La Coulobre.
Il semble que les amoureux, qu'ils soient de Provence ou d'ailleurs, rencontrent sur leur chemin bien des embûches et des épreuves, avant de pouvoir vivre en paix. Certains même n'y parviennent jamais, malgré la force de leurs sentiments et les preuves de leur courage. Ainsi en fut-il de Laure et de Pétrarque, devenus célèbres dans le monde entier grâce aux poèmes que le jeune homme écrivit sur sa bien aimée. Il paraîtrait que la Coulobre, une géante salamandre, tapie dans les eaux de la Sorgue, près de Fontaine-de-Vaucluse, leur ait donné quelques soucis...
Elle vivait sous un rocher recouvert par les eaux de la Sorgue. Pourtant, elle n'y avait pas toujours vécu. Autrefois, au temps où la Gaule hésitait entre l'ordre et la barbarie, elle n'était qu'une simple couleuvre qui se glissait dans les herbes hautes et se prélassait au soleil. Mais une couleuvre géante, qui ne trouvait pas de mari... Le seul qui voulut bien d'elle était un dragon hideux qui l'abandonna peu de temps après leurs noces pour s'en aller terroriser les pauvres gens sur d'autres terres de Provence. Quand la Coulobre s'aperçut qu'elle allait bientôt être mère, elle s'en fut cacher sa honte au milieu des eaux écumantes qui jaillissaient d'un inquiétant monde souterrain, au fond d'une vallée close. Elle n'en sortait que la nuit pour jeter la désolation sur toute la région.
Un soir, au temps où le roi
Clovis s'acharnait à mettre un peu d'ordre sur ces terres peu
civilisées, un saint du nom de Véran passa par là. Il arrivait
d'Italie et portait la bonne parole dans les villes et les
villages. Se nourrissant de fruits, s'abreuvant à l'eau des
sources, et couchant à la belle étoile sur les pentes du
Lubéron, il redonnait espoir aux pauvres gens, qui lui
contèrent les méfaits de cet animal devenu légendaire. Afin de
ramener la paix en cet endroit où, autrefois, il avait joué
enfant, le saint décida d'affronter le monstre.
Il guetta longtemps près du gouffre et vit enfin sortir des eaux
un serpent géant à la tête immonde, au corps visqueux, couvert
d'écailles phosphorescentes et muni de curieuses ailes de
chauve-souris. Au moment où le reptile allait se jeter sur cette
proie facile, Véran fit le signe de croix. Aussitôt, une
blessure sanglante apparut au flanc de l'animal qui poussa un
gémissement terrible avant de s'enfuir dans les airs.
La Coulobre vola longtemps, cherchant un lieu où se poser. Elle
vit bientôt se dresser devant elle les sommets des Alpes. À
bout de fatigue et de douleur, elle ne parvint pas à s'élever
plus haut dans le ciel et heurta un grand mont rocheux où elle
s'effondra. On la crut morte. Et plus tard naquit en ce lieu, un
hameau portant le nom du saint. Mais la Coulobre reparut,
parfois, sur les rives de la Sorgue. Et force fut à tout le
monde de croire qu'elle avait survécu et songeait même à se
venger.
Elle logeait sous un rocher, au fond de la rivière d'où elle ne
sortait que pour jeter son dévolu sur les jeunes gens qui lui
plaisaient et dont elle espérait qu'ils pourraient faire de bons
maris et de bons pères pour ses enfants. Mais aucun d'entre eux
ne voulait avoir pour épouse une créature aussi laide. Alors,
elle les entraînait dans son repaire où elle les dévorait sans
doute, car on ne les revoyait plus.
Des siècles plus tard, un jeune
Italien vint s'installer dans la région. Il acheta une maison
sur une rive de la Sorgue. Une maison avec deux jardins...
Par une belle matinée d'avril, il se rendit à l'église
Sainte-Claire d'Avignon où il aperçut la plus belle femme qu'il
eût jamais vue dans sa vie. Elle était blonde comme les herbes
sèches sous un soleil ardent et son visage était plus doux que
la plus douce des brises de l'été.
