La maison des conteurs.
La maison de Tréguier où ils se rencontraient, le
samedi soir, n'avait plus de date, ainsi que la plupart des
légendes et des récits rapportés en commun à ce rendez-vous.
On la savait du XVè ou du XVIè siècle, à cinquante ans près,
cette massive construction en bois, dont les deux étages
s'avançaient vers le coin d'une place, en auvent l'un sur
l'autre. Et elle était à double toit, d'après une coutume de
ces pays souvent troublés par la guerre ; l'on disait même que
le secret espace de là-haut, entre les deux couvertures, servit
de sûr asile, pendant la Révolution, à plus d'un prêtre
insermenté. Dans les profondeurs de l'habitation, au-dessus du
cellier, vivaient encore les deux vieilles filles d'un chouan
fameux, dont l'existence retirée était toujours restée un
mystère.
Les conteurs qui venaient là-dedans ne se retrouvaient de
compagnie qu'une fois la semaine, parce que le travail retenait
à la campagne quelques-uns, les couvreurs entre autres, tous
exerçant, du reste, une profession. Et même nul n'était admis
en ce cercle restreint, s'il ne pratiquait un «métier noble» :
c'étaient ainsi des ouvriers sans enrôlement, libres du travail
de leurs mains, mais ne tenant personne à leur propre solde.
S'ils se montraient un peu vains d'une telle indépendance,
celle-ci ne valut, par contre, à aucun d'eux la fortune; ils se
contentaient de passer - peut-être - pour une aristocratie
d'artisans ; et ils l'étaient, du reste, par le sens de
l'imagination.
Tandis que les enfants ramassent au fond de l'établi les outils
jetés là par leur père, avec le traditionnel mot de la fin :
«Amen ! pour cette
huitaine encore...,» les amis arrivent l'un après l'autre, le
menuisier Paranthoën, Herry le chapelier, Prigent, Le Goasdoué,
Hamon; sept ou huit, d'habitude. Et l'on s'assoit autour de la
pierre du foyer, les femmes et les petits garçons entassés vers
la crémaillère, au-dessous de la chandelle de résine,
immobiles et déjà béants, avant qu'ouvre la bouche celui dont
c'est le tour de parole.
Dès la formule de début : « Une fois, il y avait, une fois, il
y aura... », chacun assure son siège et l'on serre les rangs.
Puis le conteur: «Une fois, il y avait... Pour laisser le rôle
à tous les contes, coupons celui-ci par la moitié, et il sera
encore assez long. » Dans les veillées maritimes, le prélude
est un dialogue, en paroles convenues et comme sacramentelles,
entre le narrateur et l'auditoire ; ici, l'invitation reste sans
réplique, il est indépendant de la fable suivante et il n'a
pour but sans doute que de fixer l'attention. Avant une
exécution musicale, on accorde les instruments.
Deux ou trois heures durant, l'assistance était sous le charme
du récit, de cette voix lente, douce et monotone, comme le
cri-cri obstiné de quelque grillon réfugié sous les lits. Une
fois ou deux, le conteur s'interrompait, peut-être pour ne pas
sembler lui-même gagné par l'émotion commune, vers le moment
le plus intéressant, ainsi que l'ont appris, de lui et de ses
confrères, nos romanciers-feuilletonnistes ; on retirait alors
les châtaignes qui cuisaient sous la cendre ; les femmes, pour
cacher leurs impressions, se mouchaient, comme à l'église
pendant le prône ou le sermon. Ensuite, l'histoire achevait de
se dérouler devant l'attention générale. Si habile pourtant
que soit le «prêcheur», à la veillée
comme dans la chaire, on ne songerait pas à lui faire un
compliment ; il estime son succès personnel sur une assemblée,
d'après le soupir d'allègement qui sort de ces poitrines
longtemps haletantes.
Et l'on se séparait, avant la mi-nuit ; car à cette heure-là
on ne chemine plus, si ce n'est la nuit de Noël, par les routes
de Bretagne ; on dort en son lit-clos, à cette heure-là, afin
que les âmes en pénitence vaquent en liberté par la maison, ou
se trouvent seules autour des croix de carrefour.
Il est à remarquer que le conteur commence toujours de la sorte
: «Il y avait». Lui ne parle qu'au passé ; le prodige qu'il
excelle à remettre sous les yeux, il ne le sait que pour l'avoir
entendu lui-même; il ne raconte qu'un ouï-dire.
