Marguerite et le mari Jaloux.
Marguerite subit avec patience et résignation les colères de son mari jaloux. Un jour, une visite inattendue lui offrira l'occasion de se débarrasser définitivement de lui.
Il était une fois une femme,
Marguerite, qui avait épousé Julien, un bossu. Peu de temps
après son mariage, elle découvrit que son Julien était jaloux.
Jaloux que c'en était une maladie.
Ce Julien était vendeur de chaussures. Tous les jours, il
emplissait sa voiture de boîtes de chaussures pour aller les
vendre dans les paroisses avoisinantes. Mais souvent, après deux
ou trois heures d'absence, la jalousie le prenait et il rentrait
à la maison pour surprendre sa femme.
Un bon matin, il dit à Marguerite :
- Ce matin je pars et je te déclare que je ne reviendrai pas
avant demain soir.
Sa femme, qui ne le croyait pas, lui dit :
- Tu feras bien comme de coutume, tu reviendras à la course
quand ta jalousie te reprendra.
- Pas d'affaire ! Cette fois, je ne reviens pas avant demain
soir, répliqua Julien.
Et il s'en va, sa voiture bien chargée de chaussures à vendre.
Et à peine a-t-il quitté la place qu'arrivent devant la maison
trois bossus... Trois bossus ! Marguerite les regarde : ils ont
chacun une bosse dans le dos, ils ont l'air affamés, mais
plutôt joyeux. Elle se dit que ces bossus sont des infirmes
comme son mari. Et l'un d'eux l'interpelle :
- Ma bonne dame, vous pourriez pas nous donner à manger ? Ça
fait longtemps qu'on n'a pas mangé.
Prise de pitié pour les trois infortunés, Marguerite répond :
- Bien sûr que je vais vous donner à manger. Entrez donc, mon
mari est absent.
Et Marguerite leur prépare des crêpes et les trois bossus se
régalent en racontant des histoires car, on a beau être bossu,
on peut aimer la rigolade. Soudain, Marguerite entend les pas
d'un cheval lancé au galop. C'est Julien qui revient !
- Mes amis vous êtes morts ! Voilà mon mari qui rentre ; c'est
certain qu'il va vous tuer.
Au fond de la salle il y avait un grand coffre de six pieds de
long. Vite, elle l'ouvre et pousse les bossus qui entrent tous
les trois dedans. Elle saute sur le couvercle pour bien le fermer
et tourne la clef dans la serrure. Et voilà Julien qui entre,
les yeux pleins de soupçons. Il ouvre les armoires, fouille la
maison, culbute le grand coffre dans une grande fureur. Mais il
ne trouve rien. Il dit alors à sa femme :
- Je vois bien que la jalousie ne m'a pas lâché. Mais je vais
repartir et je ne reviendrai que demain. Je le promets.
Marguerite est tellement bouleversée qu'elle court chez une
voisine et oublie les bossus dans le coffre. Quand elle revient,
au bout de quelques heures, elle ouvre le coffre et constate que
les trois hommes sont morts.
- Mon Dieu ! ils sont morts comme trois clous. Comment est-ce que
je vais m'en débarrasser ?
Marguerite se dit qu'elle doit faire vite. Qui sait si le Julien
ne va pas être repris de sa jalousie ? Elle part au village et
engage un charretier pour aller jeter un bossu mort à la
rivière.
- Deux piastres que ça va vous coûter.
- D'accord, dit Marguerite en s'empressant de retourner chez elle
pour préparer le chargement.
Rendue là, elle tire les bossus hors du coffre. Ils sont raides
comme des barres de fer. Elle en prend un et le hisse debout sur
la galerie appuyé sur un poteau. Et voilà que le charretier
arrive :
- Où c'qui est votre bossu ? demande-t-il.
- Monsieur, le voici, dit-elle indiquant celui qui est sur la
galerie.
Le charretier le prend et le hisse dans sa charrette. Arrivé au
bord de la rivière, il attrape le bossu, une poigne sur le cou
et l'autre par le fond de ses culottes et il le lance dans la
rivière. Satisfait, il revire de bord et s'en va chercher sa paye.
Pendant ce temps, Marguerite prend le deuxième bossu et le
dispose comme l'autre, bien appuyé sur le poteau de la galerie.
