crime d'un ancien
seigneur ; finalement la dame disparut dans un nuage bleu.
L'heureux paysan rapporta le bassin d'or au vieil Yvon, et ne
tarda pas à épouser sa fille. Il y eut même de fort belles
noces qui durèrent trois jours, et auxquelles assista celui qui
a composé cette histoire : Il y eut des sonneurs, du lard, du
cidre et de tout... Mais, hélas ! Yvon eut beau jeter chaque
jour des pièces de toutes sortes dans le bassin, jamais elles ne
changèrent de nature, tellement que, trompé dans ses calculs
d'avarice, il mourut de dépit et de chagrin.
Cependant, le bassin d'or n'en fut pas moins le prix de la
piété de Lanik, et le bonheur qu'il lui procura, en lui faisant
épouser Bellah, valait à ses yeux mille fois plus que des
métaux précieux.
- Sans doute, ajouta quelqu'un, mais je crois que quelques
pièces d'or n'auraient pas fait de mal au ménage de Bellah.
- Pardonnez-moi, reprit le faucheur; il resta au bon Lanik un
bassin toujours plein d'or : c'était son coeur, rempli de vertu
et d'amour du travail ; exemple précieux que, mieux que la
fortune, les pères doivent léguer à leurs enfants.
(1) Expression qui désigne les paysans aisés. Retour
(2) Ker-ivaro, village de la mort. Retour
Lorsqu'une partie du Morbihan se souleva pendant les
Cent Jours, on sait qu'un combat s'engagea près d'Auray entre
les insurgés et les Bleus. Ce ne fut qu'un échantillon de
guerre civile, un «fac-similé» de 1793 ; et cependant,
l'affaire eut assez de gravité pour laisser un nombre d'homme
cuver leur sang dans les douves des chemins creux. Ce fut là
qu'on trouva presque tous les cadavres, et, comme le remarqua
avec une farouche naïveté le maire chargé de déblayer le
champ de bataille, « cela avait l'air des suites d'un pardon, et
de braves gens qui s'étaient endormis dans le vin».
Malheureusement, peu de ces dormeurs se réveillèrent.
Le lendemain du combat, de bon matin, une femme se rendait aux
champs, la faucille sur le bras. Tout en marchant le long du
chemin qu'elle suivait, elle regardait curieusement de tous
côtés. Autour d'elle, les arbres étaient troués de balles,
les buissons brisés et la terre piétinée. De loin en loin, on
voyait la route semée de boutons, de cheveux, de brins de laine
tordus arrachés à des épaulettes, de papier à cartouches, de
lambeaux de chapeaux bretons percés par le plomb ou la
baïonnette et de flaques de sang à demi figé. Tout indiquait
qu'un engagement vif et récent avait eu lieu dans cet endroit.
Quant aux cadavres, ils avaient disparu. Les paysans étaient
venus, pendant la nuit, leur donner la sépulture ; et les femmes
avaient parcouru le champ de bataille, le bissac sur l'épaule,
dépouillant tour à tour les morts ennemis, et disant une
prière pour les leurs. On parlait même de riches butins faits
ainsi par quelques-unes, et l'on aurait pu croire que la jeune
paysanne y songeait, à voir sa préoccupation et l'espèce
d'attention avec laquelle son oeil scrutait les halliers des deux
côtés du chemin.
Elle était enfin arrivée à un endroit plus large, presque
entièrement occupé par un marécage touffu, et elle commençait
à presser le pas, comme si elle eût renoncé à toute
espérance, lorsqu'elle vit les roseaux du marais s'agiter ; un
cliquetis de fer retentit, la pointe d'une baïonnette apparut,
puis une figure sanglante se souleva avec effort.
La Bretonne s'arrêta court. Elle ne jeta pas le moindre cri,
mais elle serra plus fortement le manche de sa faucille.
Cependant, des gestes et quelques mots prononcés en breton du
pays l'engagèrent à s'approcher. Elle fit deux ou trois pas
dans les herbages.
Le blessé était parvenu à se mettre à genoux, en s'appuyant
sur son fusil ; et la paysanne vit à sa veste bleue garnie de
boutons pressés que c'était un marin. Elle sarrêta de
nouveau, indécise ; mais il lui cria d'approcher en lui disant
qu'il ne voulait point lui faire de mal; qu'il pouvait d'ailleurs
à peine remuer, ayant eu la jambe fracassée d'une balle.
La paysanne, enhardie, avança de quelques pas.
