La Main d'écorché.

 

Il y a huit mois environ, un de mes amis, Louis R.... avait réuni, un soir, quelques camarades de collège ; nous buvions du punch et nous fumions en causant littérature, peinture, et en racontant, de temps à autre, quelques joyeusetés, ainsi que cela se pratique dans les réunions de jeunes gens.
Tout à coup la porte s'ouvre toute grande et un de mes bons amis d'enfance entre comme un ouragan. « Devinez d'où je viens, s'écrie-t-il aussitôt. - Je parie pour Mabille, répond l'un, - non, tu es trop gai, tu viens d'emprunter de l'argent, d'enterrer ton oncle, ou de mettre ta montre chez ma tante(1), reprend un autre. Tu viens de te griser, riposte un troisième, et comme tu as senti le punch chez Louis, tu es monté pour recommencer. - Vous n'y êtes point, je viens de P... en Normandie, où j'ai été passer huit jours et d'où je rapporte un grand criminel de mes amis que je vous demande la permission de vous présenter. » A ces mots, il tira de sa poche une main d'écorché; cette main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme crispée, les muscles, d'une force extraordinaire, étaient retenus à l'intérieur et à l'extérieur par une lanière de peau parcheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des doigts ; tout cela sentait le scélérat d'une lieue. « Figurez-vous, dit mon ami, qu'on vendait l'autre jour les défroques d'un vieux sorcier bien connu dans toute la contrée ; il allait au sabbat tous les samedis sur un manche à
balai, pratiquait la magie blanche et noire, donnait aux vaches du lait bleu et leur faisait porter la queue comme celle du compagnon de saint Antoine(2). Toujours est-il que ce vieux gredin avait une grande affection pour cette main, qui, disait-il, était celle d'un célèbre criminel supplicié en 1736, pour avoir jeté, la tête la première, dans un puits sa femme légitime, ce quoi faisant je trouve qu'il n'avait pas tort, puis pendu au clocher de l'église le curé qui l'avait marié. Après ce double exploit, il était allé courir le monde et dans sa carrière aussi courte que bien remplie, il avait détroussé douze voyageurs, enfumé une vingtaine de moines dans leur couvent et fait un sérail(3) d'un monastère de religieuses. - Mais que vas-tu faire de cette horreur ? nous écriâmes-nous. - Eh parbleu, j'en ferai mon bouton de sonnette pour effrayer mes créanciers. - Mon ami, dit Henri Smith, un grand Anglais très flegmatique, je crois que cette main est tout simplement de la viande indienne conservée par le procédé nouveau, je te conseille d'en faire du bouillon. Ne raillez pas, messieurs, reprit avec le plus grand sang-froid un étudiant en médecine aux trois quarts gris, et toi, Pierre, si j'ai un conseil à te donner, fais enterrer chrétiennement ce débris humain, de crainte que son propriétaire ne vienne te le redemander; et puis, elle a peut-être pris de mauvaises habitudes cette main, car tu sais le proverbe : "Qui a tué tuera." Et qui a bu boira », reprit l'amphitryon. Là-dessus, il versa à l'étudiant un grand verre de punch, l'autre l'avala d'un seul trait et tomba ivre mort sous la table. Cette sortie fut accueillie par des rires formidables, et Pierre élevant son verre et saluant la main : « Je bois, dit-il, à la prochaine visite de ton maître », puis on parla d'autre chose et chacun rentra chez soi.

