XVIII - LE ROUGE-GORGE


Un mois après, Camille et Madeleine étaient assises sur un banc dans le jardin ; elles tressaient des paniers avec des joncs que Sophie et Marguerite cueillaient dans un fossé.
- Madeleine ! Madeleine ! cria Sophie en accourant, je t'apporte un petit oiseau très joli ; je te le donne ; il est pour toi.
- Voyons, quel oiseau ? dit Camille en jetant ses joncs.
Et elle s'élança vers Sophie.

SOPHIE. - Un rouge-gorge ; c'est Marguerite qui l'a vu et c'est moi qui l'ai attrapé ; regarde comme il est gentil.

CAMILLE. - Il est charmant ! Pauvre petit, il doit avoir peur. Et sa maman, elle se désole sans doute...

MARGUERITE. - Pas du tout ! C'est elle qui l'a jeté hors du nid ; elle lui a donné des coups de bec et l'a précipité à terre ; le pauvre petit est tombé tout étourdi ; je n'osais pas le toucher ; Sophie l'a pris en disant que ce serait pour toi, Madeleine.

MADELEINE. - Oh ! Merci, Sophie ! Portons-le vite à la maison pour lui donner à manger. Camille, regarde comme mon petit oiseau est gentil ! Et quel joli petit ventre rouge !

CAMILLE. - Il est charmant ; mettons-le dans un panier en attendant d'avoir une cage.
Les quatre petites filles coururent à la maison pour montrer leur rouge-gorge et demander un panier.

ELISA. - Tenez, mes petites, voici un panier.

MARGUERITE. - Mais il faut lui faire un petit lit.

ELISA. - Non, il vaut mieux mettre de la mousse et un peu de laine.

MARGUERITE. - Si Madeleine le prenait pour dormir avec elle, il aurait encore plus chaud.

MADELEINE. - Mais je pourrais l'écraser en dormant. Non, non, Elisa nous a donné le meilleur conseil. Tu vas voir comme il sera bien installé.

SOPHIE. - Oh, Madeleine, laisse-moi faire ; je sais très bien arranger les nids d'oiseaux ; Palmyre en faisait souvent pour les petits qu'elle dénichait.

MADELEINE. - Je veux bien ; qu'est-ce que tu vas mettre ?

SOPHIE. - Ne me regardez pas, vous verrez quand ce sera fini. Elisa, il me faut du coton et un petit linge.

ELISA. - Pour quoi faire ? Vous allez l'habiller ?
Les enfants rirent toutes.
- Mais non, Elisa, répondit Sophie ; vous allez voir ; donnez-moi seulement ce que je vous demande.
Elisa lui donna une poignée de coton et du linge. Sophie prit le rouge-gorge, se mit dans un coin, et après dix minutes s'écria : - C'est fini !
Les enfants, qui attendaient avec impatience, s'élancèrent vers Sophie et cherchèrent vainement l'oiseau.

MADELEINE. - Eh bien ! Où sont donc le rouge-gorge et son nid ?

SOPHIE. - Mais les voici.

MADELEINE. - Où cela ?

SOPHIE. - Dans le panier.

MADELEINE. - Je ne vois qu'une boule de coton.

SOPHIE. - C'est précisément cela.

MADELEINE. - Mais où est l'oiseau ?

SOPHIE. - Dans le coton, bien au chaud.
Toutes trois poussèrent un cri ; toutes les mains plongèrent dans le panier pour en retirer le pauvre oiseau, étouffé sans doute. Elisa en retira le rouge-gorge ; ses yeux étaient fermés, son bec entrouvert, ses ailes étendues ; il ne bougea pas.
- Pauvre petit ! s'écrièrent en même temps Elisa et les trois petites.
- Imbécile de Sophie ! ajouta Marguerite.
Sophie était aussi étonnée que confuse.
- Je ne savais pas... Je ne croyais pas... dit-elle en balbutiant.

MARGUERITE. - Pourquoi veux-tu toujours faire quand tu ne sais pas ?

ELISA. - Chut, Marguerite, pas de colère ; vous voyez bien que Sophie a autant de peine que vous. Tâchons de le ranimer ; peut-être n'est-il pas encore mort.

MADELEINE, tristement. - Croyez-vous qu'il puisse vivre ?