« Que voulez-vous ? demanda-t-elle brièvement.
- Y a-t-il des Bleus ici-près?
- Les Bleus sont partis.
- Partis !... Et depuis quand ?
- Depuis hier.
- Ce n'est pas possible ! s'écria le marin, est-ce que nous n
'avons pas été les plus forts ? »
La paysanne ne répondit rien. Elle resta droite et impassible
comme si elle n'eût pas entendu. Elle mentait pourtant, car les
bleus étaient à Auray.
Le marin recommença ses questions: elle y répondit de manière
à lui persuader qu'il était abandonné et sans espoir de
secours. Blessé la veille, lorsqu'il tiraillait contre les
Chouans, vers la fin du jour, le malheureux avait passé la nuit
dans les roseaux du marais sans pouvoir faire un mouvement, et
torturé par d'atroces souffrances. Il avait espéré que le jour
lui permettrait de faire connaître sa situation à ses
compagnons; mais la nouvelle de leur départ le jeta dans le
désespoir. La force lui manquait pour quitter le lieu où il se
trouvait et, lors même qu'il l'eût trouvée, il craignait en se
montrant d'être assassiné par les Chouans. Il lui sembla donc
qu'il n'avait plus d'espoir que dans la jeune paysanne qu'il
venait de rencontrer. Lui-même était du pays. Son père et ses
frères, pêcheurs à Locmariaquer, pouvaient le sauver en le
venant chercher. Il conjura la jeune fille de les aller trouver ;
il employa les supplications les plus pressantes, les pleurs, les
menaces même ; mais celle-ci resta insensible à tout. Ses
regards ardents roulaient autour d'elle, puis se fixaient sur le
marin qui était à ses pieds. Elle s'approcha enfin vivement de
lui, et d'une voix brève et hardie :
« Si tu veux que j'aille à Locmariaquer, dit-elle, donne-moi ta
montre. »
Et, en parlant ainsi, elle voulut saisir le cordon qui retenait
celle-ci ; mais le blessé se jeta en arrière et fit un effort
pour la repousser.
« Après, après, dit-il,... quand tu reviendras. Je te donnerai
ma montre et de l'argent avec...
- En as-tu ? demanda la paysanne.
- J'en ai.
- Où est-il ?
- Là.
- Montre-le moi ?
- Me promets-tu de me sauver après ?
- Montre-moi l'argent.
- Tu vas le voir. »
Le confiant marin se pencha sur son havresac qu'il avait
détaché, et qui était auprès de lui ; ses deux mains
commencèrent à en déboucler avec peine les courroies.
Au même instant, la Bretonne fit un pas en arrière pour prendre
de l'espace et lui déchargea sur la tête un coup de faucille
qui lui ouvrit le crâne. Il ne poussa qu'un soupir; ses deux
bras se raidirent et il tomba la face sur le havresac.
Alors la jeune fille prit la montre, l'argent, les vêtements;
elle lava tranquillement dans la mare ses pieds qui étaient
pleins de sang, puis alla aux champs couper son faix d'herbe, et
revint à la maison. En arrivant elle jeta sur son coffre tout ce
qu'elle avait pris au marin, en disant :
« J'ai trouvé le corps d'un Bleu ; voilà ce qu'il avait. »
On s'extasia sur son bonheur ; et les choses en restèrent là.
Mais, le soir même, le cadavre fut reconnu par la famille.
Bientôt plusieurs circonstances trahirent la jeune fille, et
tout fut découvert. Le marin tué était un de ces jeunes gens
que le recrutement habille d'une opinion, en même temps que d'un
uniforme, et auxquels on coud réglementairement la cocarde du
parti qui gouverne. Enrôlé forcément pour le port de Brest, il
en était parti avec ses compagnons et était venu combattre à
Auray, sans qu'il lui eût été possible de faire autrement.
Cette position, comprise par les paysans, parce-que c'était
celle de plusieurs de leurs enfants, fit plaindre la mort du
marin, et rendit odieuse celle qui l'avait assassiné. Il y avait
d'ailleurs, dans les circonstances du meurtre, une basse
scélératesse qui répugnait à tous. On n'avait pas tué cet
homme pour le tuer, mais pour le voler, et c'était là ce qui
faisait horreur à la foule, car, dans de pareils cas, l'argent
tache plus que le sang. Aussi y eut-il un cri général de
colère contre la paysanne; et, comme il arrive dans ces
réactions généreuses où l'esprit de parti cède un instant à
la voix de l'équité, l'indignation fut excessive et sans frein.