Le lendemain, comme je passais devant sa porte, j'entrai chez lui, il était environ deux heures, je le trouvai lisant et fumant. « Eh bien, comment vas-tu ? lui dis-je. - Très bien, me répondit-il. - Et ta main ? - Ma main, tu as dû la voir à ma sonnette où je l'ai mise hier soir en rentrant, mais à ce propos figure-toi qu'un imbécile quelconque, sans doute pour me faire une mauvaise farce, est venu carillonner à ma porte vers minuit ; j'ai demandé qui était là, mais comme personne ne me répondait, je me suis recouché et rendormi. »
En ce moment, on sonna, c'était le propriétaire, personnage grossier et fort impertinent. Il entra sans saluer. « Monsieur, dit-il à mon ami, je vous prie d'enlever immédiatement la charogne que vous avez pendue à votre cordon de sonnette, sans quoi je me verrai forcé de vous donner congé.
- Monsieur, reprit Pierre avec beaucoup de gravité, vous insultez une main qui ne le mérite pas, sachez qu'elle a appartenu à un homme fort bien élevé. » Le propriétaire tourna les talons et sortit comme il était entré. Pierre le suivit, décrocha sa main et l'attacha à la sonnette pendue dans son alcôve ! « Cela vaut mieux, dit-il, cette main, comme le " Frère, il faut mourir " des Trappistes, me donnera des pensées sérieuses tous les soirs en m'endormant.» Au bout d'une heure je le quittai et je rentrai à mon domicile.
Je dormis mal la nuit suivante, j'étais agité, nerveux ; plusieurs fois je me réveillai en sursaut, un moment même je me figurai qu'un homme s'était introduit chez moi et je me levai pour regarder dans mes armoires et sous mon lit ; enfin, vers six heures du matin, comme je commençais à m'assoupir, un coup violent frappé à ma porte, me fit sauter du lit ; c'était le domestique de mon ami, à peine vêtu, pâle et tremblant. « Ah monsieur ! s'écria-t-il en sanglotant, mon pauvre maître qu'on a assassiné. » Je m'habillai à la hâte et je courus chez Pierre. La maison était pleine de monde, on discutait, on s'agitait, c'était un mouvement incessant, chacun pérorait, racontait et commentait l'événement de toutes les façons. Je parvins à grand-peine jusqu'à la chambre, la porte était gardée, je me nommai, on me laissa entrer. Quatre agents de la police étaient debout au milieu, un carnet à la main, ils examinaient, se parlaient bas de temps en temps et écrivaient ; deux docteurs causaient près du lit sur lequel Pierre était étendu sans connaissance. Il n'était pas mort, mais il avait un aspect effrayant. Ses yeux démesurément ouverts, ses prunelles dilatées semblaient regarder fixement avec une indicible épouvante une chose horrible et inconnue, ses doigts étaient crispés, son corps, à partir du menton, était recouvert d'un drap que je soulevai. Il portait au cou les marques de cinq doigts qui s'étaient profondément enfoncés dans la chair, quelques gouttes de sang maculaient sa chemise. En ce moment une chose me frappa, je regardai par hasard la sonnette de son alcôve, la main d'écorché n'y était plus. Les médecins l'avaient sans doute enlevée pour ne point impressionner les personnes qui entreraient dans la chambre du blessé, car cette main était vraiment affreuse. Je ne m'informai point de ce qu'elle était devenue.

Je coupe maintenant, dans un journal du lendemain, le récit du crime avec tous les détails que la police a pu se procurer. Voici ce qu'on y lisait :
« Un attentat horrible a été commis hier sur la personne d'un jeune homme, M. Pierre B.., étudiant en droit, qui appartient à une des meilleures familles de Normandie. Ce jeune homme était rentré chez lui vers dix heures du soir, il renvoya son domestique, le sieur Bouvin, en lui disant qu'il était fatigué et qu'il allait se mettre au lit. Vers minuit, cet homme fut réveillé tout à coup par la sonnette de son maître qu'on agitait avec fureur. Il eut peur, alluma une lumière et attendit ; la sonnette se tut environ une minute, puis reprit avec une telle force que le domestique, éperdu de terreur, se précipita hors de sa chambre et alla réveiller le concierge, ce dernier courut avertir la police et, au bout d'un quart d'heure environ, deux agents enfonçaient la porte. Un spectacle horrible s'offrit à leurs yeux, les meubles étaient renversés, tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu entre la victime et le malfaiteur. Au milieu de la chambre, sur le dos, les membres raides, la face livide et les yeux effroyablement dilatés, le jeune Pierre B... gisait sans mouvement; il portait au cou les empreintes profondes de cinq doigts. Le rapport du docteur Bourdeau, appelé immédiatement, dit que l'agresseur devait être doué d'une force prodigieuse et avoir une main extraordinairement maigre et nerveuse, car les doigts qui ont laissé dans le cou comme cinq trous de balle s'étaient presque rejoints à travers les chairs. Rien ne peut faire soupçonner le mobile du crime, ni quel peut en être l'auteur. La justice informe. »

