La Tarasque.
Que devinrent, me direz-vous, les autres saints partis sur les routes de Provence ? Les noms de certains lieux gardent parfois les traces de leur passage... Et nombre de nos villes leur doivent de fameuses légendes, comme celle qui fait la gloire de la ville de Tarascon.
Il y a très longtemps, à
l'endroit où s'éleva plus tard le château du roi René, se
dressait un rocher dont les pentes plongeaient dans les eaux
profondes du Rhône. À quelques pieds en dessous de la surface,
béait un large trou. Et, dans ce trou, se tapissait un monstre
aussi laid que cruel que les habitants de ce lieu redoutaient
plus que tout.
Bien peu de gens pouvaient décrire la hideuse bête avec
précision, car ceux qui, par malheur s'étaient trouvés en sa
présence, n'avaient rencontré que la mort. L'horrible créature
pouvait donc à loisir sortir de son repaire aquatique, grimper
sur les berges du fleuve et parcourir la région, décimant tout
sur son passage : ânes et chevaux, enfants et agneaux, vieilles
personnes et jeunes filles...
Un jour pourtant, douze braves
garçons décidèrent de mettre fin à ses méfaits. Dès l'aube,
ils firent le guet devant la pierre, armés de frondes et de
gourdins. Ils y restèrent jusqu'à la tombée de la nuit mais
durent se rendre à l'évidence : le monstre était déjà parti
avant même leur arrivée. Sur une plage de galets, ils
aperçurent alors les traces de ses pas énormes qui les
menèrent à l'entrée de gorges sauvages où s'engouffrait le
Rhône. Cet étroit défilé avait pour nom Tarusco. Les pas
géants suivaient le cours du fleuve puis bifurquaient à
l'intérieur des terres... C'est ainsi que les jeunes gens
arrivèrent au coeur d'une épaisse forêt. Là, ils entendirent
des mugissements et des rugissements. En approchant, tapis
derrière un tronc d'arbre, ils aperçurent un dragon qui
dévorait un boeuf.
- La victime provient du troupeau de mon père s'exclama l'un des
garçons.
- Tais-toi protesta un autre.
Trop tard ! Le monstre avait repéré les intrus et se
précipitait déjà vers eux, la gueule béant sur des dents
carnassières aussi aiguës que des épées et des poignards
ensanglantés. Deux des jeunes gens furent déchiquetés par des
pattes énormes armées de griffes d'ours tandis que les autres
pattes labouraient le sol d'un piaffement rageur grinçant et
crissant sur les pierres. Deux autres garçons, après avoir
été à demi asphyxiés par un souffle aussi violent qu'une
tornade et aussi pestilentiel que les vapeurs d'un gouffre empli
de cadavres, eurent le crâne fracassé par une lourde queue aux
écailles de serpent. Deux autres encore valsèrent en morceaux,
coupés net par un dos aux crêtes tranchantes comme des haches.
Les six survivants s'enfuirent, pendant que le dragon dévorait
ses premières victimes. Arrivant à la ville, essoufflés, fous
de terreur, ils racontèrent ce qu'ils avaient vu. Et plus
personne n'osa affronter la bête que l'on appela désormais la
Tarasque. Elle poursuivit ses méfaits, de temps à autre, au
bord du fleuve, dans les îles, les bois et les marécages.
Un jour, une jeune femme, tout de blanc vêtue, arriva devant une
cabane de pêcheurs. La famille en pleurs y veillait les restes
de l'un des garçons que le monstre avait en partie dévoré.
- Pourquoi vous lamentez-vous, braves gens ? demanda-t-elle,
émue par ce chagrin.
- Nous pleurons notre fils que la Tarasque a massacré.
- Et qui est donc cette Tarasque ?
- Un dragon qui se cache dans un trou, sous les eaux du Rhône.
Personne n'a jamais réussi à l'en déloger.
- J'irai demain, répondit la jeune femme.
Les pêcheurs la contemplèrent avec stupeur.
- Elle ne fera de toi qu'une bouchée.
- C'est ce que nous verrons, répliqua la blanche demoiselle.
Voulez-vous me prêter un lit de paille et me donner quelque
nourriture ? En échange, demain, j'irai laver tout votre linge
dans le fleuve.
Au matin, elle se rendit au pied
du rocher, portant les vêtements de toute la famille du défunt
et elle se mit à les battre et à les tordre dans les eaux.
Cachés derrière les buissons, les pêcheurs l'observaient :
- Cette petite est brave, mais sans doute un peu folle !
- Si elle échappe au monstre, nous l'accueillerons dans notre
maison et la prendrons pour fille.
À ce moment, les eaux commencèrent à bouillonner, la berge à
trembler, le vent à siffler dans les roseaux... Une odeur
pestilentielle s'éleva dans les airs. Une tête hideuse se
dressa au-dessus des flots qui déferlèrent sur la tunique
blanche de la jeune femme. Une voix tonitruante gronda :
- Qui es-tu effrontée ?