Quelquefois il tient d'un témoin son aventure; mais ce
témoignage reste sans contrôle, ayant coûté la mémoire ou la
raison à l'indiscret qui a violé comme un profanateur le secret
des âmes. C'est ainsi que la chose arriva, dans cette
occurrence, d'après Hamon.
- Un lundi matin, de bon matin, Yves-Marie Tiec s'en allait à sa
semaine. C'était au loin son travail, à Kermaria, près de
Guingamp, et il coupait au plus court, derrière le cimetière
paroissial. Comme il s'était mis en route bien avant le chant du
coq, il ne fut pas sans entrevoir les revenants. Non qu'il y eût
pensé d'avance, non certes, sans cela... : car les fantômes ne
viennent pas, si on les attend. Donc, lorsqu'il passait au coin
du champ d'avoine, il vit, entre les tertres des suicidés et des
morts sans confession, quelqu'un assis, la tête dans les mains,
mais qui se leva soudain et marcha devant Tiec, sans un mot ni un
signe. Sûrement, c'était le père Filouz, un vieux grippe-sous,
devenu riche on ne savait d'où et défunt de quelques jours
seulement: même démarche, même dos voûté, même chapeau à
larges bords. Tiec était le plus honnête homme de la paroisse,
comme le meilleur tisserand de la contrée ; aussi n'eut-il
crainte aucune; et même il prononça: «Vieux grand-père
Filouz, vous savez que je n'ai jamais fait de mal à personne, ni
à vous, votre vie durant; le jour d'aujourd'hui, si vous avez
besoin de quelque secours, vous pouvez donc parler à Tiec en
toute hardiesse. » A l'instant, le bonhomme disparut; et Tiec de
continuer sa route, rebroussant la traverse qui va du cimetière
à Notre-Dame-de-Pitié. Au moment d'aboutir au grand chemin de
Pontrieux, voilà qu'il eut la a même vision, le fantôme noir
devant lui ; Yves-Marie n'avait pas peur, vraiment, et il dit
encore : «Au nom du Seigneur-Dieu ! grand-père Filouz, si une
prière fait du bien à votre âme, ne m'adressez qu'une seule
parole... » Aussitôt le tisserand ne vit plus personne. Quand
il fut sur la grand'route, pour se tourner vers Guingamp, eut
lieu la troisième apparition. Alors, sur la gauche, se tenait le
revenant, qui fit un signal de la main ; et Tiec, bien qu'un
frisson tout de même lui passât dans le dos, suivit néanmoins,
parce qu'on ne refuse pas une âme en peine. Au carrefour de
Penn-ar-C'hoat, derrière la croix du calvaire, le spectre rentra
sous la terre lentement. Et l'honnête homme de tisserand, à
genoux, récita un De profundis,
là même où il y avait un puits comblé ; en même temps, il
entendit quelqu'un qui descendait des marches en pierre, sous le
sol, d'un pas lourd, et qui déposa tout au fond des sacs
d'argent. Aussitôt le coq chanta; et Tiec aperçut, là-haut,
dans le ciel, une étoile qui filait, le signe qu'une âme venait
d'être délivrée du purgatoire. Quant au noir fantôme, on ne
l'a pas revu depuis par la traverse de Pitié. Mais le pauvre
Tiec est revenu souvent l'esprit un peu dérangé, s'asseoir sur
les marches de la croix de calvaire.
De telles évocations, planant toute une soirée sur un silence
crédule, comment n'auraient-elles pas ensuite hanté le sommeil?
Un cauchemar, dans le trouble des rêves, ramenait les revenants
et les spectres, les lutins malfaisants, les fées tenant en
servitude des princes ou des amants malheureux, les ogres avides
de chair chrétienne. Mais on aimait ces fictions, parce qu'à
les écouter on en partageait les périls ou les bonheurs ; on
caressait le doux mal, jusqu'à l'exaspérer; jamais le fruit
défendu ne fut cueilli avec cette âpre volupté intérieure,
que goûtaient en leurs songeries d'hiver ces bons et simples
idéalistes.
Dans ce petit groupe de vrais traditionnistes, la
première place fût revenue de droit à Le Vacon ; il avait, des
maitres-conteurs, la mémoire fidèle, la variété des récits,
le pittoresque du langage. La tête pleine de contes aussi
anciens que le pays, et quelques-uns avaient l'air de remonter
jusqu'au Paradis terrestre, il savait aussi des gwerz
et des sonn qui
provenaient de toute la région ; mais il ne chantait qu'à
l'auberge ; devant l'âtre il racontait.