On lisait le lendemain dans le même journal : « M. Pierre B.... la victime de l'effroyable attentat que nous racontions hier, a repris connaissance après deux heures de soins assidus donnés par M. le docteur Bourdeau. Sa vie n'est pas en danger, mais on craint fortement pour sa raison ; on n'a aucune trace du coupable. »
En effet, mon pauvre ami était fou ; pendant sept mois, j'allai le voir tous les jours à l'hospice où nous l'avions placé, mais il ne recouvra pas une lueur de raison. Dans son délire, il lui échappait des paroles étranges et, comme tous les fous, il avait une idée fixe, il se croyait toujours poursuivi par un spectre. Un jour, on vint me chercher en toute hâte en me disant qu'il allait plus mal, je le trouvai à l'agonie ! Pendant deux heures, il resta fort calme, puis tout à coup, se dressant sur son lit malgré nos efforts, il s'écria en agitant les bras et comme en proie à une épouvantable terreur : « Prends-la ! prends-la ! Il m'étrangle, au secours, au secours ! » Il fit deux fois le tour de la chambre en hurlant, puis il tomba mort, la face contre terre.
Comme il était orphelin, je fus chargé de conduire son corps au petit village de P... en Normandie, où ses parents étaient enterrés. C'est de ce même village qu'il venait, le soir où il nous avait trouvés buvant du punch chez Louis R... et où il nous avait présenté sa main d'écorché. Son corps fut enfermé dans un cercueil de plomb, et quatre jours après, je me promenais tristement avec le vieux curé qui lui avait donné ses premières leçons, dans le petit cimetière où l'on creusait sa tombe. Il faisait un temps magnifique, le ciel tout bleu ruisselait de lumière, les oiseaux chantaient dans les ronces du talus, où bien des fois, enfants tous deux, nous étions venus manger des mûres. Il me semblait encore le voir se faufiler le long de la haie et se glisser par le petit trou que je connaissais bien, là-bas, tout au bout du terrain où l'on enterre les pauvres, puis nous revenions à la maison, les joues et les lèvres noires du jus des fruits que nous avions mangés ; et je regardai les ronces, elles étaient couvertes de mûres ; machinalement j'en pris une, et je la portai à ma bouche ; le curé avait ouvert son bréviaire et marmottait tout bas ses oremus et j'entendais au bout de l'allée la bêche des fossoyeurs qui creusaient la tombe. Tout à coup, ils nous appelèrent, le curé ferma son livre et nous allâmes voir ce qu'ils nous voulaient.

Ils avaient trouvé un cercueil. D'un coup de pioche, ils firent sauter le couvercle et nous aperçûmes un squelette démesurément long, couché sur le dos, qui, de son oeil creux, semblait encore nous regarder et nous défier ; j'éprouvai un malaise, je ne sais pourquoi j'eus presque peur. « Tiens ! s'écria un des hommes, regardez donc, le gredin a un poignet coupé, voilà sa main. » Et il ramassa à côté du corps une grande main desséchée qu'il nous présenta. « Dis donc, fit l'autre en riant, on dirait qu'il te regarde et qu'il va te sauter à la gorge pour que tu lui rendes sa main.
- Allons mes amis, dit le curé, laissez les morts en paix et refermez ce cercueil, nous creuserons autre part la tombe de ce pauvre monsieur Pierre. »
Le lendemain tout était fini et je reprenais la route de Paris après avoir laissé cinquante francs au vieux curé pour dire des messes pour le repos de l'âme de celui dont nous avions ainsi troublé la sépulture.

(1)...mettre ta montre chez ma tante : Mettre ta montre au mont-de-piété ; expression ironique visant à dénoncer ceux qui ont recours à leur famille. Retour
(2) Antoine : St Antoine était un personnage de l'antiquité chrétienne ; la légende veut qu'il ait eu pour compagnon un porc. Retour
(3) Sérail : Harem. Retour


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Guy de Maupassant :
La Main d'écorché.

