XXIV - LA PARTIE D'ÂNE


MARGUERITE. - Maman, pourquoi ne montons-nous jamais à âne ? C'est si amusant.

MADAME DE ROSBOURG. - J'avoue que je n'y ai pas pensé.

MADAME DE FLEURVILLE. - Moi non plus ; mais il est facile de réparer cet oubli. On peut avoir les deux ânes de la ferme, et ceux du moulin et de la papeterie, ce qui en fera six.

CAMILLE. - Et où irons-nous, maman, avec nos six ânes ?

SOPHIE. - Nous pourrions aller au moulin.

MADAME DE FLEURVILLE. - J'ai une idée que je crois bonne.

CAMILLE. - Quelle idée, maman ?

MADAME DE FLEURVILLE. - C'est d'avoir un septième âne.

MARGUERITE. - Mais ce ne sera pas amusant du tout d'avoir un septième âne sans personne dessus.

MADAME DE FLEURVILLE. - Attends donc... L'âne transportera notre déjeuner dans la forêt de Moulins. Nous mangerons en plein bois.
- Charmant ! Charmant ! crièrent les quatre petites en battant des mains et en sautant. Quelle bonne idée !
- Je suis enchantée d'avoir si bien trouvé, répondit Mme de Fleurville. Je vais commander un déjeuner froid pour demain.
Les petites coururent chez Elisa pour lui demander de venir avec elles.

ELISA, en les embrassant. - Mes chères petites, je vous remercie de penser à moi et de m'inviter, mais j'ai autre chose à faire que de m'amuser. Je préfère rester à la maison et faire mon travail.

MADELEINE. - Quel travail ? Tu n'as rien d'urgent à faire !

ELISA. - Je dois finir vos robes de mousseline, faire des manches, des cols, des jupons, des che...

MARGUERITE. - Assez, assez ! Grands dieux, c'est toi qui feras tout cela ?

ELISA. - Et qui donc ? Vous, par hasard ?

CAMILLE. - Oui, nous t'aiderons pendant deux jours.

ELISA, riant. - Merci bien ! Allons, à chacun son travail. Amusez-vous ; mon devoir à moi est de travailler.
L'air sérieux d'Elisa mit un terme à l'insistance des enfants.
- Dieu ! Que la matinée est longue ! dit Sophie après deux heures dc bâillements et de plaintes.
- Nous allons dîner dans une demi-heure, répondit Madeleire.

SOPHIE. - Et encore toute la matinée à passer ! Quand donc arrivera demain ?

MARGUERITE, avec ironie. - Quand aujourd'hui sera fini.

SOPHIE, piquée. - Je sais très bien qu'aujourd'hui ne sera pas demain, que demain n'est pas aujourd'hui, que... que...

MARGUERITE. - Que demain est demain, et que M. la Palisse n'est pas mort.

SOPHIE. - C'est bête ce que tu dis ! Tu crois avoir plus d'esprit que les autres...

MARGUERITE, vivement. - Et je n'en ai pas plus que toi. C'est cela que tu voulais dire ?

SOPHIE, en colère. - Non, mademoiselle. Ce n'est pas cela que je voulais dire. Mais en vérité, vous me faites toujours parler si sottement.

MARGUERITE. - C'est parce que je te laisse dire.

CAMILLE, d'un air de reproche. - Marguerite !

MARGUERITE, l'embrassant. - Chère Camille, pardon, j'ai tort. Nais Sophie est quelquefois... si... je ne sais comment dire.

SOPHIE, en colère. - Voyons, dis tout de suite bête ! Ne te gêne pas !

MARGUERITE. - Mais non, Sophie, je ne voulais pas dire bête, tu ne l'es pas, mais... un peu... impatiente. Depuis deux heures, tu bâilles ; tu t'ennuies, tu regardes l'heure, tu répètes sans cesse que la journée ne finira jamais...

SOPHIE. - Où est le mal ? Je dis tout haut ce que vous pensez tout bas.
Mme de Rosbourg jugea nécessaire d'intervenir.
MADAME DE ROSBOURG. - Marguerite, tu prends la mauvaise habitude de te moquer, de lancer des paroles piquantes, qui blessent ou irritent.

MARGUERITE, courant se jeter dans ses bras. - Chère maman, pardonnez-moi.
(Allant vers Sophie). - Pardonne-moi, Sophie ; je ne recommencerai plus.
Sophie l'embrassa de tout son coeur. Le dîner fut annoncé, puis la soirée se passa gaiement.
Le lendemain, quand sa toilette fut faite, Sophie courut à la fenêtre et vit avec bonheur sept ânes sellés et rangés devant la maison. Elle descendit précipitamment et les examina tous.
- Celui-ci est trop petit, dit-elle. Celui-là est trop laid, avec ses poils hérissés. Ce grand gris a l'air paresseux, ce noir me paraît méchant ; ces deux roux sont trop maigres ; ce gris clair est le meilleur et le plus beau : c'est celui que je garde pour moi. Pour que les autres ne le prennent pas, je vais attacher mon chapeau et mon châle à la selle. Elles voudront toutes l'avoir, mais je ne céderai pas.
Pendant que, songeant uniquement à elle, elle choisissait ainsi son âne, Nicaise et son fils, qui devaient les accompagner, plaçaient les provisions dans deux grands paniers, qu'on attacha sur le bât de l'âne noir.
Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants arrivèrent.

MADAME DE FLEURVILLE. - Choisissez vos ânes, les enfants. Commençons par les plus jeunes. Marguerite, lequel veux-tu ?

