Le Refuge de Maître Jacques.

 

Comme les saintes Marie, Lazare et Maximin, I'architecte du temple de Salomon quitta la Judée pour se réfugier en Provence. Son rival, Soubise, le poursuivit d'une haine tenace jusque de l'autre côté de la mer, par l'entremise de ses compagnons. Ce bâtisseur se nommait Maître Jacques et, dans la grotte même où Marie-Madeleine acheva sa vie, sur les pentes de la Sainte- Baume, il chercha refuge ...

Lorsqu'il quitta la Judée, Maître Jacques n'emporta rien que son savoir-faire. Et c'était bien suffisant. Personne n'avait son pareil pour dessiner les plans d'un temple ou d'une simple maison, pour donner du coeur aux pierres, de l'âme aux charpentes, des ailes aux toitures et de l'esprit aux fenêtres. Mais son talent lui attira la haine d'un autre architecte du nom de Soubise, qui avait aussi ses émules tout autour de la Méditerranée et ne supportait pas de lui être comparé.

Lorsque Maître Jacques débarqua en Provence, il crut s'y refaire une seconde vie. Dans la première ville où il s'arrêta, il avisa un groupe de solides gaillards et leur demanda du travail, afin de gagner quelque argent et de pouvoir s'installer.
- Que sais-tu faire ? lui demandèrent les habitants.
- Je sais construire des maisons, des palais et même des temples.
- Tu pourras donc nous être utile ! dit un homme attablé devant un verre de vin.
- Quel est ton nom ? questionna un autre.
- On m'appelle Maître Jacques et l'on dit de moi que je donne du coeur aux pierres, de l'âme aux charpentes, des ailes aux toitures et de l'esprit aux fenêtres.
Un silence stupéfait suivit ces paroles. Puis des cris de rage fusèrent :
- Nous sommes Compagnons de Soubise ! Que le diable t'emporte et fasse s'effondrer tes oeuvres !
Ils le battirent et le poursuivirent à coups de cailloux jusqu'aux abords d'un marais. Le pauvre homme se jeta dans les eaux. Il nagea dans les fonds vaseux, n'osant remonter à la surface où il craignait encore d'être la cible des frondes et des couteaux. À bout de souffle, il arracha un jonc, le glissa dans sa bouche et s'en servit pour respirer. Il demeura ainsi jusqu'au soir. Ses ennemis le crurent noyé et rentrèrent chez eux.
À la nuit tombée, tout trempé, couvert d'herbes et de boue, grelottant de froid, l'architecte sortit du marais et reprit sa route en direction d'une montagne dont l'ombre noire se découpait sur la lune. Il en grimpa les pentes escarpées, tenant toujours dans sa main le petit roseau qui lui avait sauvé la vie. Au détour d'un sentier escarpé, il aperçut l'entrée d'une grotte et y pénétra. À l'intérieur, il s'allongea et s'enfonça dans un profond sommeil.
Au matin, il s'aperçut qu'il avait dormi sur un lit de longs cheveux blonds. Il n'eut pas le temps de s'en étonner qu'il entendit des voix lui dire :
- C'est la grotte de Marie-Madeleine !
- Elle y vivait dans un dépouillement total, vêtue seulement d'une chevelure interminable.
L'architecte sursauta :
- Qui êtes-vous ? Ne me battez pas...
- Maître, nous sommes vos Compagnons. Depuis notre jeunesse, nous admirons vos oeuvres et tentons de vous imiter.
- Nous vous avons cherché toute la nuit...
- Demeurez caché ici. Une source y a jailli pour laver les mains de la sainte. Vous pourrez y boire à loisir. Et nous vous apporterons à manger.
Puis les jeunes gens s'en allèrent. Jacques vécut ainsi de longs mois, aimant à regarder danser les chardons bleus dans le vent qui les agitait à l'entrée de sa caverne. Tous les jours, à l'heure où le soleil se couche, ses compagnons fidèles venaient lui rendre visite avec un panier empli d'olives, de pain et de fromage. Ensemble, ils conversaient longuement sur leur métier. Maître Jacques leur donnait des conseils précieux et leur recommandait souvent de mettre toute leur ardeur à l'ouvrage. Grâce à lui, les garçons progressaient et seraient bientôt à même de construire aussi des maisons qui deviendraient de purs chefs-d'oeuvre. À son exemple, ils donneraient du coeur aux pierres, de l'âme aux charpentes, des ailes aux toitures et de l'esprit aux fenêtres...
Les admirateurs de Soubise ne tardèrent pas à repérer leur manège et, un soir, décidèrent de les suivre. Ils découvrirent l'endroit où se cachait Maître Jacques qu'ils avaient cru mort. Puis ils attendirent que ses amis l'eussent quitté. Alors, ils pénétrèrent dans la grotte, se jetèrent brutalement sur lui et le frappèrent de cinq coups de couteau avant de prendre la fuite sur le sentier où dévalaient les rocailles.
Quand les jeunes gens revinrent pour bavarder avec leur Maître et lui apporter son repas, ils le trouvèrent agonisant. Il eut le temps de murmurer :
- N'essayez pas de me venger. Ce serait d'inutiles batailles... Songez plutôt à préserver le souvenir de mes travaux et poursuivez mon oeuvre en y mettant toute votre ardeur et le savoir-faire que je vous ai transmis.
Ensuite, il rendit le dernier soupir.
Avant de l'ensevelir dans la grotte, ses disciples lui firent un brin de toilette. Dans l'une de ses poches, ils trouvèrent le petit morceau de jonc qui lui avait sauvé la vie. Et ils décidèrent d'en faire leur emblème. Pour le mettre en terre, ils lui ôtèrent ses vêtements et se les partagèrent en souvenir de lui. Enfin, ils redescendirent en ville.
Là, ils racontèrent à tous les artisans ce qui était arrivé. Ils offrirent son chapeau aux chapeliers qui le mirent dans leur vitrine afin de modeler les leurs à son image. Ils donnèrent sa tunique aux tailleurs de pierre qui, inlassablement, copièrent sa façon de tailler le roc, en essayant de lui donner du coeur. Ils abandonnèrent ses sandales chez les serruriers, sa ceinture aux charpentiers, son manteau aux menuisiers... Et tous tentèrent d'imiter dans leur souci de la belle ouvrage, le talent de Maître Jacques.

C'est pourquoi depuis des siècles, qu'il fasse beau ou mauvais temps, que darde le soleil ou souffle le vent, tous les compagnons du Devoir rendent visite à Maître Jacques dans son refuge entouré de chardons, sur un versant de la Sainte-Baume.


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