Jean Le Vacon avait fait un congé dans la marine; cela se notait
à ses façons comme à son ample paletot en coupe de vareuse, à
son parler farci de termes mariniers, surtout au choix de ses
récits. C'est une prédilection ostensible qu'il marquait aux
histoires de bord, aux pénibles excursions en mer et aux voyages
lointains.
Pour les auditeurs, ils n'affirmaient pas leurs préférences,
qui étaient généralement, déférence ou curiosité, celles
que les circonstances leur imposaient. Peut-être étaient-ils
plus attirés vers les merveilleuses aventures; mais ils se
montraient plus recueillis pendant une migration de revenants:
aussi bien, le narrateur débitait ces légendes de pénitence
comme un acte de foi, ponctuellement, ainsi qu'une leçon apprise
par coeur, un peu à la manière d'une psalmodie, la voix
baissant d'un ton vers la fin, l'action ralentie à mesure que
l'issue approchait.
Avec les autres conteurs, les superstitions et les enchantements
de cette mythologie fataliste des Bretons, d'ordinaire,
occupaient la veillée. Mais l'ex-matelot, lui, comme il
«envoyait son esprit par l'Océan» ! Et l'on aurait cru que la
prison des âmes se fût ouverte subitement. On sentait alors que
le ciel était moins gris, l'air plus large et le vent plus
léger; de confiance on voguait vers les pays inconnus avec ce
pilote, et lui-même devenait sur son élément plus alerte de la
parole, s'aidant des gestes jadis les plus familiers. Et, chemin
faisant, c'étaient des contrées étrangement variées, entre
des mers sans doute incréées, dans un monde éternellement
enveloppé d'une lumière sans nom chez les hommes et sans cesse
confinant au surnaturel... Les beaux palais aériens qu'on
escalade par une échelle invisible ! et ces régions
sous-marines où les naufragés descendent par les tours des
églises submergées, comme à Ker-Is, sans qu'ils retrouvent
ensuite où ils ont abordé ! les secours inespérés ! les
bienfaisants poissons qui parlent ! les fortunes qu'on rapporte
au retour !... Les plus fameux romans de cape et d'épée sont
l'enfance de l'art à côté de cette primitive littérature. Et
les classiques Argonautes n'étaient que des novices auprès de
ces pêcheurs de Bretagne. Et la Toison d'Or, qu'était-ce au
prix de ces rivières où coulent des perles, de ces châteaux de
diamant, de ces jardins mystérieux avec des arbres chargés de
pommes dont les pépins sont des rubis !...
On pense bien qu'en de pareils sujets un conteur un peu doué ne
s'en tienne pas à la version apprise pendant d'autres veillées
: le thème prête tant lui-même aux variations. Le Vacon avait,
du reste, l'imagination exercée, prompte à forger une histoire
sur un événement et une fantaisie à propos d'un rien, comme
c'est aussi le fait des bardes et des chanteurs populaires. S'il
était resté marin par ses allures, il était couvreur de son
métier. Sur le toit qu'il tresse, sans autre communication avec
la terre qu'une échelle, «son échelle de Jacob », là-haut
où l'air vif inonde ses pleins poumons, aux quatre vents du
ciel, sous la nuée qui bleuit au soleil ou qui amoncelle les
noires menaces, quel est le couvreur qui ne songe ou ne chante au
toc-toc du marteau sur
la charpente ?
Dans les soirées hebdomadaires où Le Vacon « tenait le
rôle», les plus malins ne manquaient pas de sourire, lorsqu'il
débitait, au lieu d'il y avait une fois,
cette autre formule initiale : « Qui a bonne oreille, la prête
à ce tour-ci ; car je ne réciterai pas deux fois la messe. »
Et cette précaution prise, pour rien au monde lui n'aurait
raconté une seconde fois la même aventure. La raison en était
qu'il inventait, «à ce tour-là», d'un bout à l'autre. Il
n'était pas certain, en effet, de retrouver le même récit,
sans fautes, à une veillée suivante ; et pour tout au monde,
non, il ne se serait pas exposé à être interrompu par un
auditeur dont la mémoire eût été plus fidèle: aux autres
donc de retenir. Aussi l'on se frottait déjà les mains, afin de
mieux écouter; on était sûr d'avance que ce serait «à ce
tour-là» plus «joli» que jamais.