Quand le charretier arrive, il dit :
- Voilà madame. Maintenant, payez-moi.
- Comment ça « payez-moi » ! Je vous paierai quand vous aurez
fait votre ouvrage ! Votre bossu est toujours là.
Vous comprenez que le charretier n'est pas de bonne humeur. Il
rattrape le maudit bossu et le remet dans sa charette. Arrivé au
bord de la rivière, il le saisit par le fond de culotte et le
projette de toutes ses forces au beau milieu de la rivière en
criant :
- Cette fois, tu reviendras pas de là, c'est moi qui te le dis !
Et il retourne chez Marguerite et réclame son argent. Et elle,
pendant ce temps, a sorti le troisième bossu et l'a mis à la
place des autres.
- Deux voyages pour un, sûrement que j'ai gagné ma paye !
- Comment, monsieur ? Vous payer ? Faites donc votre ouvrage
avant de réclamer vos deux piastres !
- Mais j'ai déjà fait deux voyages ! proteste le charretier.
- Pourtant, votre bossu est toujours là, dit-elle en désignant
le corps piqué droit debout sur la galerie.
Cette fois le charretier est en colère, il attrape le bossu et
le mène pas poliment. Arrivé à la rivière, il le lance si
fort qu'il traverse quasiment le cours d'eau. Le courant
l'emporte et le charretier hurle :
- Cette fois, c'est juré que je ne te reverrai plus !
Tandis que ceci se déroule, le Julien, son mari bossu, est
repris par sa maladie. D'affreux doutes l'assaillent et il
revient donc à la course sans sa voiture vers la maison. Le
charretier, sa tâche accomplie, vire sa charrette de bord et que
voit-il venir en bas du pont ? Le bossu !
- Ah ! s'écrie-t-il, je t'ai tiré par ici, et tu reviens par
là ? Bien cette fois tu ne passeras pas !
Et comme Julien monte sur le pont, le charretier se plante devant
lui, l'attrape et le lance dans la rivière.
Et c'est ainsi que le charretier a débarrassé Marguerite non
seulement de trois bossus mais aussi de son mari jaloux. Elle
s'est empressée de lui donner les deux piastres qu'elle lui
avait promises. On peut dire qu'il les avait bien méritées.
Ce récit est adapté d'un conte populaire de Sainte-Anne-de-la-Pocatière. Autrefois, on appelait commère et compère les marraine et parrain d'un nouveau-né. Le baptême était un événement important et être demandé pour être compère ou commère donnait une certaine importance. Le cortège des parents se rendait avec l'enfant à l'église, souvent le jour même de la naissance, et les membres de ce groupe qu'on appelait un compérage faisaient ensuite la fête.
Un ours et un renard étaient
voisins. L'ours se débrouillait très bien pour garnir son
garde-manger et le renard le savait. Il comptait sur sa ruse pour
profiter du fait que l'ours avait rangé dans une cache un plat
rempli d'une délicieuse motte de beurre frais.
Alors, un matin d'hiver, le renard s'arrêta devant la grotte de
l'ours qui dormait et se mit à hurler. Il hurlait à tue-tête.
L'ours sortit la tête de sa grotte et demanda :
- Hé l'ami, qu'as-tu donc à tant hurler ?
- Ah J'ai des ennuis !
- Quels ennuis ?
- On m'appelle pour être compère. Mais ça m'ennuie d'y aller.
- Vas-y donc. On te donnera à manger et tu te rempliras la
panse. Si on m'appelait, moi, je serais heureux d'accepter au
lieu de me lécher la patte tout l'hiver !
- C'est un bon conseil, dit le renard. Et il s'en alla. Mais il
n'alla pas très loin. Il fit un demi-tour et, sans bruit, il
entra dans la cache de l'ours par-derrière la grotte, où était
rangé le plat garni de beurre. Le renard mangea du beurre tout
son soûl et lorsqu'il eut fini, il retourna à l'avant de la
grotte et se mit à hurler de nouveau. L'ours sortit sa tête et
demanda :
- Comment appelles-tu ton filleul ?
- Je l'ai appelé Commencé.
- C'est un beau nom, cher renard, dit l'ours. S'il est bien
Commencé, il a encore loin à courir.