MARGUERITE. - Cela m'est égal, madame, ils sont tous bons.

MADAME DE FLEURVILLE. - Eh bien, je te conseille de prendre un des deux petits ânes ; l'autre sera pour Sophie ; ils sont excellents.

SOPHIE, avec empressement. - J'en ai déjà pris un, le gris clair.

MADAME DE FLEURVILLE. - Comme tu es pressée de choisir celui que tu crois être le meilleur, Sophie ! Ce n'est pas très aimable pour tes amies, ni très poli pour Mme de Rosbourg et moi-même. Mais puisque tu as fait ton choix, tu garderas ton âne, et peut-être le regretteras-tu.
Sophie était confuse. Camille et Madeleine ne dirent rien et montèrent sur les ânes qu'on leur désigna ; Marguerite réprima une malice et sauta sur son petit âne.
Toute la cavalcade se mit en marche : Mmes de Rosbourg et de Fleurville en tête, Camille, Madeleine, Marguerite et Sophie suivant, Nicaise et son fils fermant la marche avec l'âne aux provisions.
On commença par aller au pas, puis on donna quelques petits coups de fouet qui firent prendre le trot aux ânes. Tous trottaient, excepté celui de Sophie qui ne voulut jamais quitter son camarade aux provisions. Elle entendait rire ses amies ; elle les voyait s'éloigner et, malgré tous ses efforts et ceux de Nicaise, son âne s'obstina à marcher au pas. Bientôt les cinq autres ânes disparurent ; elle resta seule, pleurant de colère et de chagrin ; le fils de Nicaise, touché par ses larmes, la consola :
- Faut pas pleurer pour si peu, mam'selle. Moi qui connais cet âne, je vous aurais dit que c'est un fainéant et un entêté. Il n'en fait qu'à sa tête ! Des plus grands que vous s'y seraient trompés aussi ! Au retour, vous le passerez à mam'selle Camille, qui est si bonne qu'elle le prendra tout de même et vous donnera le sien, qui est excellent.
Sophie ne répondit pas mais rougit.
Elle fit toute la route au pas. Quand elle arriva à la halte désignée, elle vit tous les ânes attachés à des arbres ; mais ses amies n'y étaient plus. Elles avaient voulu l'attendre, mais Mme de Fleurville voulait donner une leçon à Sophie et ne le permit pas. Lorsqu'elles revinrent à la halte, leurs visages roses et épanouis contrastaient avec la figure triste de Sophie.
- Ton âne ne voulait pas trotter, ma pauvre Sophie ? lui dit Camille d'un ton affectueux en l'embrassant.
- J'ai été punie de mon sot égoïsme, ma bonne Camille. Aussi ai-je décidé de prolonger ma pénitence en reprenant le même ane pour revenir.
- Oh, non ! Tu ne l'auras pas ! s'écria Madeleine. Il est trop paresseux.
- Puisque je l'ai choisi, je le garderai jusqu'au bout, dit Sophie avec gaieté.
Et Sophie se joignit à ses amies pour préparer le déjeuner. On entama d'abord un énorme pâté de lièvre, ensuite une daube à la gelée, puis des pommes de terre au sel, du jambon, des écrevisses, de la tourte aux prunes, et enfin du fromage et des fruits.

MARGUERITE. - Quel bon déjeuner ! Ces écrevisses sont excellentes.

SOPHIE. - Et comme le pâté était bon !

CAMILLE. - La tourte délicieuse.

MADELEINE. - J'avais une faim affreuse.

MADAME DE ROSBOURG. - Veux-tu encore un peu de vin ?

MARGUERITE. - Je veux bien, maman. A votre santé !
Tous les enfants demandèrent du vin et burent à la santé de leurs mamans. Le repas terminé, on fit une autre promenade dans la forêt.
Nicaise et son fils rangèrent les restes du repas et la vaisselle dans les paniers.
- Papa, fit le petit Nicaise, il ne faut pas que mam'selle Camille ait le bourri fainéant de mam'selle Sophie. Mettons-lui sur le dos le bât aux provisions.
- Fais, mon garçon, fais comme tu l'entends.
Quand les enfants et leurs mamans revinrent, elles trouvèrent les ânes sellés, prêts à partir. Sophie se dirigea vers son âne gris clair et fut surprise de le voir chargé des provisions. Nicaise lui expliqua que son fils ne voulait pas que mam'selle Camille restât en arrière.
- Mais c'était mon âne, et pas celui de Camille.
- Mam'selle a dit à mon garçon que ce serait le sien pour revenir.
Sophie ne répondit pas ; dans son coeur, elle se comparait à Camille et reconnaissait sa propre infériorité. Sophie sauta sur l'âne noir. Tous partirent au trot, puis au galop. Le retour fut plus gai encore que le départ, car Sophie ne resta pas en arrière.
Au retour, Mme de Fleurville ouvrit une lettre qu'on venait de lui remettre.
- Mes enfants, dit-elle, je vous annonce une heureuse nouvelle : vos oncles et tantes et vos cousins m'écrivent qu'ils viennent passer les vacances chez nous. Ils seront ici après-demain.
- Quel bonheur ! s'écrièrent toutes les enfants. Quelles bonnes vacances nous allons passer !
Les vacances et les cousins arrivèrent peu de jours plus tard.
Le bonheur des enfants dura deux mois, pendant lesquels il se passa tant d'événements intéressants que le présent volume ne pourrait en contenir le récit. Mais j'espère pouvoir vous les raconter un jour.


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