D'autres fois, c'étaient des divagations étourdissantes; un
conte satirique au sujet d'une coutume surannée, ou sur un
personnage grotesque; quelque scène de la nature, pleine de
chants d'oiseaux et d'onomatopées; une nichée de roitelets
sauvée d'un épervier... Par exemple, ces histoires brodées par
Le Vacon n'étaient pas ourdies de médisances; de la fine
malice, jamais une ironie mordante; des allusions à des gens
connus, - comme dirait un tel,-
mais pas de personnalités injurieuses; et des circonlocutions
pour accentuer un détail piquant, comme pour éviter certaines
improbités de langage...
Tel fut cet aimable conteur de Basse-Bretagne.
Comme les enfants dorment doucement dans les lits clos
! Le chien jaune ronfle sur la grande pierre de l'âtre, les
vaches ruminent derrière leur claie de genêts ; la lueur
mourante du foyer tremblote le long du vieux fauteuil du
grand-père.
C'est maintenant, chères gens, qu'il faut se signer et répéter
tout bas une prière pour les pauvres âmes de ceux qu on a
aimés. Voici que minuit sonne à l'église de Saint-Michel en
grève, minuit de la Pentecôte bénie.
C'est l'heure où les vrais chrétiens reposent leurs têtes sur
l'oreiller de balle (2), contents de ce que le bon Dieu leur a
donné, et s'endorment au cher bruit de la respiration des petits
enfants qui sommeillent.
Mais Périk Skoarn, lui, n'a pas de petits enfants ; c'est un
jeune homme hardi et seul dans la vie. Il a vu les nobles des
environs venir à la messe de la paroisse, et il est envieux de
leurs chevaux à brides plaquées d'argent, de leurs manteaux de
velours et de leurs bas de soie à coins bariolés.
Il voudrait être riche comme eux, afin d'avoir à l'église un
banc garni de cuir rouge et de pouvoir conduire aux Pardons
les belles pennérèz
assises sur la croupe de son cheval et un bras appuyé sur son
épaule.
Voilà pourquoi Périk se promène sur la Lew-Dréz, aux pieds de
la dune de Saint-Efflam, tandis que les chrétiens reposent dans
leurs maisons, protégés par la Vierge. Périk est un homme
amoureux de grandeurs et de belles filles; les désirs sont aussi
nombreux dans son coeur que les nids d'hirondelles de mer sur les
grands récifs.
Les vagues soupirent tristement à l'horizon noir, les cancres
rongent à petit bruit les cadavres des noyés ; le vent qui
souffle dans les roches du Roch-Ellas imite le sifflet des collecteurs
(3) de la Lew-Dréz ; mais Skoarn se
promène toujours.
Il regarde la montagne et repasse dans sa mémoire ce que lui a
dit le vieux mendiant de la croix d'Yar. Le vieux mendiant sait
ce qui est arrivé dans la contrée, alors que nos plus vieux
chênes étaient encore des glands, et nos plus vieilles
corneilles des oeufs non encore couvés.
Or, le vieux mendiant d'Yar lui a dit que là où se trouve
maintenant la dune de Saint-Efflam s'étendait autrefois une
ville puissante ; les flottes de cette ville couvraient la mer,
et elle était gouvernée par un roi ayant pour sceptre une
baguette de noisetier avec laquelle il changeait toute chose
selon son désir.
Mais la ville et le roi furent damnés pour leurs crimes, si bien
qu'un jour, par l'ordre de Dieu, les grèves s'élevèrent comme
les flots d'une eau bouillonnante et engloutirent la cité.
Seulement, chaque année, la nuit de la Pentecôte, au premier
coup de minuit, un passage s'ouvre dans la montagne et permet
d'arriver jusqu'au palais du roi.
Dans la dernière salle de ce palais se trouve suspendue la
baguette de noisetier qui donne tout pouvoir ; mais, pour arriver
jusqu'à elle, il faut se hâter, car, aussitôt que le dernier
son de minuit s'est éteint, le passage se referme et ne doit se
rouvrir qu'à la Pentecôte suivante.
Skoarn a retenu ce récit du vieux mendiant d'Yar, tard sur le
sable et voilà pourquoi il se promène si tard sur le sable de
la Lew-Dréz.
Enfin, un tintement aigu retentit au clocher de Saint-Michel,
Skoarn tressaille !... Il regarde, à la clarté des étoiles, le
rocher de granit qui forme la tetête de la montagne, et le voit
sentr'ouvrir lentement comme la gueule d'un dragon qui s'éveille.