ELISA. - Essayons toujours ; Sophie, allez me chercher un peu de vin.
Elisa entrouvrit le bec du petit oiseau et souffla doucement dedans. Sophie apporta le vin et Elisa en mit deux gouttes dans le bec ; l'oiseau fit alors un léger mouvement avec ses ailes.
- Il a bougé ! Il a bougé ! s'écrièrent ensemble les quatre petites.
En effet, au bout de quelques minutes, le rouge-gorge était revenu à la vie.

MARGUERITE, moqueuse. - C'est Palmyre qui t'a appris ce moyen de soigner les oiseaux ?

SOPHIE. - Oui, elle les enveloppe tous comme cela.

MARGUERITE, de même. En a-t-elle élevé beaucoup ?

SOPHIE. - Oh non ! Ils mouraient tous et nous ne comprenions pas pourquoi.

ELISA. - Comment ! Vous ne compreniez pas qu'ils étouffaient ?

SOPHIE. - Non, je croyais qu'ils n'avaient pas besoin de respirer.

ELISA. - Ah, ah ! En voilà une bonne !

SOPHIE, confuse. - Je ne savais pas.

ELISA. - Allons, laissez-moi cet oiseau ; je m'en charge.
En effet, Elisa dirigea l'éducation du rouge-gorge. Madeleine partageait les soins qu'elle lui donnait. Le petit oiseau s'était attaché à elle ; elle l'avait nommé Mimi ; il venait quand elle l'appelait, et se posait souvent sur son bras quand elle suivait ses leçons ; il finit par ne plus la quitter ; la porte de sa cage restait toujours ouverte. Quand la fenêtre était ouverte, il allait se percher sur les arbres voisins, mais il ne s'éloignait jamais beaucoup, et quand Madeleine l'appelait, il revenait à tire-d'aile se poser sur sa tête ou sur son épaule. Le matin, Mimi éveillait Madeleine au petit jour : il lui becquetait l'oreille ou les lèvres.
- Va-t-en, Mimi, lui disait-elle, laisse-moi dormir !
Mimi rentrait dans sa cage, y restait quelques instants et, quand sa maîtresse s'était endormie, revenait se poser sur son épaule et se mettait à lui siffler dans l'oreille ses plus jolis airs.
- Tais-toi, Mimi, lui disait encore Madeleine, tu m'ennuies.
Qu'as-tu donc, Madeleine ? lui demanda un jour Mme de Fleurville. Tu parais fatiguée.

MADELEINE. - Oui, maman, j'ai envie de dormir.

MARGUERITE. - Je parie que c'est à cause de Mimi.

MADAME DE ROSBOURG. - Comment Mimi peut-il donner sommeil à Madeleine ? Tu parles trop souvent sans réfléchir, Marguerite.

MARGUERITE. - Pardon, maman, vous allez voir que j'ai très bien réfléchi. Quand on a sommeil, c'est qu'on a envie de dormir.

MADAME DE ROSBOURG, riant. - Oh ! je vois que tu raisonnes au moins aussi bien que Mimi ! (Tout le monde rit.)

MARGUERITE. - Attendez un peu, maman, pour vous moquer de moi. Je continue : quand on a envie de dormir, c'est qu'on a besoin de dormir. (Tout le monde rit Plus fort ; Marguerite, sans se troubler, continua son raisonnement.) Quand on a besoin de dormir, c'est qu'on n'a pas assez dormi, c'est que quelque chose ou quelqu'un vous a empêché de dormir. Ce quelqu'un est Mimi, qui éveille Madeleine tous les matins au petit jour.

MADAME DE FLEURVILLE. - Très bien, Marguerite ! C'est très bien raisonné. Mais comment Mimi commet-il tous ces méfaits ?

MARGUERITE. - Madame, Madeleine ne veut pas que Mimi soit enfermé dans sa cage ; elle le gâte ; elle est beaucoup trop bonne pour lui, et c'est elle qui en souffre.

MADAME DE FLEURVILLE. - Ma chère Madeleine, il ne faut pas laisser prendre à Mimi de mauvaises habitudes. Tu es pâle depuis quelques jours ; à la longue, tu risques de tomber malade. Je te conseille d'aller te coucher et de fermer ce soir la porte de la cage de Mimi ; tu la lui ouvriras quand tu seras levée.

MADELEINE. - Oui, maman ; seulement, j'ai peur que demain matin il ne crie comme un désespéré.