 

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Il y a huit mois environ, un de mes amis, Louis R.... avait
réuni, un soir, quelques camarades de collège ; nous buvions
du punch et nous fumions en causant littérature, peinture, et
en racontant, de temps à autre, quelques joyeusetés, ainsi que
cela se pratique dans les réunions de jeunes gens. Tout à coup
la porte s'ouvre toute grande et un de mes bons amis d'enfance
entre comme un ouragan. « Devinez d'où je viens, s'écrie-t-il
aussitôt. - Je parie pour Mabille, répond l'un, - non, tu es
trop gai, tu viens d'emprunter de l'argent, d'enterrer ton oncle,
ou de mettre ta montre chez ma tante(1), reprend un autre.-
Tu viens de te griser, riposte un troisième, et comme tu as
senti le punch chez Louis, tu es monté pour recommencer.
- Vous n'y êtes point, je viens de P... en Normandie, où j'ai
été passer huit jours et d'où je rapporte un grand criminel de
mes amis que je vous demande la permission de vous présenter.»
A ces mots, il tira de sa poche une main d'écorché ; cette
main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme cris-
pée, les muscles, d'une force extraordinaire, étaient retenus
à l'intérieur et à l'extérieur par une lanière de peau par-
cheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des
doigts ; tout cela sentait le scélérat d'une lieue. « Figurez-
vous, dit mon ami, qu'on vendait l'autre jour les défroques
d'un vieux sorcier bien connu dans toute la contrée ; il allait
au sabbat tous les samedis sur un manche à balai, pratiquait la
magie blanche et noire, donnait aux vaches du lait bleu et
leur faisait porter la queue comme celle du compagnon de
saint Antoine(2). Toujours est-il que ce vieux gredin avait une
grande affection pour cette main, qui, disait-il, était celle d'un
célèbre criminel supplicié en 1736, pour avoir jeté, la tête la
première, dans un puits sa femme légitime, ce quoi faisant je
trouve qu'il n'avait pas tort, puis pendu au clocher de l'église
le curé qui l'avait marié. Après ce double exploit, il était allé
courir le monde et dans sa carrière aussi courte que bien rem-
plie, il avait détroussé douze voyageurs, enfumé une vingtaine
de moines dans leur couvent et fait un sérail(3) d'un monastère
de religieuses. - Mais que vas-tu faire de cette horreur ?
nous écriâmes-nous. - Eh parbleu, j'en ferai mon bouton de
sonnette pour effrayer mes créanciers. - Mon ami, dit Henri
Smith, un grand Anglais très flegmatique, je crois que cette
main est tout simplement de la viande indienne conservée par
le procédé nouveau, je te conseille d'en faire du bouillon. -
Ne raillez pas, messieurs, reprit avec le plus grand sang-froid
un étudiant en médecine aux trois quarts gris, et toi, Pierre,
si j'ai un conseil à te donner, fais enterrer chrétiennement ce
débris humain, de crainte que son propriétaire ne vienne te le
redemander; et puis, elle a peut-être pris de mauvaises habitu-
des cette main, car tu sais le proverbe : "Qui a tué tuera" -
Et qui a bu boira », reprit l'amphitryon. Là-dessus, il versa à
l'étudiant un grand verre de punch, l'autre l'avala d'un seul
trait et tomba ivre mort sous la table. Cette sortie fut accueillie
par des rires formidables, et Pierre élevant son verre et saluant
la main : « Je bois, dit-il, à la prochaine visite de ton maître »,
puis on parla d'autre chose et chacun rentra chez soi.
Le lendemain, comme je passais devant sa porte, j'entrai
chez lui, il était environ deux heures, je le trouvai lisant et
fumant. « Eh bien, comment vas-tu ? lui dis-je. - Très bien,
me répondit-il. - Et ta main ? - Ma main, tu as dû la voir
à ma sonnette où je l'ai mise hier soir en rentrant, mais à ce
propos figure-toi qu'un imbécile quelconque, sans doute pour
me faire une mauvaise farce, est venu carillonner à ma porte
vers minuit ; j'ai demandé qui était là, mais comme personne
ne me répondait, je me suis recouché et rendormi. »
En ce moment, on sonna, c'était le propriétaire, personnage
grossier et fort impertinent. Il entra sans saluer. « Mon-
sieur, dit-il à mon ami, je vous prie d'enlever immédiatement
la charogne que vous avez pendue à votre cordon de sonnette,
sans quoi je me verrai forcé de vous donner congé.
- Monsieur, reprit Pierre avec beaucoup de gravité, vous
insultez une main qui ne le mérite pas, sachez qu'elle a ap-
partenu à un homme fort bien élevé. » Le propriétaire tourna
les talons et sortit comme il était entré. Pierre le suivit,
décrocha sa main et l'attacha à la sonnette pendue dans son
alcôve ! «Cela vaut mieux, dit-il, cette main, comme le "Frère,
il faut mourir" des Trappistes, me donnera des pensées sérieu-
ses tous les soirs en m'endormant.» Au bout d'une heure je le
quittai et je rentrai à mon domicile.
Je dormis mal la nuit suivante, j'étais agité, nerveux ; plu-
sieurs fois je me réveillai en sursaut, un moment même je me
figurai qu'un homme s'était introduit chez moi et je me levai
pour regarder dans mes armoires et sous mon lit ; enfin, vers
six heures du matin, comme je commençais à m'assoupir, un coup
violent frappé à ma porte, me fit sauter du lit ; c'était le
domestique de mon ami, à peine vêtu, pâle et tremblant. « Ah
monsieur ! s'écria-t-il en sanglotant, mon pauvre maître qu'on
a assassiné.» Je m'habillai à la hâte et je courus chez Pierre.
La maison était pleine de monde, on discutait, on s'agitait,
c'était un mouvement incessant, chacun pérorait, racontait et
commentait l'événement de toutes les façons. Je parvins à grand-
peine jusqu'à la chambre, la porte était gardée, je me nommai,
on me laissa entrer. Quatre agents de la police étaient debout
au milieu, un carnet à la main, ils examinaient, se parlaient
bas de temps en temps et écrivaient ; deux docteurs causaient
près du lit sur lequel Pierre était étendu sans connaissance. Il
n'était pas mort, mais il avait un aspect effrayant. Ses yeux
démesurément ouverts, ses prunelles dilatées semblaient regar-
der fixement avec une indicible épouvante une chose horrible
et inconnue, ses doigts étaient crispés, son corps, à partir du
menton, était recouvert d'un drap que je soulevai. Il portait
au cou les marques de cinq doigts qui s'étaient profondément
enfoncés dans la chair, quelques gouttes de sang maculaient
sa chemise. En ce moment une chose me frappa, je regardai par
hasard la sonnette de son alcôve, la main d'écorché n'y était
plus. Les médecins l'avaient sans doute enlevée pour ne point
impressionner les personnes qui entreraient dans la chambre du
blessé, car cette main était vraiment affreuse. Je ne m'informai
point de ce qu'elle était devenue.