Il assure alors à son poignet le cordon de cuir qui tient son penn-baz
et se précipite dans le passage, d'abord obscur, puis éclairé
par une lumière semblable à celles qui brillent, la nuit, dans
les cimetières. Il arrive ainsi à un palais immense, dont les
pierres sont sculptées comme celles de l'église du Folgoat ou
de Quimper-sur-l'Odet.
La première salle où il entre est pleine de bahuts où l'on
voit entassé autant d'argent qu'il y a de grains de blé dans
les huches après la moisson mais Périk Skoarn veut plus que de
l'argent, et passe outre. - Dans ce moment sonne le sixième coup
de minuit.
Il trouve une seconde salle entourée de coffres qui regorgent de
plus d'or que les râteliers ne regorgent d'herbes en fleur au
mois de juin ; Périk Skoarn aime l'or, mais il veut encore
davantage, et il va plus loin. - Le septième coup vient de
sonner.
La troisième salle où il entre est garnie de corbeilles où les
perles ruissellent comme le lait dans les terrines de terre de
Cornouailles, aux premier jours du printemps. Skoarn eût bien
voulu en emporter pour les jolies filles de Plestin ; mais il
continue sa route en entendant sonner le huitième coup.
La quatrième salle était toute éclairée par des coffrets
remplis de diamants, jetant plus de flamme que les bûchers
d'ajonc sur les coteaux du Douron, le soir de la Saint-Jean.
Skoarn est ébloui ; il s'arrête un instant, puis court vers la
dernière salle, en entendant sonner le neuvième coup.
Mais là, il demeure subitement saisi d'admiration ! Devant la
baguette de noisetier que l'on voit suspendue au fond, sont
rangées cent jeunes filles belles à perdre les âmes des saints
; chacune d'elles tient d'un main une couronne de chêne et, de
l'autre, une coupe de vin de feu.
Skoarn, qui a résisté à l'argent, à l'or, aux perles et aux
diamants, ne peut résister à la vue de ces belles créatures
aimées du péché.
Le dixième coup sonne, et il ne l'entend pas; le onzième
retentit, et il demeure immobile; enfin le douzième se fait
entendre aussi lugubre que le coup de canon d'un navire en
perdition parmi les brisants !...
Périk, épouvanté, veut retourner en arrière ; mais il n'est
plus temps. Toutes les portes se sont refermées ; les cent
belles jeunes filles ont fait place à cent statues de granit, et
tout rentre dans la nuit.
Voilà comment les pères ont raconté l'histoire de Skoarn. Vous
savez maintenant ce qui arriva à un jeune homme pour avoir
ouvert trop facilement son coeur aux séductions. Que la jeunesse
prenne son enseignement: il est bon de marcher les yeux baissés
vers la terre, de peur de désirer les étoiles qui sont à Dieu
et à ses anges.
(1) Nom celtique de la grève de Saint-Michel dans les
Côtes-du-Nord. Mot à mot la lieue de grève. Retour
(2) Pellicule qui enveloppe le grain de l'avoine, et dont les
paysans bretons se servent au lieu de plume. Retour
(3) Nom donné à des brigands célèbres qui exploitèrent
longtemps la grève de Saint-Michel. Retour
Or, dans ce temps-là, vers 1800 et quelques, - c'est
le père Gibraltar qui parle - jétais corsaire contre
l'Anglais et pilote sauveteur pour les autres. Pourtant, l'année
précédente, je n'avais pu sauver le brigantin le Dragon,
qui s'était perdu en évitant une damnée frégate de Gibraltar;
mais j'avais tiré de l'eau le pauvre Louzé, le cambusier du Dragon,
et il s'était attaché à moi comme un cancre à une roche.
Malgré ses avaries, il aimait encore la mer et se traînait à
ma suite dans toutes mes courses. Je naviguais alors sur l'Anne-Marie,
mon beau navire, et j'emmenais avec moi, pour la chasse à
l'Anglais, une douzaine de loups de mer du pays.
