Sara-la-Tzigane.
En Provence, les récits qui mêlent la tradition chrétienne à des mythes plus anciens, peuvent aussi avoir pour objet des choses et des personnages venus de la mer... C'est le cas de l'histoire de Sara, la Tzigane qui, encore aujourd'hui, déplace des foules de nomades venus en pèlerinage, aux Saintes-Maries-de-la-mer, lui rendre hommage en musique, en danses et en chansons...
Une légende raconte comment,
après la mort du Christ, fuyant les persécutions, embarqués
sur un frêle esquif sans la moindre voile ni la moindre rame, la
soeur de la Sainte Vierge, Marie-Jacobé, la mère des apôtres
Jean et Jacques, Marie-Salomé, leur servante Sara, les saintes
Marie-Madeleine et Marthe, ainsi que saint Lazare et saint
Maximin, débarquèrent un jour sur une plage de sable fin, non
loin de l'embouchure du Rhône. Peu de temps après avoir abordé
ces rivages inconnus pour eux, ils se séparèrent et
décidèrent d'aller évangéliser ces nouvelles terres. Plus
âgées que les autres, Jacobé et Salomé demeurèrent sur place
jusqu'à leur mort avec leur servante Sara. Celle-ci, afin de
nourrir ses maîtresses, allait mendier dans toute la Camargue et
c'est pour cet humble rôle qu'elle serait devenue la patronne
des Tziganes du monde entier.
Mais justement, ceux-ci ne racontent pas tout à fait la même
histoire... D'après eux, Sara vivait en Camargue bien avant
l'arrivée des saintes. Elle était chef d'une fière tribu qui
venait d'installer son campement au bord du Rhône, vivant de la
pêche et de ses travaux de vannerie, parmi les chevaux et les
taureaux sauvages, les mouettes et les flamants roses. Une nuit,
elle fit un rêve étrange. Elle y voyait arriver une barque sans
la moindre voile ni la moindre rame. À son bord, elle apercevait
des visages comme elle n'en avait jamais contemplé. Ils
rayonnaient d'une étrange beauté intérieure mais recelaient
une fatigue profonde, comme si la mort ne leur faisait plus peur
et devenait pour eux délivrance.
Bouleversée, elle se leva de sa couche et s'en fut éveiller les
hommes et les femmes qui partageaient son existence. Assis autour
du feu de camp, ensemble, ils l'écoutèrent en silence. Puis ils
la rassurèrent :
- On n'a jamais vu personne aborder en ces lieux. La plage de
sable est grande, mais elle est protégée par une barrière de
récifs qui empêche les navires d'y aborder. Ce n'est qu'un
songe... Recouche-toi et repose-toi, car tu en as sans doute
grand besoin.
Malgré ces paroles réconfortantes, Sara ne parvint pas à
retrouver le sommeil. Dès le lendemain matin, elle se rendit sur
la grève. Là, dans le fracas des écumes, elle aperçut les
naufragés. La mer, très agitée, ballottait la fragile
embarcation et menaçait de la briser sur les rochers. Serrés
les uns contre les autres, apparemment épuisés, les passagers
transis semblaient attendre une issue fatale. Sans hésiter, Sara
ôta le manteau dont elle avait hâtivement couvert ses épaules
avant de sortir de sa tente. Elle le lança sur les flots et il
s'y étendit, flottant comme un radeau.
Aussitôt, le vent s'apaisa. Les flots se calmèrent. Le ciel
sombre s'éclaircit. Au rugissement des vagues déferlantes
succéda un silence étonnant. Lune des femmes du bateau posa un
pied sur le manteau, puis un second... Les autres passagers
suivirent, sans que le tissu s'enfonçât dans la mer. Bientôt,
les étrangers purent voguer sans crainte vers le rivage...
Là, ils se présentèrent avec simplicité : Marie-Jacobé,
Marie-Salomé, Marthe, Marie-Madeleine, Lazare et Maximin. Émue,
Sara les invita à venir rejoindre les membres de sa tribu.
Ceux-ci se montrèrent d'abord méfiants :
- Qui te dit que ces gens ne sont pas des éleveurs sédentaires
venus pour nous chasser de leurs terres ? demandèrent-ils à
Sara.
- Regardez-les ! répondit-elle. Ne reconnaissez-vous pas sur
leurs traits la fatigue d'un long voyage ? Et cette lumière que
certains d'entre nous possèdent sur leur visage lorsque la
musique surgit du diamant noir enfoui au fond de leur coeur ?
Convaincu, les Gitans offrirent à boire et à manger aux
étranges arrivants. Ils écoutèrent le récit de leur
interminable traversée et les raisons qui les avaient conduits
à s'embarquer au hasard des flots. Puis, ils chantèrent
ensemble sous les étoiles...
Au matin, Marie-Madeleine, Marthe, Lazare et Maximin
s'apprêtèrent à partir. Les uns décidèrent de longer la
côte en direction de l'est. Les autres de suivre la vallée du
Rhône en direction du nord. Mais, à bout de forces, les deux
femmes les plus âgées ne purent se mettre en marche. Leurs
jambes tremblantes fléchirent sous elles et leurs corps
épuisés s'effondrèrent sur le sable.
- Laissez-les ici, proposa Sara.
- Nous ne pouvons les abandonner... protestèrent Marthe et
Marie-Madeleine.
- N'ayez aucun souci, je m'occuperai d'elles, promit la Tzigane.
Les deux femmes la contemplèrent, sondant son coeur au fond de
ses yeux noirs. Et elles résolurent de lui faire confiance.
Quand les voyageurs eurent disparu, les membres de la tribu
commencèrent à plier bagage.
- Où allons-nous ? demanda un enfant à Sara.
- Nous restons ici, déclara la chef des Tziganes.
Les autres la regardèrent, éberlués. Jamais Sara n'avait voulu
achever leur route dans un endroit précis. Au bout de quelque
temps, que la pêche fût bonne, la chasse abondante et la
cueillette fructueuse, un invisible signe semblait toujours
l'attirer vers l'horizon, un inaudible chant la guider sur de
nouveaux sentiers, une inlassable quête la pousser à chercher
l'inaccessible étoile... Mais personne n'osa protester. Le
campement fut réinstallé et la vie poursuivit son cours parmi
les chevaux et les taureaux sauvages, les mouettes et les
flamants roses.
Les années passèrent, ainsi
que le vent dans les dunes... Les trois femmes - les deux
blanches Marie et Sara la brune finirent par mourir à trois
jours d'intervalle. Dans des houles de chants mêlés de
sanglots, les Gitans les enterrèrent dans le sable avant de
repartir. Contrairement à leurs coutumes vagabondes, certains
d'entre eux restèrent afin de veiller sur les sépultures. Ils
construisirent des maisons à proximité et racontèrent toute
l'histoire aux voyageurs qui passaient par là. Bientôt, cette
plage de Camargue devint le point de ralliement de tous les
errants de ce monde. Vanniers, mendiants, braconniers, pêcheurs
ou voleurs de chevaux... tous possédaient un trésor commun : un
diamant noir enfoui au fond de leur coeur, d'où s'élevait une
musique qu'ils dédièrent ensemble, une fois par an, à la
mémoire de Sara.