Je coupe maintenant, dans un journal du lendemain, le récit
du crime avec tous les détails que la police a pu se procurer.
Voici ce qu'on y lisait :
« Un attentat horrible a été commis hier sur la personne d'un
jeune homme, M. Pierre B.., étudiant en droit, qui appartient à
une des meilleures familles de Normandie. Ce jeune homme était
rentré chez lui vers dix heures du soir, il renvoya son domes-
tique, le sieur Bouvin, en lui disant qu'il était fatigué et
qu'il allait se mettre au lit. Vers minuit, cet homme fut ré-
veillé tout à coup par la sonnette de son maître qu'on agitait
avec fureur. Il eut peur, alluma une lumière et attendit ; la
sonnette se tut environ une minute, puis reprit avec une telle
force que le domestique, éperdu de terreur, se précipita hors
de sa chambre et alla réveiller le concierge, ce dernier courut
avertir la police et, au bout d'un quart d'heure environ, deux
agents enfonçaient la porte. Un spectacle horrible s'offrit à
leurs yeux, les meubles étaient renversés, tout annonçait
qu'une lutte terrible avait eu lieu entre la victime et le mal-
faiteur. Au milieu de la chambre, sur le dos, les membres rai-
des, la face livide et les yeux effroyablement dilatés, le
jeune Pierre B... gisait sans mouvement ; il portait au cou les
empreintes profondes de cinq doigts. Le rapport du docteur
Bourdeau, appelé immédiatement, dit que l'agresseur devait
être doué d'une force prodigieuse et avoir une main extraordi-
nairement maigre et nerveuse, car les doigts qui ont laissé
dans le cou comme cinq trous de balle s'étaient presque rejoints
à travers les chairs. Rien ne peut faire soupçonner le mobile du
crime, ni quel peut en être l'auteur. La justice informe. »




















On lisait le lendemain dans le même journal :
« M. Pierre B.... la victime de l'effroyable attentat que nous
racontions hier, a repris connaissance après deux heures de
soins assidus donnés par M. le docteur Bourdeau. Sa vie n'est
pas en danger, mais on craint fortement pour sa raison ; on
n'a aucune trace du coupable. »