Un jour, je m'en souviens, un jeudi de novembre, tout était
paré pour l'appareillage. On avait signalé la veille un brick
anglais à la hauteur de Belle-Ile; et vu que le temps tournait
à la bourrasque, je supposais, comme de raison, que le goddam
pourrait bien avoir besoin d'un pilote pour s'en retourner chez
lui. Nous résolûmes donc d'aller offrir nos services à la
pointe de nos sabres. Mais l'Anglais portait en guise de ceinture
une jolie rangée de prunelles luisantes que j'avais bien
comptées avec ma longue-vue: six de chaque bord. Ce n'était pas
trop prudent, il est vrai, à ce milord du diable de s'être
aventuré si près de nos jolis brisants sous le vent carabiné
qui souffle toujours par ici à la fin de l'automne. Pourtant
l'attaquer ne semblait pas non plus chose bien facile. N'importe,
le pont de ma goëlette fut couvert de caisses de munitions et
d'armes d'abordage, et nous montâmes sur leurs affûts deux
pierriers et deux bonnes caronades que l'on ne devait charger
qu'à mitraille.
On avait donc tout paré afin de lever l'ancre avant le point du
jour, mais le bon Dieu ne fut pas de notre avis et nous déferla
un coup de vent qui pouvait s'appeler carabiné. Moi, je voulais
tout de même larguer les amarres, car, vous le savez, mes
enfants, je ne demandais qu'à m'en aller là-haut, dans ce
temps-là; m'en aller au plus tôt rejoindre celle qui m'avait
quitté... Mais suffit, et excusez ma pauvre boussole, qui tourne
sans cesse vers ce triste pôle de ma vie.
Les camarades, ceux du moins qui laissaient à terre parents,
femmes ou petits enfants, ne voulurent point braver le danger ;
je dus me résigner pour ce jour-là, en approuvant leur conduite
; car loin de moi mille fois l'idée de priver une famille de son
matelot ! Il fallut donc remettre la partie au lendemain... Le
lendemain, par malheur, c'était un vendredi, et un vendredi du
mois des morts !
- Jamais, dans mon temps, s'écria Louzé en achevant un De
profundis, on ne larguait une voile un
vendredi. Ce serait vouloir périr, et davantage.
- Eh bien ! quand même, répondis-je, si le bon Dieu l'a
décidé.
- Ce n'est pas pour moi, reprit le vieux cancre que j'avale ma
gaffe demain ou après... je suis tout paré à filer mon dernier
noeud.
Mon équipage semblait indécis, tandis que pour mon compte
j'aurais rougi, en vue d'un vaisseau de Gibraltar, de renoncer
par de tels motifs à la gloire d'un bon combat. Je fis remarquer
à mes compagnons que la bourrasque, qui en ce moment rendait la
mer affreuse, allait évidemment affaler le brick anglais et le
désemparer aux trois quarts ; que, dans tous les cas, les
chances de l'attaque seraient meilleures pour nous, par la raison
qu'au prochain lever du soleil la mer serait encore grosse, le
temps brumeux et sombre; qu'après avoir éprouvé une tempête,
l'équipage du brick serait peu en état de se battre ; que la
crainte du vendredi ne
concernait pas les vrais matelots craignant Dieu ; que tout enfin
étant ainsi en notre faveur, il serait honteux, pour des
corsaires consciencieux et braves, de perdre une si belle
occasion de couler un vaisseau de guerre ennemi.
Un hourra vigoureux fut la réponse de mes camarades. Chacun alla
se disposer à bien faire son devoir, en sorte que le vendredi,
à trois heures du matin, l'Anne-Marie,
sans peur ni reproche, comme un fameux
amiral du temps passé, déploya ses voiles
au vent. Les rafales, ainsi que je l'avais prévu, étaient
encore violentes, la mer moutonneuse, la brume épaisse, les
lames hautes. Nous ne gagnâmes point le large sans danger ; mais
la mer connaissait ses enfants !... Le vieux Louzé, malgré ses
craintes, avait refusé de rester à terre et ne me quittait pas
d'une brasse sur le pont de mon navire. Nous étions armés
jusqu'aux dents, en branle-bas de combat, respirant à peine,
l'oeil au guet, afin de percer les ténèbres qui régnaient sur
les flots. Nos coeurs battaient la charge, le nom de sainte Anne
était sur nos lèvres. Les pierriers et les caronades avaient
reçu double ration, les gourmands ! oui, gourmands comme nous et
avides de démolir le dernier ponton d'Angleterre.
Tout à coup, le cambusier interrompit sa prière, et me tirant
par la manche :
- Tiens, Madek, fit-il à voix basse, regarde par là.
- Que vois-tu donc, vieux cormoran ? Un nuage, une grosse vague ?
- Non pas, c'est un vaisseau, un vaisseau énorme vois, il passe
à tribord, toutes voiles dehors.