A défaut de la justice des tribunaux, la justice populaire se
chargea de la punition du crime. La jeune fille fut rejetée de
la société des chrétiens, on s'écarta d'elle comme si la
lèpre l'eût atteinte. Nul paysan ne voulut lui louer une
cabane, et elle n'eût bientôt d'autre abri que le porche de
l'église. Partout où elle passait, on voyait chacun se jeter de
côté. A la fontaine, lorsqu'elle arrivait, les femmes tiraient
leurs cruches en disant :
« Place à la tueuse. »
C'était le nom qu'on lui avait donné. Pour mettre le sceau à
la réprobation publique, on fit une chanson dans laquelle la
mort du jeune marin était racontée avec tous ses affreux
détails. Alors, partout où la jeune fille parut, elle entendit
répéter le chant vengeur. Son supplice ne fut pas un supplice
ordinaire, ayant son terme et son lieu ; il passa dans le domaine
public, il entra dans les moeurs. Elle marcha semblable à Caïn
avec la marque fatale au front, au milieu d'hommes qui, comme
autant de piloris vivants, lui racontaient son crime et la
maudissaient. En vain voulut-elle fuir sa paroisse ; partout où
pouvait parvenir la voix du pâtre, le refrain terrible
retentissait.
Un jour (c'est elle-même qui l'a rapporté), elle rencontra dans
un champ, loin d'Auray, un petit garçon de cinq à six ans qui
jouait avec des marguerites. Elle s'approcha et s'assit à ses
côtés. Pour elle, malheureuse, abandonnée, qui depuis un an
n'avait touché la main de personne, c'était une grande joie que
de caresser cet enfant. Elle le prit sur ses genoux et se mit à
le cajoler, à la manière des mères, en lui chantant des
complaintes. Quand elle eut fini :
« Je sais plus belle chanson que toi, dit l'enfant écoute,
c'est mon père qui me l'a apprises. »
Et il se mit à chanter :
« Soyez tous attentifs, chrétiens, voici le récit du crime :
Marie Marker a tué un Bleu d'un coup de faucille, un Bleu qui
lui demandait miséricorde dans la langue de sa paroisse, et qui
était un pauvre conscrit du pays. »
La malheureuse laissa rouler le petit garçon à terre en jetant
un cri, et s'enfuit à toutes jambes.
C'était trop de honte et de douleur ; la « tueuse» y succomba
et perdit la raison.
Quand je la vis, il y avait déjà plusieurs années qu'elle
était folle ; je fus frappé de son aspect. C'était encore une
large et forte fille d'environ 24 ans, carrément taillée à
l'ébauchoir. Son corps, où des muscles et des veines
disparaissaient, enfouis dans des chairs tannées, semblait
formé de deux pièces lourdement articulées. Elle rappelait,
pour l'ensemble, ces vierges de pierre que l'on voit debout dans
les niches de nos fontaines consacrées, oeuvres brutes dans
lesquelles l'art n'a fait tomber que la moitié du voile de
granit qui cachait la statue et qui laisse douter s'il y a
là-dessous quelqu'un ou si ce n'est qu'une pierre. Cependant, vu
de près, le visage de la tueuse avait une expression
singulièrement farouche. C'était une face anguleuse, pleine de
lignes qui heurtaient l'oeil et lui faisaient mal ; tandis qu'au
fond de son regard atone flottait je ne sais quelle férocité
rusée. Tout en elle portait le cachet d'une race celtique
abâtardie, chez laquelle les qualités primitives ont
dégénéré en vices correspondants, et qui tient à la fois du
Cafre et du Sioux. Elle répondait rarement aux questions qu'on
lui adressait ; mais qu'un seul mot de la chanson terrible
arrivât jusqu'à son oreille, et, comme frappé d'une commotion
galvanique, ce corps de pierre se levait, cette grossière statue
devenait chair et souffrance ! Elle jetait des cris, se tordait
les bras, tournait sur elle-même, puis, tout à coup, comme
prise de vertige, elle s'enfuyait, répétant les couplets
accusateurs ; et à mesure que sa voix s'élevait, la chanson
semblait la prendre plus fortement en sa possession : on eût dit
que le remords s'incarnait en elle, qu'il se formait dans son
être deux êtres, dont l'un avait mission de torturer l'autre,
et que sa conscience furieuse donnait la chasse à son âme. Tous
ses traits, tous ses gestes exprimaient ce double rôle de
vengeresse et de victime. Elle pleurait et rugissait, demandait
grâce, et lançait des malédictions. C'était un spectacle tel
qu'on n'en peut voir sans fermer les yeux : la lutte du bourreau
et du condamné sur le bord de l'échafaud.