En effet, mon pauvre ami était fou ; pendant sept mois, j'
allai le voir tous les jours à l'hospice où nous l'avions placé,
mais il ne recouvra pas une lueur de raison. Dans son délire,
il lui échappait des paroles étranges et, comme tous les fous,
il avait une idée fixe, il se croyait toujours poursuivi par un
spectre. Un jour, on vint me chercher en toute hâte en me disant
qu'il allait plus mal, je le trouvai à l'agonie ! Pendant deux
heures, il resta fort calme, puis tout à coup, se dressant sur
son lit malgré nos efforts, il s'écria en agitant les bras et
comme en proie à une épouvantable terreur : « Prends-la !
prends-la ! Il m'étrangle, au secours, au secours ! » Il fit deux
fois le tour de la chambre en hurlant, puis il tomba mort, la
face contre terre.
Comme il était orphelin, je fus chargé de conduire son
corps au petit village de P... en Normandie, où ses parents
étaient enterrés. C'est de ce même village qu'il venait, le soir
où il nous avait trouvés buvant du punch chez Louis R... et
où il nous avait présenté sa main d'écorché. Son corps fut
enfermé dans un cercueil de plomb, et quatre jours après, je
me promenais tristement avec le vieux curé qui lui avait donné
ses premières leçons, dans le petit cimetière où l'on creusait sa
tombe. Il faisait un temps magnifique, le ciel tout bleu ruisse-
lait de lumière, les oiseaux chantaient dans les ronces du talus,
où bien des fois, enfants tous deux, nous étions venus manger
des mûres. Il me semblait encore le voir se faufiler le long de
la haie et se glisser par le petit trou que je connaissais bien,
là-bas, tout au bout du terrain où l'on enterre les pauvres, puis
nous revenions à la maison, les joues et les lèvres noires du jus
des fruits que nous avions mangés ; et je regardai les ronces,
elles étaient couvertes de mûres ; machinalement j'en pris une,
et je la portai à ma bouche ; le curé avait ouvert son bréviaire
et marmottait tout bas ses oremus et j'entendais au bout de
l'allée la bêche des fossoyeurs qui creusaient la tombe. Tout à
coup, ils nous appelèrent, le curé ferma son livre et nous
allâmes voir ce qu'ils nous voulaient.

Ils avaient trouvé un cercueil. D'un coup de pioche, ils
firent sauter le couvercle et nous aperçûmes un squelette
démesurément long, couché sur le dos, qui, de son oeil creux,
semblait encore nous regarder et nous défier ; j'éprouvai un
malaise, je ne sais pourquoi j'eus presque peur. « Tiens ! s'
écria un des hommes, regardez donc, le gredin a un poignet cou-
pé, voilà sa main. » Et il ramassa à côté du corps une grande
main desséchée qu'il nous présenta. « Dis donc, fit l'autre en
riant, on dirait qu'il te regarde et qu'il va te sauter à la gorge
pour que tu lui rendes sa main. - Allons mes amis, dit le curé,
laissez les morts en paix et refermez ce cercueil, nous creuse-
rons autre part la tombe de ce pauvre monsieur Pierre. »
Le lendemain tout était fini et je reprenais la route de
Paris après avoir laissé cinquante francs au vieux curé pour
dire des messes pour le repos de l'âme de celui dont nous
avions ainsi troublé la sépulture.

 

 

 

 

(1)...mettre ta montre chez ma tante : Mettre ta montre au mont-de-piété ; expression ironique visant à dénoncer ceux qui ont recours à leur famille. Retour
(2) Antoine : St Antoine était un personnage de l'antiquité chrétienne ; la légende veut qu'il ait eu pour compagnon un porc. Retour
(3) Sérail : Harem. Retour

1. Le narrateur se nomme-t-il ? Quel effet Maupassant cherche-t-il à produire ici ?

2. L'histoire est-elle récente ou lointaine ? Qu'en déduisez-vous?

3. Quel genre de personnages l'écrivain nous décrit-il (1 à 5)?

4. Commentez le passage : ... «tu es trop gai, tu viens d'emprunter de l'argent, d'enterrer ton oncle, ou de mettre ta montre chez ma tante»... (8 à 10)

