Les Rochers des Mées

 

Ah ! Chez nous, des pierres... il y en a beaucoup ! Des rondes, des grises, des roses, des blanches, des petites et des grandes. Certaines ont des proportions gigantesques. Et d'autres, prennent des formes plus humaines, comme les rochers des Mées.

C'était en ces temps lointains où les Sarrasins occupaient encore les rives de la Durance. Un brave seigneur de la région, le sire de Bevon, les combattait avec acharnement et réussit enfin à les vaincre. Les habitants de la vallée se réjouirent, même les moines qui habitaient sur les hauteurs de la montagne de la Lure, autour d'un sage très vénéré pour sa rigueur et sa piété et qui portait le nom de Saint Donat. Sous les vivats, les cris de joie et les acclamations, le preux guerrier regagna son château, accompagné de ses soldats et de ses vassaux. Mais les paysans, les bergers et les pêcheurs remarquèrent aussi dans le cortège qui le suivait, la présence d'un groupe de jeunes femmes aux corps gracieux enveloppés de riches étoffes, aux visages masqués de voiles, aux yeux de braise... Ces créatures délicieuses s'engouffrèrent dans le château et l'on entendit bientôt par les fissures du pont-levis et les meurtrières s'élever des voix de sirènes dont la suavité répandait un charme étrange qui paralysait, chez ceux qui les écoutaient, toute velléité de courage ou de résistance. Inquiets, les villageois s'en furent prévenir Saint Donat, afin qu'il intervînt auprès du seigneur et le forçât à se séparer de ces diablesses maléfiques.
Le seigneur reçut l'ermite dans sa salle des banquets. Il y avait organisé un somptueux festin. Sa table débordait de viandes rôties, de légumes, de fruits et de pâtisseries orientales qu'il avait fait confectionner par un cuisinier mauresque emmené en otage. Entouré de ses courtisans, il buvait, mangeait, souriait béatement en se laissant bercer par les voix irrésistibles de ses nouvelles invitées. Celles-ci poussaient de longs roucoulements de colombes, agitant leurs mains avec grâce et leurs voiles avec mystère. Sans se laisser troubler, le saint homme ordonna au guerrier :
- Toi, combattant zélé du Seigneur et défenseur de nos provinces, tu ne peux tomber sous l'influence de ces créatures du diable.
- Du diable ? protesta le suzerain des lieux, comment croire qu'autant de douceur puisse provenir de l'enfer.
Mais le sage poursuivit :
- Justement... Leur douceur est une arme bien plus terrible que les sabres des Sarrasins. Elles feront de toi un homme sans volonté, un jouet de leurs charmes.
- Malgré toute ton austérité, toi-même n'y résisterais pas ! fit en riant le sire de Bevon.
Et il ordonna aux belles de se mettre à chanter et à danser. Elles se déchaînèrent en arabesques lentes ou rythmées, modulèrent des mélodies suaves comme personne n'en avait entendu jusque là... Tous ceux qui se trouvaient dans le château en furent comme frappés de langueur. Seul, Saint Donat ne succomba pas à leur magie et déclara tranquillement à la fin de leur danse :
- Leur place n'est pas ici mais auprès des vaincus, qui tiennent encore la ville d'Arles. Ils en seront bientôt chassés. Ensemble, ils embarqueront à Toulon et repartiront sur la mer vers les terres qu'ils n'auraient jamais dû quitter.
Impressionné par tant de rigueur et de perspicacité, le sire de Bevon retrouva ses esprits perturbés par la présence des jeunes filles. Bien qu'il lui en coûtât de s'en séparer, il décida de les renvoyer en direction de la côte, les bras chargés de cadeaux.
Dès le lendemain, il fit construire un radeau qu'on déposa sur les flots de la Durance. Il ordonna aux belles d'y monter et, après mille adieux courtois, poussa l'esquif dans le courant.
Les chevaliers présents avaient les larmes aux yeux de voir s'éloigner tant de beauté et le seigneur lui-même faillit se raviser.
Inquiet de voir le sire de Bevon succomber aux sanglots des belles qui pleuraient sur le radeau en agitant mélancoliquement leurs voiles, Saint Donat eut alors l'idée de faire surveiller le voyage, jusqu'au bout de la Durance, par ses moines compagnons. Ceux-ci se postèrent sur les rives du fleuve, avec l'ordre de rabattre leur capuche sur leur tête et de n'en sortir brièvement leurs regards que pour vérifier si l'esquif suivait bien son cours. Mais, après avoir bien sangloté, les belles se consolèrent et se remirent à chanter. Leurs voix inondèrent la nuit d'échos langoureux. Leurs voiles flottèrent dans le vent avec une grâce toute surnaturelle qui obligea les moines à lever les yeux sous leurs capuches. Soumis à une douce torture, les hommes pieux allaient faillir à leur parole et ôter de leur tête ce qui les empêchait encore de contempler pleinement ce charmant spectacle. Heureusement, du haut de la montagne de la Lure, Saint Donat veillait encore et observait la scène. Levant les bras au ciel, il s'écria :
- Halte aux mirages de l'enfer ! Et que ceux qui n'y résistent pas demeurent pétrifiés pour l'éternité.
Aussitôt, les moines sentinelles furent transformés en pierres tandis que le radeau emportait au loin les belles étrangères dont les chants ne caressèrent plus que les herbes de la rive et les rêves des oiseaux endormis.
De leur passage en pays de Provence ne reste plus que les rochers des Mées en forme de bonnet de capucin, au pied desquels coulent les eaux de la Durance, entre les roseaux bruissants, les odorantes touffes de thym et les bouquets de romarin.


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