Les avènements et les avisions
Une des croyances les plus répandues est celle des
signes avant-coureurs de la mort. Ce signe s'appelle un
avènement ou une avision. J'ai souvent entendu dire à des
femmes de la campagne: «Je savais bien que mon parent mourrait;
j'avais ouï son avènement. »
Ce sont surtout les femmes, plus nerveuses, et par conséquent
plus disposées à la crédulité que les hommes, qui ont
connaissance de ces signes fatidiques.
Souvent l'avènement est annoncé par le bruit d'un paquet qui
tombe sans cause appréciable, par des soupirs poussés par une
bouche invisible dans une pièce où l'on est seul, ou par
l'apparition, pendant le sommeil, de la personne qui doit mourir.
Une femme m'a assuré qu'un jour à la messe une goutte de sang
était tombée sur son paroissien ; peu après elle apprit la
mort d'un de ses parents.
***
A Dinan, on prétend que les sonnettes tintent toutes
seules pour annoncer le décès d'un parent mort au loin.
Parfois l'avision est un avertissement donné aux parents d'un
fait qui se passe à distance. C'est ce qu'en pays breton on
appelle un intersigne. Si quelqu'un meurt loin des siens, ses
parents entendent des coups frappés, le bruit de gens qui se
promènent dans les greniers ; des mains les étreignent ou
tirent leurs couvertures ; des chandelles se promènent dans les
cours ; on voit des mains qui n'ont point de corps ou des gouttes
de sang qui coulent glou à glou des greniers.
Voici quelques formes d'avènements.
Une femme de Dinan, dont le fils était marin, était, une nuit,
bien éveillée, à ce qu'il lui semblait ; elle vit au pied de
son lit son fils blessé et baigné dans son sang. Elle apprit
ensuite que son enfant avait été assassiné la nuit même où
son image lui était apparue.
Une autre vit son frère qui se débattait dans les flots. Elle
sut, plus tard, qu'il avait été jeté à la mer.
***
Avant la mort de la femme P. D..., d'Ercé, on vit
pendant plusieurs nuits une chandelle qui se promenait sur la
route.
Une femme vit un soir dans son aire un cierge qui s alluma et
s'éteignit par trois fois. Le lendemain, en soignant sa vache,
elle entendit pleurer. Quelques jours après, elle apprit que sa
marraine était morte.
***
Un jour des enfants qui se promenaient virent un homme étendu qui semblait mort, et dont les yeux ouverts paraissaient regarder un enfant. Celui-ci dit : «C'est mon père, » et il s'évanouit. Quand les autres regardèrent le buisson, tout avait disparu. On eut peu après la nouvelle de la mort d'un marin - le père de l'enfant - qui s'était noyé en tombant ce jour-là même du haut d'un mât.
***
Un soir, un homme voit un ancien vicaire de sa paroisse qui se promenait en lisant attentivement son bréviaire. Il va au presbytère et annonce la visite prochaine du prêtre. On l'attendit en vain ; mais quelque temps après, on apprit que ce jour-là il était mort.
***
Il y a des choses dans ce monde plus étonnantes qu'on
ne croit.
Un jour un homme de la Ruée était à dire ses prières. Il vit
un enterrement qui passait à quelque distance de lui ; un homme
portait la croix, puis venaient la châsse, les prêtres, et des
hommes et des femmes, et il y avait même parmi eux des
gendarmes.
Huit jours après, un homme qui était né à la Ruée mourut, et
son enterrement eut lieu comme celui que l'homme avait vu ; les
gendarmes s'y trouvaient.
C'étaient deux soldats de la brigade de Collinée.
***
Un matin, de bonne heure, un fermier qui tirait de l'eau à son puits vit arriver dans l'aire un harnois (charrette attelée) qui ne faisait point de bruit, puis quatre hommes sortirent de la maison dont pourtant il avait fermé la porte, portant une châsse qu'ils chargèrent sur la voiture. Il fit part de ce qu'il avait vu a ses voisins, qui lui dirent que c'était l'avènement d'un homme qui était né dans sa maison et qui mourait au loin.