Le Vent prisonnier.
Toutes les voix qui hantent la Provence ne sont pas aussi mélodieuses. On dit que celle du mistral en provenance de son antre caverneux, peut faire frissonner de peur les gens des environs jusqu'à Morières-lès-Avignon et même de tout le Comtat. D'ailleurs, le mistral n'a pas qu'une seule voix. Il en possède une centaine, gémissantes, retentissantes, grondantes, tonnantes... comme un immense choeur d'opéra.
Bien des légendes courent sur
la naissance du mistral, ce vent violent et impérieux dont le
nom signifie «Maître». Maître du ciel ou de la terre ?
Peut-être bien des deux... Certains le prétendent descendu des
nuages sous la forme d'un aigle. D'autres pensent qu'il prend sa
source dans les marais du Vivarais, sous l'arche d'un rocher
percé où surgit son souffle, s'enflent ses tourbillons et
s'échappent ses rafales en un concert polyphonique.
Inquiets devant ses imprévisibles assauts de colère, les
habitants du village le plus proche décidèrent un jour de
l'emprisonner dans son antre. Tandis qu'il dormait, ils
approchèrent à pas de loup et clouèrent de chaque côté de
l'arche du rocher creux des planches solides qu'ils avaient
amenées avec eux. Ce n'étaient pas des planches ordinaires.
Elles avaient été longuement choisies pour la qualité et
l'épaisseur de leur bois... Des années auparavant, des
menuisiers les avaient taillées dans des oliviers centenaires,
rabotées, poncées et vieillies tant et si bien qu'elles
étaient plus lisses et plus dures que du marbre. Lorsque le vent
se réveilla, il eut beau souffler contre elles, tempêter,
hurler à loisir, elles résistèrent à sa rage et le mistral ne
put s'échapper de sa prison de roche.
- Quand je réussirai à sortir, menaça-t-il, je déracinerai
vos oliviers, j'arracherai de vos toits les girouettes,
ébranlerai les arches de vos ponts, effacerai vos routes sous
des vagues de poussière et briserai les statues de vos
fontaines.
- Raison de plus pour te laisser enfermé ! répondirent les
villageois, confiants dans le rempart de bois qu'ils avaient
construit.
Furieux, le vent jeta alors aux hommes qui l'avaient capturé,
une série de malédictions qu'il lança de toutes ses voix :
- Que les marais entourant votre village entrent en putréfaction
!
- Que leurs miasmes se répandent dans vos demeures et vos
poumons !
- Que les fièvres vous rongent les sangs !
- Que vos enfants et vos vieillards meurent comme des mouches au
grand soleil.
Dans cette région marécageuse, il ne tarda pas à faire si
chaud et si humide que d'insupportables odeurs d'herbes pourries,
de vase, de crapauds et de poissons en décomposition se mirent
à ramper à la surface des eaux et de la terre. Elles sinuèrent
le long des sentiers, avancèrent le long des murs des maisons,
s'infiltrèrent dans les demeures, s'installèrent dans les plis
des rideaux et les moustiquaires... Bientôt, les habitants les
plus faibles sentirent leurs têtes s'alourdir et leur sang
bouillir dans leurs veines. Une sorte de peste insidieuse décima
les nouveau-nés et les vieilles gens avant de s'attaquer aux
agneaux. Affolés, les paysans et les bergers se réunirent pour
tenir conseil :
- Les malédictions du mistral se réalisent ! gémirent
certains.
- Son souffle frais et puissant dissipait les mauvais esprits du
marais qui empoisonnent à présent nos ancêtres, font périr
nos enfants et menacent nos troupeaux.
- Délivrons-le ! Mieux vaut sa colère et ses cris que sa
vengeance sournoise...
Une délégation de villageois se rendit donc au rocher où le
vent était prisonnier. Dans son antre, le mistral dormait,
indifférent aux malheurs de la région. En entendant des pas, il
tendit l'oreille et perçut des chuchotements :
- Si nous lui ouvrons la porte, il se ruera au-dehors, brisant
tout sur son passage et notre sort ne sera pas meilleur.
- Si nous ne lui ouvrons pas, la fièvre se répandra et il ne
restera plus un seul d'entre nous pour libérer son souffle
purificateur.
Alors, le vent prit sa voix la plus douce pour répondre :
- Délivrez-moi ! Je vous promets de n'être plus aussi violent,
d'effleurer les oliviers sans chercher à les déraciner, de
faire danser vos girouettes sans les arracher de vos toits, de
faire résonner les arches de vos ponts sans risquer de les faire
s'effondrer, de divaguer sur vos routes sans les ensevelir de
poussière et de caresser les statues de vos fontaines sans
intention de les briser...
- Quelle garantie nous donnes-tu que tu tiendras cette promesse ?
demandèrent les habitants.
- Je n'ai que ma parole de vent. Mais je suis un vent aux cent voix.
Et cela fait beaucoup de paroles. Que mon souffle puissant
devienne brise, que mes bourrasques deviennent faibles volutes,
que mon chant orgueilleux devienne murmure, si je mens...
Les paysans et les bergers le crurent. Ouvrant avec précaution
leur rempart de bois d'olivier, ils délivrèrent le mistral qui,
dans un grand élan se lança au-dehors, bousculant tout sur son
passage.
- Et ta promesse ? crièrent les habitants du Vivarais.
- Une parole est une parole, dit le vent en se calmant. Et des
paroles, j'en ai cent.
Il effleura le feuillage des oliviers, fit valser tendrement les
girouettes, fit chanter les arches des ponts, danser de légers
tourbillons de poussière sur les sentiers et sur les routes...
L'eau des fontaines frissonna tandis qu'il caressait les hanches
des statues et tout le monde dans la région pensa :
- Le mistral est apprivoisé !
Les miasmes des marais se dissipèrent sous son souffle frais. La
fièvre tomba au front des nouveau-nés. La vigueur revint aux
jambes noueuses des ancêtres. Les agneaux se remirent à
gambader dans les prés... La paix et la santé s'étendirent sur
tout le Vivarais.
Mais le mistral n'est pas vent à se laisser totalement
domestiquer. Quand il eut atteint les limites du Comtat, il ne se
sentit plus lié par sa promesse et il décida de se dégourdir
un peu. Alors, il s'élança comme un cheval sauvage sur les
pentes d'autres collines, il malmena d'autres oliviers, affola
d'autres girouettes, ébranla d'autres ponts, empoussiéra
d'autres routes, brisa d'autres statues aux marches des
fontaines... Et, bien que les habitants de ces autres contrées
fussent venus se plaindre aux gens du Vivarais et leur demander
de refermer la porte de l'arche du rocher percé, personne ne
réussit à capturer à nouveau le mistral et à l'emprisonner
dans l'antre où il était né, derrière un lourd rempart de
vieux bois d'olivier.
C'est du moins ce que racontent les gens de Morières quand le
vent souffle lentement en provenance des marais et s'amplifie
petit à petit, s'étendant sur tout le Midi, gémissant,
grondant et tonnant de ses cent voix comme un immense choeur
d'opéra.