5. Quelle trouvaille le nouvel arrivant exhibe-t-il (13 à 21)? Cette acquisition vous paraît-elle de bon goût ?

6. Relevez les adjectifs décrivant la main (16 à 21)

7. Que pensez-vous du passage relatif au sorcier (21 à 27)?

8. Qu'est-ce que la magie noire ? Et la magie blanche ? Pourquoi l'opposition des deux (25) est-elle amusante ?

9. Quelle forme avait la queue des vaches du sorcier (26-27)?

10. A qui appartenait réellement la main (27 à 36)? En quelle année fut-il suplicié ?

11. Le récit de ses méfaits vous paraît-il réaliste ou caricatural ? Pourquoi le jeune homme se moque-t-il du mariage ?

12. Qui est Henri Smith (38-39)? Qu'est-ce que le flegme (39)? Comment se manifeste le sien ?

13. Quel conseil l'étudiant en médecine donne_t_il au héros (42 à 47)?

14. Qui est Pierre (43)?

15. Commentez sa «sortie ».

16. Que s'est-il passé pendant la nuit (54 à 62)? Comment Pierre interprète-t-il cet incident ?, comment l'interprétez-vous ?

17. Comment le propriétaire est-il décrit (63-64)? Qu' exige-t-il de Pierre ? De quoi le menace-t-il ?

18. Commentez la réplique humoristique de Pierre (68 à 70).

19. Qu'arrive-t-il au narrateur la nuit suivante (77 à 80)? Comment Maupassant traduit-il la grande nervosité de son personnage ? Relevez les termes et expressions significatives.

20. Que se passe-t-il à 6 heures du matin (81 à 85)? Quels éléments vous indiquent que l'affaire est très grave ?

21 . Pourquoi y a-t-il beaucoup de monde sur les lieux du drame (85 à 88)? Que font ces gens ?

22. La police est-elle également sur les lieux (90 à 92)?

23. Que vous indique la présence des deux médecins dans la pièce (92-93)?

24. Commentez la description de Pierre (93 à 101). Que cherche à traduire ici Maupassant ?

25. Le jeune homme est-il mort ? Pourquoi sa blessure est-elle étrange?

26. Le narrateur est frappé par un détail; lequel (101 à 106)? Quelle explication trouve-t-il à cette disparition ? Qu'en pensez-vous ?


COMMENTAIRE DE TEXTE
Fait divers (110 à 134)

I. Les personnages
1. Qui parle ici ?
2. Quelle profession exerce ce personnage ?

II. L'histoire
1. A quoi servent les guillemets?
2. Pourquoi cet article ajoute-t-il vie et mouvement au texte ?
3. Donnez un titre à chacune des 5 parties de ce passage :
1ère partie : 110 à 112
2ème partie : 112 à 122
3ème partie : 122 à 128
4ème partie : 128 à 133
5ème partie : 133-134

III. Le texte
1. Pourquoi parle-t-on d'«attentat » (110)?
2. Comment le jeune homme est-il présenté (110 à 112)?
3. Qui est le sieur Bouvin (114)?
4. Pourquoi le journaliste cite-t-il le nom du domestique alors qu'il ne donne que l'initiale du personnage central de son article ?
5. A quel moment Pierre B. s'est-il réveillé (112 à 117)? Pourquoi cette heure est-elle «stratégique» ?
6. Comment la blessure est-elle décrite (131 à 133)?
7. Que signifie l'expression «la justice informe» (134)?

IV. Au-delà du texte
1. Imaginez le gros titre précédant cet article.
2. Racontez en utilisant un style journalistique un incident anodin de façon à le rendre absolument sensationnel.


27. Que dit l'article du lendemain (136 à 140)?

28. Cette «amélioration» a-t-elle été facile à obtenir ?

29. Pierre guérit-il (141)? Pourquoi ce nouvel élément renforce-t-il l'aspect fantastique et le caractère horrible de l'agression ?

30. Pourquoi pouvons-nous dire que l'unité de temps change brusquement (141 à 143)?

31. L'état mental de Pierre s'améliore-t-il au fil du temps ? Relevez la phrase qui vous l'indique (142 à 146).

32. Qu'est-ce qu'une idée fixe (145)?

33. Quelle est l'idée fixe de Pierre (144 à 146)? Comment s'explique-t-elle selon vous ?

34. Résumez la scène précédant la mort de Pierre (147 à 153).

35. Commentez la phrase : «Prends-la ! prends-la ! Il m'étrangle, au secours, au secours !». Comment expliquez-vous le passage du féminin au masculin ?