- En effet, dis-je alors, on dirait un grand trois-ponts
ou une gabarre; c'est
noir comme...
- Comme le Voltigeur Hollandais,
s'écria Louzé en tombant à genoux !... C'est lui, nous sommes
perdus !!
- Paix, malheureux, lui répliquai-je.
Précaution inutile : nos compagnons, qui faisaient silence,
avaient entendu le nom fatal, et tous répétaient avec effroi :
«Le Voltigeur Hollandais ! le Voltigeur
Hollandais! Faut virer de bord, car il va
nous faire sombrer, à moins qu'on ne lui envoie un boulet rouge
dans la carène.»
- Qu'on se taise ici, m'écriai-je avec force ! Et toi, Jacques,
dis-je au plus emporté de mes matelots, mets ta langue à
la cape, ou je...
Et, en disant cela, je caressais la crosse de mon pistolet. Oh !
mes amis, n'allez pas le croire, au moins; je ne me serais servi
de mon arme qu'au dernier moment et seulement pour sauver mon
équipage et mon navire. Tout rentra dans le devoir, puis je
laissai filer les commentaires sur le Vaisseau-Fantôme,
qui paraissait, en vérité, comme une montagne dans le
brouillard, cinglant à l'horizon sous son immense voilure noire.
Mais, voyez-vous, le Voltigeur
Hollandais est l'épouvantail des matelots.
Les plus forts, les plus crânes à terre y ajoutent foi quand
l'ouragan mugit et soulève les vagues confondues vers le ciel.
L'Océan, pour eux, n'est plus la mer bien-aimée, l'élément
glorieux; c'est un abîme sans fond, un affreux tombeau ! Et dès
que ces impressions funestes ont rempli les imaginations des
marins, les lions deviennent des lièvres; les aigles de mer ne
sont plus que de timides tourne-pierres,
incapables de lutter contre les flots déchaînés ou contre
l'ennemi.
Voilà ce qui m'attristait sérieusement, et vous conviendrez,
mes enfants, que la passe n'était point belle pour un capitaine
sur le point de tenter un abordage, un combat à mort.
Finalement, après avoir observé le temps, qui commençait à
blanchir au lever du soleil, j'examinai au moyen de ma longue-vue
tous les coins de l'horizon. Le Voltigeur
Hollandais avait disparu, mais dans la
même direction à peu près je reconnus bientôt la mâture d'un
navire...
- C'était sans doute, interrompit un des auditeurs, par un effet
inexplicable du faux-jour ou de l'aurore naissante, grossissant
peut-être les objets lointains, que vous aviez pris le brick
anglais, à peine visible, pour ce terrible vaisseau-fantôme ?
- Oh ! que Gibraltar en saute ! Et il sautera, reprit le pilote
exalté, avec la permission du bon Dieu ; que ce rocher maudit
s'engouffre dans la mer, avant que je largue un seul mot
là-dessus ! Non, non, camarades, ne touchons point à ces choses
; elles ne sont ni de terre ni de mer, et c'est là-haut
seulement que nous saurons au juste l'histoire du mystérieux Voltigeur.
En attendant, je vous souhaite de ne jamais vous trouver sous
bordée ; de plus, n'embarquez ni le vendredi ni un autre jour
sans avoir blanchi l'écume de votre conscience.
Au milieu de cette digression paternelle, notre vieil ami
contempla en soupirant l'immense surface de l'Océan, sillonnée
au premier plan par de nombreux bateaux pêcheurs, et dans le
lointain par quelques vaisseaux de divers tonnages.
- Que c'est grand ! Que c'est beau ! sécria-t-il ; que
Dieu est bon d'avoir donné la mer aux hommes ! Et quand on pense
qu'il y en a tant qui profitent des bienfaits de Dieu et qui ne
veulent pas reconnaître leur bienfaiteur !... Ah! ceux-là ne
sont pas des matelots ; ce sont des fils ingrats ! Les flots, qui
semblent favoriser leur cupidité, manqueront un jour sous la
quille de leur navire aventureux !
Nous laissâmes le pilote exhaler sa juste indignation contre
l'ingratitude humaine, dans des termes plus éloquents que je ne
saurais dire. Son exaltation s'apaisa peu à peu, ainsi qu'il
arrivait d'habitude, et, après avoir mis le feu sur ce qu'il
appelait sa vieille consolation
(sa pipe), que lui avait donnée l'amiral un
tel, le père Gibraltar reprit le sillage
interrompu.
