Adaptation pour la scène d’un conte québécois, « La Tête qui roule », un conte tiré de Contes cornus, légendes fourchues de Bryan Perro (www.place-publique.com/melpomene/).
Retrouvez ce texte et l’ensemble de la production des Éditions des Glanures sur le site : www.glanures.qc.ca
La Tête qui roule.
(Georges et Maude entrent, Maude semble très malade).
MARCEL
- Bonsoir Georges, la traversée du fleuve (St-Laurent) a été bonne ? Tu nous ramènes une jolie dame.
(Georges fait signe d'arrêter et de verser un verre).
(Marcel s'exécute, Maude part vers les toilettes. On l'entend vomir).
GEORGES
- Deux doigts de Jamaïque Marcel, t'suite.
MARCEL
- Qu'est-ce qui s'est passé ? Raconte !
GEORGES
- Il ne s'est rien passé. Ça va.
MARCEL
- Non, au contraire, ça n'a pas l'air d'aller du tout.
GEORGES
- Veux-tu te mêler de tes affaires Marcel !
(Maude arrive).
GEORGES
- Tenez, buvez ça d'un coup. Ça devrait vous remonter.
MAUDE
- Qu'est-ce que c'est ?
GEORGES
- Ça n'a pas d'importance, buvez… allez d'un coup. (Maude s'exécute).
MAUDE
- C'est vrai que ça fait du bien, ça remet les idées en place.
MARCEL
- C'est le mal de mer. Moi aussi je suis comme ça, dès que je mets le pied sur un bateau le mal de coeur me prend c'est pas
long. La traversée du fleuve entre Québec et Lévis, ça pardonne pas.
GEORGES
- C'est ça, donne sa clé à madame. Vous devez être fatiguée, je vais monter vos bagages.
MAUDE
- Ça va mieux, ce ne sera pas nécessaire, merci. C'est juste que je ne suis pas habituée de voir autant de sang.
MARCEL
- Autant de sang ? Georges, c'est quoi cette affaire-là ?
GEORGES
- C'est rien, c'est rien. Madame a eu une faiblesse. Elle pense avoir vu des choses… des affaires qui n'existent pas. C'est
rien je te dis.
MAUDE
- Ah non, je vous demande bien pardon, je l'ai très clairement vue.
GEORGES
- D'après moi vous devriez vous reposer. Il y avait tellement de brouillard que vous avez pu voir n'importe quoi.
L'imagination nous joue souvent des tours.
MAUDE
- C'était tellement réel, jamais j'aurais pu imaginer ça !
MARCEL
- Pour l'amour du bon Dieu, allez-vous me dire une fois pour toute de quoi vous parlez !
GEORGES
- Excusez l'impertinence de Marcel. Les tenanciers d'auberge de Lévis sont beaucoup plus curieux que ceux de Québec. Ils sont
plus occupés à parler qu'à servir les clients.
MARCEL
- Parfois on discute de choses étranges qui arrivent, mais… pas cette fois-ci j'ai bien l'impression !
MAUDE
- Je vais vous en parler, peut-être que vous savez ce que c'est. Monsieur Georges dit que c'est mon imagination, mais j'ai
clairement vu une tête, une grosse figure moustachue, avec un air épouvantable, qui se promenait au-dessus du fleuve dans le brouillard.
Tout à coup la tête s'est mise à rouler sur les vagues en envoyant du sang partout. Même s'il faisait nuit, j'ai clairement vu l'eau
devenir toute rouge. Je suis surprise que l'on n'ait pas été tous aspergés de sang !
MARCEL
- Est-ce qu'il y a d'autres gens qui l'ont aperçue ?
GEORGES
- Non, on était peut-être une vingtaine à bord, c'est la seule qui a vu ça.
MARCEL
- Qui était le capitaine ?
GEORGES
- Tu le sais autant que moi, arrête de faire l'innocent ! C'était Jean Soûlard.
MARCEL
- Dans ce cas-là tout s'explique.
GEORGES
- Depuis le début que je le sais que tout s'explique. J'avais juste pas envie de le raconter à soir. Ça me brise le coeur à
chaque fois.
MAUDE
- Est-ce que je pourrais savoir de quoi il s'agit ? Vous me semblez bien au courant. Vous auriez pu me le dire monsieur Georges
que vous le saviez !
GEORGES
- C'est trois fois rien, juste une vieille histoire.
MARCEL
- Une vieille histoire qui « refait surface » assez souvent.