MADAME DE FLEURVILLE. - Eh bien, laisse-le crier. Il s'y fera.
Madeleine embrassa sa maman, ses amies et Mme de Rosbourg et alla se coucher. Elle ferma la porte de la cage et s'endormit immédiatement.
Le lendemain, quand il fit jour, Mimi voulut aller réveiller sa maîtresse comme d'habitude. Il fut étonné et irrité de trouver sa porte fermée et chercha à l'ouvrir avec son bec ; mais il n'y parvint pas et, fâché, donna de grands coups de tête dans la porte. Il se mit à pousser des cris furieux. Il lança de l'eau de tous côtés.
Entendant ces bruits, Madeleine se réveilla mais se rendormit, jusqu'à ce que sa bonne vienne l'éveiller. Alors elle s'empressa d'ouvrir à Mimi qui s'élança hors de la cage avec humeur et donna deux grands coups de bec dans la joue de Madeleine, comme pour se venger d'avoir été enfermé.
- Ah ! petit méchant ! tu es en colère ! viens ici ! s'écria Madeleine.
Mimi s'était perché sur un bâton de croisée et n'obéit pas.
- Obéissez, monsieur, venez ici tout de suite !
Pour toute réponse, Mimi fit une ordure dans la main de Madeleine.
- Petit dégoûtant ! Elisa, viens m'aider à l'attraper, je t'en prie.
Elisa poursuivit Mimi jusqu'à ce qu'il se réfugie dans sa cage, essoufflé.
Madeleine ferma la porte et l'oiseau, furieux, resta prisonnier.
Ce n'est qu'après deux heures de prison que les quatre petites filles vinrent ouvrir la cage. Mimi refusa de bouger.
- Allons, Mimi, ne boude plus ! dit Camille.
Il ne bougea pas.
- Dieu, qu'il est méchant ! s'écria Madeleine.

CAMILLE. - Il ne veut pas venir ? Eh bien, laissons-le tranquille.
On ouvrit les fenêtres. Quand Mimi aperçut les arbres et le ciel, il s'élança joyeusement hors de sa cage et alla se poser sur un des plus hauts sapins du jardin.
Au bout d'une heure, Madeleine l'appela :
- Mimi, mon petit Mimi, viens manger du pain.
- Cuic ! répondit Mimi ; et il s'envola dans le bois.
Les enfants recommencèrent à jouer et prirent leurs repas sans que Mimi reparût. A la fin de la journée, elles commencèrent à s'inquiéter de cette longue absence. Elles allèrent plusieurs fois l'appeler dans le jardin, mais il n'apparaissait pas.

MADELEINE. - J'ai peur qu'il ne lui soit arrivé quelque chose.

SOPHIE. - Peut-être boude-t-il encore ?

MADELEINE. - S'il boude, il a un bien mauvais caractère.
La nuit arriva et les petites durent aller se coucher. Elles parlèrent beaucoup de l'oiseau dans la soirée, se promettant d'aller le lendemain à sa recherche.
Le matin, elles parcoururent tout le bois en l'appelant : Mimi ! Mimi ! Elles revenaient, tristes et inquiètes lorsque Madeleine, qui marchait en avant, fit un bond et poussa un cri :
- Qu'y a-t-il ? demandèrent les trois autres petites.
Regardez ! fit Madeleine d'une voix tremblante en montrant du doigt un petit amas de plumes, et à côté la tête très reconnaissable du malheureux Mimi.
- Pauvre Mimi ! Il a dû être attaqué par un vautour !
Les enfants ne dirent rien. Madeleine pleurait. Elles ramassèrent les restes de Mimi pour l'enterrer. Une fois rentrées à la maison, elles creusèrent un trou dans leur petit jardin. Elles y placèrent les restes de Mimi, enveloppés de chiffons et de rubans, et enfermés dans une petite boîte. Elles mirent des fleurs dessus et remplirent la fosse de terre.
Elles élevèrent ensuite, à l'aide du maçon, quelques briques formant un petit temple. Elles attachèrent au-dessus une planche sur laquelle Camille, qui avait la plus belle écriture, écrivit :
« Ci-gît Mimi, qui par sa grâce et sa gentillesse faisait le bonheur de sa maîtresse, jusqu'au jour où il périt victime d'un moment d'humeur. Sa fin fut cruelle : il fut dévoré par un vautour.
Ses restes, retrouvés par sa maîtresse inconsolable, reposent ici.
Fleurville, 1856, 20 août »
Ainsi finit Mimi, à l'âge de trois mois.


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