- ... Je venais donc de distinguer, à deux ou trois milles, une
mâture toute désemparée, des cordages, des voiles en lambeaux,
quand le mousse en vigie sur les barres nous
héla: «Navire ! navire par la hanche de tribord ! » Cela
venait bien à propos, en même temps que l'embellie.
- Voilà l'Anglais, dis-je à mes hommes, l'Anglais,
entendez-vous, tout affalé, et pas plus difficile à amariner
qu'un marsouin échoué dans les vases. Allons, garçons, à
l'abordage, mille gaffes ! Le cap dessus et toutes voiles dehors.
Ces paroles, jointes à la vue d'un petit coin du ciel bleu,
rendirent le coeur à mes renards d'eau salée. Ils
s'élancèrent tous aux armes et aux manoeuvres, si bien
quen moins d'une demi-heure nous étions à douze brasses
du brick ennemi, lequel ressemblait plus à un ponton rasé qu'à
un navire de guerre. Une quinzaine d'hommes, tout pâles et
épouvantés, essayaient d'arrimer les débris du gréement. A
notre aspect, pourtant, ils mirent le feu à leurs canons; mais
comme le brick roulait et tanguait à la fois, sans direction
certaine, les boulets passèrent au-dessus de nos têtes, en
coupant quelques cordages dans les haubans. Nous fimes feu, à
notre tour, de nos pierriers, carabines et caronades, balayant à
mitraille le pont de l'Anglais.
Hélas ! cette victoire, acquise par un coup de chance et
d'audace, allait nous coûter cher, mes amis. Les Anglais, ayant
remarqué notre petit nombre, tentèrent de lutter au moment où
nous montions à l'abordage. Plusieurs coups de mousquet nous
accueillirent sur le gaillard d'arrière. Il y eut alors quelques
minutes de confusion, au milieu de la fumée, au tumulte des cris
et du vent.
Déjà je me sentais grisé par la poudre, tout près de moi,
j'entendis un appel, un gémissement étouffé, et je me
retournai juste à temps pour recevoir dans mes bras mon vieux
matelot, le cher cancre,
brisé par un biscaïn ennemi. Puis il s'affaissa sur lui-même
en murmurant ces mots: «Le Voltigeur
Hollandais !... Adieu, Madek, adieu...
Là-haut... dans la rade du paradis... »
Je plaçai son corps à l'abri du bastingage, et, rempli de rage
et de douleur, je me jetai dans la mêlée en défiant la mort;
elle ne voulut pas de moi... Chacun frappait ou se défendait à
outrance. Enfin, les marins ennemis succombèrent ou se rendirent
à merci. Il n'en resta que quatre, autant que je puis m'en
souvenir, et un officier, à barbe grise, dangereusement atteint
en pleine poitrine. Quant à leur capitaine, il avait été
emporté par une vague pendant la tempête.
Nous eûmes encore de notre côté à déplorer la perte d'un
autre matelot breton. En outre, nous relevâmes deux blessés
qui, eux aussi, accusaient le Voltigeur
Hollandais de leur malheur.
... Tout à coup les nuages s'épaissirent, le vent souffla de
nouveau en foudre, et un éclair sillonna le ciel.
« Le Voltigeur Hollandais ! !...»,
ce fut un cri d'épouvante. Le fantôme noir repassait à cent
brasses sur tribord.
Au même instant, les vagues hautes et furieuses roulèrent sur
le brick démâté, qui sombra à pic en tournoyant...
Mais le grand amiral
ne voulut pas nous perdre tout à fait, car le Voltigeur
avait filé avec le coup de vent. Mon bâtiment, amarré contre
le brick, eût été entraîné dans le remous, si je n'avais eu
la chance de sauter à bord avec un matelot, juste à temps pour
couper les amarres. Enfin, je sauvai sur l'Anne-Marie
tous ceux qui purent saisir les cordages et les bouées que nous
leur lançâmes à la mer.
Hélas ! plusieurs manquèrent à l'appel...
Longtemps je ne pus me tirer de l'esprit que le pauvre Louzé
m'avait prédit sa fin prochaine, et je m'accusais sans cesse
d'avoir hâté notre séparation. Ce fut une belle mort, il est
vrai, celle que nous désirons tous: mourir dans le combat, sur
la mer, pour la patrie attaquée, ou sur le pont d'un navire
vaincu !... Hélas ! pourquoi le bon Dieu n'a-t-il pas exaucé ce
rêve de ma vie? Mais que sa sainte volonté soit faite !