- Que c'est vrai ! fit le renard en saluant l'ours.
Le lendemain matin, le renard revint s'asseoir juste devant
l'ouverture de la grotte qui servait de logis à l'ours et il se
mit à hurler. Il hurlait à fendre l'âme. L'ours se réveilla,
sortit la tête dehors et demanda :
- Qu'as-tu donc, l'ami, à tant hurler ?
- Ne m'en parlez pas. On m'appelle encore pour être compère et
je ne veux pas y aller.
- Vas-y donc. On te soigne si bien lorsque tu es compère. Tu
reviens la panse bien rebondie.
- Vous avez raison.
Le renard partit aussitôt et, faisant demi-tour, il alla droit
à la cache de l'ours, où il mangea le beurre du plat jusqu'à
ce qu'il n'ait plus faim. Puis, il revint devant la grotte et
recommença ses hurlements.
- Comment as-tu nommé ce filleul-là ? demanda l'ours.
- Je l'ai nommé Moitié.
- Moitié ! C'est un beau nom, cher renard. Avec un nom comme
celui-là, il en a encore grand à courir.
- Ah ! mais oui ; sauf qu'il n'en a pas autant que l'autre qui
était Commencé !
Le renard s'en alla. Le lendemain il revint se poster devant la
grotte et il recommença à hurler de plus belle. L'ours se
réveilla, sortit le museau dehors et demanda :
- Pourquoi tant hurler, l'ami ?
- On ne cesse de m'appeler pour être compère. Mais je ne veux
plus y aller.
- Tu ne devrais pas te faire tant prier. Quand tu es compère tu
reviens toujours la panse bien remplie. Si on m'invitait, moi qui
me lèche la patte tout l'hiver, je ne me ferais pas longtemps
tirer l'oreille.
Et encore une fois, le renard fit mine de suivre le conseil de
l'ours en allant à la cache. Là, il mangea tout le beurre qui
restait jusqu'au fond du plat. Au retour, il se posta devant la
grotte et se mit à hurler une dernière fois.
L'ours sortit encore le museau et demanda :
- Comment l'as-tu appelé, ton filleul ?
- Je l'ai appelé Fond-léché.
- Ah ! quel beau nom, cher renard ! C'est toujours au fond qu'on
lèche le meilleur. Je voudrais tant qu'on m'appelât moi aussi
pour être compère, moi qui dois traverser l'hiver à me lécher
la patte.
Le renard s'en alla et ne reparut plus devant la grotte. L'hiver
passa et au printemps l'ours sortit et alla dans sa cache
chercher son plat plein de beurre. Il fut fort surpris et déçu
de constater qu'il était vide, le fond bien léché. Il s'en
alla chez le renard et lui dit :
- L'ami renard, je pense bien que tu m'as joué un tour cet hiver
lorsque tu étais appelé en compérage. Mon plat de beurre est
vide. Je me souviens que tes filleuls s'appelaient Commencé,
Moitié et Fond-léché. Alors, j'ai décidé d'être compère à
mon tour. Et je vais de suite te... commencer !
- Ah ! mon bon ours, gémit le renard, ne me dévore pas pendant
que tu es si fâché. Couche-toi à côté de moi et demain
matin, celui qui aura du beurre au derrière sera celui qui
l'aura mangé.
L'ours, qui adorait dormir, se laissa convaincre ; il se coucha
auprès de son rusé voisin et s'endormit. Pendant qu'il dormait,
le renard lui recouvrit le derrière d'une épaisse couche de
beurre frais qu'il était allé voler ailleurs la veille. Quand
il s'éveilla, l'ours sentit bien qu'il avait le derrière bien
beurré.
- Que je suis bête ! s'écria l'ours. J'ai dû moi-même
écraser ma motte de beurre pendant que j'étais à moitié
endormi cet hiver ! C'est pour ça que le plat est vide.
Le renard convint qu'il en était ainsi.
- Ce n'est pas grave ! dit-il à l'ours, maintenant tu peux te
lécher la patte !
Et depuis ce jour, le renard continue à jouer des tours et
l'ours, lui, lèche sa patte tout l'hiver en dormant. Et moi, on
m'a envoyée ici vous dire que le petit renard est bien plus fin
que l'ours.