MAUDE
- Messieurs, allez-vous finir par me dire de quoi il s'agit ?
MARCEL
- Vous souvenez-vous du capitaine de chaland qui vous a fait traverser ce soir ?
MAUDE
- Oui très bien.
MARCEL
- Eh bien c'est Jean Soûlard, le fils de Pierre Soûlard, capitaine de chaland lui-même.
GEORGES
- C'est sa grosse tête barbue que vous avez vue rouler sur l'eau.
MARCEL
- Pierre Soûlard était un des plus adroits capitaines de Québec et de la banlieue. L'hiver durant, quand la traversée était
dangereuse, tous requéraient ses services.
GEORGES
- D'une rare habilité, il parvenait par n'importe quel temps à conduire son chaland à bon port, sans avarie.
MARCEL
- Mais il semble que Pierre, nul ne sait vraiment pourquoi ni comment, a pris la mauvaise habitude de visiter les auberges
entre les traversées et de s'y attarder même un peu trop longtemps.
GEORGES
- Bref, en un temps relativement court, Pierre Soûlard est devenu la personnification de son nom de famille.
MARCEL
- Or un soir d'hiver, où le vent froid brûlait la figure, Pierre s'est attardé au bar encore un peu plus que d'habitude. La
marée avait tourné.
GEORGES
- Comme les rameurs avaient confiance dans la grande habilité de Pierre, personne n'hésita et le chaland partit dans la nuit
froide et noire.
MARCEL
- Comme les rameurs approchaient de Lévis, heureux du résultat de la traversée, un immense chariot de glace, revenant des
battures de Beauport, broya le chaland.
GEORGES
- Seuls Pierre Soûlard et un autre homme se sauvèrent, les dix autres périrent.
MAUDE
- Mon Dieu, c'est terrible !
MARCEL
- À partir de ce jour tous ses amis l'évitèrent. Il n'eut plus qu'une seule compagne, la bouteille.
GEORGES
- Il abandonna sa famille pour ne vivre que dans les tavernes et faire traverser des bûcherons ivres qui ne craignaient ni
Dieu, ni Diable.
MARCEL
- Mais les glaces se vengent de ceux qui les défient.
GEORGES
- Un an après l'accident, après avoir fêté avec un groupe d'irresponsables, il partit encore une fois contre la marée.
MMARCEL
- Au milieu du fleuve, un bloc de glace vint heurter le chaland violemment. Pierre Soûlard, debout à l'arrière, perdit
l'équilibre.
GEORGES
- Avant que ses compagnons puissent le secourir, un grand glaçon, tranchant comme un rasoir, le décapita.
MAUDE
- La tête roula lentement sur la glace en laissant après elle une longue traînée de sang, c'est ça ?
GEORGES
- Ensuite elle disparut dans les eaux noires du fleuve. Elle revient encore parfois, les soirs de brume ou de tempête.
MAUDE
- Que Dieu ait son âme. Ce pauvre homme avait l'air bien malheureux. Je suppose que son fils Jean Soûlard a repris le métier
pour racheter l'honneur de son père ?
MARCEL
- Exactement. On ne peut voir la tête que si c'est lui qui conduit le chaland.
MAUDE
- Messieurs, merci de vos éclaircissements. Je ne comprends toujours pas pourquoi vous ne vouliez pas me raconter cette histoire
avant.
MARCEL
- Voici votre clé, bonsoir.
MAUDE
- Bonsoir. (Elle quitte).
MARCEL
- Quel malheur de penser qu'une jeune femme si charmante n'en ait plus que pour un an à vivre !
GEORGES
- Elle a aperçu la tête qui roule. Tous ceux qui la voient meurent dans l'année, c'est fatal. Pas un jusqu'ici n'y a
échappé.
MARCEL
- Vraiment ? Pas un !
GEORGES
- C'est triste tout de même de mourir quand on est jeune, heureux et qu'on aime la vie.
MARCEL
- Espérons que la pauvre aura au moins une année de parfait bonheur.
GEORGES
- Bon, je retourne à Québec, j'en ai assez. Je te verrai la semaine prochaine.
MARCEL
- Georges, si tu voyais la tête en retournant, pense à moi, t'as une belle auberge, y faudrait pas que ça tombe dans les mains
de n'importe qui après ta mort.
GEORGES
- Marcel, arrête de te payer ma tête.
ISBN 2-920764-26-8
© Éditions des Glanures, 1997