Le Semeur de vent.
Bien qu'il soit le maître des vents, le mistral n'est pas seul à balayer de son souffle les terres de Provence. Ainsi, on raconte que la ville de Nyons souffrait autrefois d'une sécheresse si terrible que ses habitants se rendirent à Arles, afin de prier un certain Césaire de leur venir en aide et de leur apporter un peu de fraîcheur.
Pris de compassion devant la
mine désolée des habitants de Nyons, dont les champs
ressemblaient à un désert aride, dont les ânes, les chiens et
les nouveau-nés mouraient comme des mouches, dont les ruisseaux
et la rivière avaient cessé de chanter, dont les puits
n'étaient plus que des gouffres sans fond, Césaire, que l'on
qualifiait de saint homme depuis qu'il avait accompli quelques
prodiges de bonté, décida de prendre les choses en main.
Il s'en fut d'abord constater sur place les dégâts et, pris
lui-même de malaise dans la fournaise infernale qu'était
devenue la vallée, il s'en fut par les routes et les sentiers à
la recherche d'un souffle frais.
Il marcha longtemps, les vêtements trempés de sueur, les pieds
gonflés de fatigue et couverts de la poussière des chemins. Ses
pas le conduisirent enfin en un lieu tout planté de résineux.
Etait-ce la présence des arbres ? il s'y sentit bien comme par
un matin d'avril. En s'asseyant sur une racine affleurant le sol,
Césaire comprit que l'ombre n'était pas seule responsable du
bien-être qui l'envahissait. Un vent léger serpentait entre les
troncs, faisant vibrer les branches comme les cordes d'un
instrument de musique... Alors, le voyageur réalisa qu'il était
parvenu au bout de son errance. Écoutant la mélodie subtile qui
tanguait et enflait autour de lui, il murmura :
- Comme la chanson de cette brise est douce ! On dirait celle
d'une cithare...
Ses paroles s'envolèrent sur un tourbillon d'aiguilles de pins
dans un fin rayon de soleil. Et il lui sembla lire en elles le
nom de cet endroit magique : Citharista. Puis les lettres du mot
dansèrent, montant au ciel à travers les brindilles et
redescendant en piqué comme une escadrille d'abeilles. Elles
valsèrent un moment, avant d'atterrir doucement sur un monticule
de sable, où elles s'éparpillèrent, se mélangèrent et
s'assemblèrent en un nouveau nom déformé : Ceyreste. Césaire
eut à peine le temps de le prononcer, qu'elles s'effacèrent
soudain, dans le souffle venu de la mer toute proche.
Afin de ne pas les laisser disparaître à tout jamais, le
voyageur retira l'un de ses gants et tenta de les y récupérer.
Le vent s'engouffra dans l'étui de peau et Césaire, aussitôt,
le referma et le lia avec un lacet de cuir.
Bien qu'il eut beaucoup de peine à repartir de cet endroit
idyllique, il se remit en marche en direction de Nyons. La route
était longue et il craignait que la sécheresse persistante n'y
eût décimé tous les habitants. Aussi, afin d'y retourner plus
vite, tenta-t-il d'arrêter sur la route un charretier qui
passait par là, transportant des bottes de foin :
- Brave homme, emmène-moi dans ta carriole avant que ne meurent
les gens à qui je dois ramener ce gant.
- Qu'y a-t-il dans ce gant ? demanda le charretier.
- De la graine de vent.
- Du vent ? Tu te moques de moi... Puisque c'est comme ça, je ne
te prendrai ni sur le banc à côté de moi ni sur mes bottes de
foin.
Et le bonhomme s'éloigna.
Un peu plus loin, Césaire croisa un cavalier et le pria de
l'emmener :
- Brave homme, emportez-moi en croupe sur votre cheval avant que
ne meurent les gens à qui je dois ramener ce gant.
- Et qu'y a-t-il dans ce gant ?
- De la graine de vent.
- Du vent ? Tu te moques de moi... Ce gant doit contenir des
pièces d'or et bien d'autres choses précieuses. Donne-le moi,
si tu veux que je t'emmène.
Et, devant le refus de Césaire, le cavalier partit au grand
galop. Avant de reprendre sa route, le voyageur ôta le second de
ses gants, le remplit de pierres et le mit dans sa poche. Un peu
plus loin, il croisa un garçon, monté sur une mule. Et il lui
demanda :
- Brave homme, peux-tu m'emmener sur ta mule avant que ne meurent
les gens à qui je dois rapporter ce gant ?
- Et qu'y a-t-il dans ce gant ?
- De la graine de vent.
Le garçon éclata de rire en brandissant un couteau :
- Du vent ? Je ne te crois pas. Ce gant est tout gonflé de
ducats. Donne-le moi !
Aussitôt, Césaire sortit de sa poche le second de ses gants et
le tendit au brigand en disant :
- Regarde : mon premier gant est peut-être gonflé mais il est
tout léger, léger... Prends plutôt celui-là, il est vraiment
lourd de ducats, de bijoux et de pierres précieuses...
Méfiant, le garçon descendit de sa monture afin de s'emparer du
gant de cailloux et de le soupeser. Césaire en profita pour
sauter sur la mule et pour s'en aller, portant son gant empli de
graine de vent.
Quand il arriva enfin à Nyons, le ville se trouvait dans un
état de désolation indescriptible. Les rares habitants qui
avaient survécu à la canicule vinrent à sa rencontre et lui
demandèrent :
- Alors ? Tu nous a ramené du vent ?
- Le voici, répondit le voyageur en montrant son gant.
La bouche desséchée, les veux exorbités, les gens eurent
encore la force de se mettre en colère :
- Tu te moques de nous ? À supposer que tu aies réussi à y
emprisonner le moindre souffle d'air, ce gant contient à peine
de quoi donner une bouffée à un petit enfant. Tu nous a trahis,
va-t-en !
- Très bien, répondit Césaire en jetant son gant contre un
rocher brûlant sous le soleil torride.
Il n'eut pas plutôt accompli son geste que la pierre se fendit
en un craquement gigantesque. Des profondeurs du sol monta alors
un souffre frais, fleurant bon la terre mouillée par des eaux
obscures. Ce vent tout neuf s'élança en volutes dans la
vallée, effleura la rivière sans la traverser, lui redonnant sa
mélodie, longea les murs de la ville en rafraîchissant leurs
pierres, s'engouffra dans ses ruelles, redonnant vie aux chiens
et aux nouveau-nés ainsi qu'aux ânes dans les prés, faisant à
nouveau chanter les ruisseaux et clapoter le fond des puits...
Avant de s'en aller, Césaire baptisa ce vent le Pontias. Et c'est
toujours ce vent qui ne cesse de souffler dans cette vallée,
sans se réchauffer, ni en hiver, ni en été, ni tiède, ni
froid, mais toujours là, comme si la mer se trouvait juste à
côté.