36. Pourquoi la fin de Pierre est-elle dramatique ? Meurt-il jeune ou âgé ?

37. Pour quelle raison le narrateur s'occupe-t-il des funérailles de son ami (154-155)?

38. Où le fait-il enterrer (154 à 158)? Que pensez-vous de ce hasard ?

39. Pourquoi le narrateur est-il assailli par ses souvenirs d'enfance (158 à 173)? Quel est selon vous son état d'esprit ?

40. Quel élément nouveau vient interrompre la promenade des 2 hommes (174 à 176)?

41. Pour quelles raisons cette découverte est-elle terrifiante (177 à 183)? Relevez les termes les plus inquiétants.

42. Le fait que ce squelette ait un poignet coupée est-il selon vous une coïncidence?

43. Comment Maupassant nous amène-t-il à penser que ce mort et l'agresseur de Pierre sont liés (182 à 185)?

44. Commentez la réaction du curé et celle du narrateur (185 à 191).

45. Cherchez dans une encyclopédie le mot folie et citez les noms de plusieurs formes de folie différentes.

 

SYNTHÈSE - La Main d'écorché

I. L'ACTION

1. Où se déroule cette histoire ? Maupassant nous le dit-il ? Pourquoi pouvons-nous cependant supposer qu'elle se situe à paris ?
2. Qui est Louis R. ?
3. Qui sont les autres personnages ? Sont-ils jeunes, âgés, riches, pauvres, gais, tristes?...
4. Dans quel but Maupassant ne nous donne-t-il que leurs initiales où leurs prénoms ?
5. Pourquoi selon vous met-il en scène cette bande de fêtards ? Utilise-t-il souvent ce genre de personnages ?
6. Cette histoire s'est-elle déroulée récemment ou bien est-ce le récit d'événements déjà anciens ?
7. Qui est Pierre ? Que ramène-il ?
8. Qu'est-ce qu'un écorché ?
9. Où le personnage a-t-il trouvé cette horreur ? Pourquoi tant de mystère selon vous ?
10. Que désire-t-il faire de cette relique ? Que pensez-vous de ce goût pour la provocation ?
11. Que lui suggère Henri Smith ?
12. Où Pierre accrochera-t-il sa relique finalement ?


II. LE FANTASTIQUE

1. Dans quelles conditions Pierre a-t-il acquis la Main ?
2. Qu'est-ce qu'un sabbat ?
3. Pour quels méfaits le propriétaire de la main a-t-il été suplicié ?
4. Que conseille à Pierre l'étudiant en médecine ? N'est-ce pas surprenant de sa part ? Quel proverbe cite-t-il ? Qu'en pensez-vous ?
5. Quel toast Pierre porte-t-il (l. 53)?
6. Que se passe-t-il chez Pierre durant la première nuit ? Pourquoi ce détail, présenté de façon anodine par le jeune homme, est-il inquiétant ?
7. Par qui le narrateur est-il éveillé en sursaut la nuit suivante ? Pour quelle raison ?
8. Dans quel état trouve-t-il son ami ? Est-il mort ?
9. Pourquoi la description de l'expression de son visage et des blessures de son cou fait-elle penser qu'il s'est produit quelque chose de surnaturel ?
10. Qui est le docteur Bourdeau ?
11. Pierre succombe-t-il à ses blessures physiques ?
12. Que se passe-t-il lors de l'agonie de Pierre ? Que dit-il ? Quel sens ont ses paroles ? Comment les interpréter ?
13. Où Pierre sera-t-il enterré ? Comment expliquez-vous cette coïncedence ? Peut-on parler de vengeance ?
14. Quelle étrange découverte les fossoyeurs font-ils en creusant sa tombe ?
15. Comment Maupassant donne-t-il l'impression que le squelette est vivant et réagit ?
16. Quels points communs le squelette et l'écorché présentent-ils ?
17. Le curé a la même réaction que l'étudiant en médecine. Laquelle ? Pourquoi ?
18. Que fait le narrateur avant de quitter le village normand ? Dans quel but ?