- Je m'appelle Marthe et je viens du pays de Judée, au-delà des
mers.
- Tu n'as pas peur de moi ?
- Pourquoi aurais-je peur ? Qui es-tu donc toi-même ?
- On me nomme la Tarasque. Je suis si laide que les yeux qui me
voient ne peuvent me supporter. Mon haleine est si putride que
les gens près de moi n'osent plus respirer...
- Mes yeux te voient et n'en sont point aveugles. Mon nez respire
et n'en est pas incommodé... répliqua l'étrangère, en
continuant tranquillement à laver son linge.
La Tarasque se rapprocha et les pêcheurs, tapis dans les
feuillages, regrettèrent amèrement de ne pas avoir empêché la
voyageuse de s'aventurer jusque-là.
Le dragon s'approcha, menaçant et boueux. Son corps couvert
d'écailles, ruisselant d'herbes visqueuses se dressa devant la
frêle lavandière qui, sans se départir de son calme, jeta vers
lui un regard limpide et quelques gouttes d'eau en disant :
- Attention ! Tu vas salir mon linge...
Alors, la bête s'immobilisa, comme figée par ces paroles et par
ces éclaboussures. Un instant, elle demeura pétrifiée. Puis,
Marthe ajouta d'une voix radoucie :
- Pauvre bête ! Il semble que personne ne prenne soin de toi.
Viens t'asseoir près de moi et conte-moi tes peines... Moi aussi
j'ai vécu des moments difficiles, dans mon pays et sur la mer
où je me suis enfuie avec quelques-uns des miens...
Alors, le monstre parut retrouver vie. De ses yeux rouges
coulèrent quelques larmes. Il s'approcha et s'installa sur une
plage de graviers en demandant :
- Dis-moi ce qui t'est arrivé au-delà des mers.
Et Marthe commença à parler. Elle parla de son pays et de ceux
qu'elle y avait rencontrés. Elle parla de son voyage et de son
arrivée sur une plage de sable fin où l'avait accueillie une
Gitane noire... Elle parla d'amour et d'espérance. Elle en parla
si bien que la bête, apprivoisée, s'endormit auprès d'elle.
Les pêcheurs, enthousiasmés par ce prodige, s'en furent
prévenir les autres gens de la région qui affluèrent au bord
du fleuve.
Ils y trouvèrent la jeune femme lavant la boue qui salissait les
écailles du monstre et demeurèrent un instant stupéfaits,
incapables de bouger ni de prononcer un mot. Lorsque Marthe
détacha sa ceinture et l'accrocha au cou de l'animal pour
l'emmener avec elle, ils se précipitèrent avec des haches, des
pieux et des lances...
- Non ! Je vous en prie... Elle n'est plus méchante... protesta
la lavandière.
Mais ceux qui avaient perdu leur frère, leur fils, leur cheval,
leur boeuf ou leur agneau ne l'entendaient pas de cette oreille.
Ils tombèrent sur le monstre à bras raccourcis et le
transpercèrent de leurs armes, faisant gicler autant de sang que
la Tarasque en avait fait couler. Avant de rendre le dernier
soupir, la bête lança vers Marthe un regard plein de
reconnaissance :
- Avec toi, pour la première fois, j'ai senti mon coeur se vider
de sa haine, mon souffle devenir pur, mes yeux devenir tendres...
Un instant, j'ai même cru que je pouvais devenir belle !
Puis elle expira. On traîna son corps immense sur une place de
la ville où on le laissa exposé au soleil tandis que Marthe
était portée en triomphe et sacrée patronne de la ville. La
carcasse du monstre se dessécha, des hommes se glissèrent à
l'intérieur et l'animèrent d'une seconde vie, faisant bouger sa
tête, fouettant l'air de sa queue et crachant le feu par ses
naseaux tandis qu'autour, la foule en liesse chantait dans un
refrain qui, de bouche en bouche, se mit à serpenter les rues :
La gadeù, Lagadigadeù, la
trascou !
La gadeù, Lagadigadeù, lou casteù !
Virevoltant sur les pavés, l'animal fut conduit jusqu'à un antre obscur où on l'emprisonna. Des chevaliers, portant piques et drapeaux, prirent la tête d'un cortège de paysans, de vignerons, de mariniers, de pêcheurs et de bergers qui se mirent à faire des farces, à rire, à se lancer de l'eau...
Et il en fut ainsi d'année en année, jusqu'à ce que le roi René réglementât les réjouissances que le souvenir du dragon, vaincu par une jeune fille, provoquaient dans sa belle ville. Alors du haut de son château, élevant ses créneaux sur la rive du Rhône, à l'endroit même où vivait jadis le monstre, le souverain pouvait fredonner avec ses sujets en délire, dont les pourpoints et les jupons tourbillonnaient au pied des remparts :
La gadeù, Lagadigadeù, la
tarascou !
La gadeù, Lagadigadeù, lou casteù !
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