Le jeune étranger en tomba si amoureux qu'il voulut en savoir
davantage à son sujet et interrogea les gens du pays. On lui
apprit que la jeune femme se nommait Laure mais qu'elle était
déjà mariée au seigneur Hugues de Sade.
Le jeune homme, du nom de Pétrarque, tenta d'oublier la belle.
Il n'y parvint pas et se résolut à lui écrire pour lui
déclarer sa flamme. Mais la dame était vertueuse et ne
consentit, à force de lettres et de poèmes, qu'à venir un jour
visiter ses jardins et se promener avec lui. Le poète se
contenta de la promesse de sa présence, du désir de sentir
prochainement le regard de ses yeux clairs se poser sur lui et de
l'espoir d'entendre le son mélodieux de sa voix qui enchanterait
bientôt leurs conversations. En attendant, il envoya un peintre
supplier Laure de le laisser faire d'elle un habile portrait
miniature. L'épouse du seigneur Hugues accepta volontiers de
poser et, quelque temps après, le poète put porter sur lui, que
ce fut au bord des fontaines, dans les ruelles d'Avignon ou dans
les couloirs de sa maison, l'image de sa bien-aimée.
Cependant, la Coulobre n'était
pas insensible au charme du bel Italien. Elle nourrissait en
secret la chimère de l'emmener vivre avec elle et ses enfants.
Mais elle n'osait l'effrayer en se montrant à lui brusquement,
comme elle l'avait fait à d'autres jeunes gens qu'elle avait dû
croquer ensuite. Elle se tenait donc juste en dessous de la
surface des flots, frôlant les rives des jardins, où elle le
contemplait amoureusement, tandis qu'il écrivait et rêvait sous
les feuilles.
Par un bel après-midi, la Coulobre vit entrer chez son
bien-aimé, une femme si merveilleuse qu'elle comprit aussitôt
qu'aucun rêve ne lui était permis. Jamais le bel Italien ne
déciderait de son plein gré de venir vivre avec une créature
monstrueusement laide sous les eaux.
Folle de rage et de douleur,
elle bondit à la surface au moment où le poète se penchait sur
la main de son invitée pour y déposer un baiser. Voyant surgir
le monstre devant elle, Laure poussa un cri et tomba évanouie
dans l'herbe tandis que Pétrarque, saisissant son épée,
transperçait l'animal sans autre forme de procès. Afin
d'éviter à la dame de son coeur une vision affreuse, le jeune
homme rejeta le dragon à l'eau, avant qu'elle n'eût repris
conscience. Et le cadavre vogua au gré des flots jusqu'au
gouffre de la vallée close où il fut englouti à nouveau.
La nouvelle de cet exploit passa de bouche en bouche et le bel
Italien devint bientôt aussi fameux que saint Véran parmi les
gens du pays. Cela n'empêcha pas sa belle de demeurer aussi
vertueuse et fidèle à son époux, auquel elle donna onze
enfants.
Devenu célèbre par ses écrits, le poète repartit en Italie.
Par un beau matin d'avril, il apprit que Laure était morte le
jour de ses quarante ans, empoisonnée par une épidémie de
peste dont le souffle avait pris naissance, à ce que l'on
disait, dans les vapeurs du gouffre de la vallée close.
Inconsolable, il s'en alla sur tous les chemins d'Europe chanter
la beauté de celle qu'il avait aimée. Puis, vieilli, fatigué
d'honneurs et de richesses, il revint dans sa maison dont les
deux jardins conservaient le souvenir de Laure dans la blondeur
des herbes ensoleillées et dans la brise de l'été. Il y vécut
encore seize années... Parfois, il s'en allait rôder aux abords
de l'antre terrible où avait disparu la Coulobre. Mais il n'en
voyait surgir que des petites salamandres d'un noir d'encre,
tacheté d'or, dont on disait dans la région qu'elles étaient
les enfants du monstre et qu'elles n'avaient jamais grandi, faute
de parents à aimer.