Le Tombeau des géants.
Comme on peut l'entendre, chez nous, tout est matière à histoires : les animaux, les montagnes, les plaines, le vent et même... les cailloux ! C'est ainsi que les poètes parviennent à expliquer jusqu'aux galets de la Crau ...
Depuis des temps et des temps,
la vaste région couverte à présent par la plaine de la Crau,
était habitée par les fils de Caïn. Il s'agissait de géants
effrayants par leur stature et leur caractère. Ils étaient si
fiers de leur taille qu'ils en devenaient tout bouffis d'orgueil.
Persuadés de leur puissance, ils pensaient que leur place
n'était pas sur terre mais au ciel, d'où ils pourraient
gouverner tout le monde. Afin d'y parvenir, ils semblaient prêts
à déplacer même les montagnes.
- Arrachons la Sainte-Victoire et les Alpilles à leurs racines
rocheuses, et hissons-les sur le Mont Ventoux ! proposa l'un
d'entre eux.
- Oui ! s'exclama le second. Et lorsque nous serons montés
dessus, nous nous ferons la courte échelle pour atteindre aux
plus hauts sommets de l'azur.
Et le troisième déclara :
- De là, plus personne ne pourra nous résister et nous serons
enfin les maîtres de l'univers entier.
Leurs voix étaient si fortes qu'elles firent trembler le ciel.
Leurs gestes étaient si larges qu'ils déplacèrent des masses
d'air. Les nuages en furent tout transformés. Trois d'entre eux
prirent la forme de gigantesques oiseaux de proie qui fondirent
l'un après l'autre en direction de la plaine. Le premier souffla
tout l'air qu'il contenait dans sa poitrine. Et c'est ainsi que
naquit le mistral, ce vent violent auquel rien ne résiste, ni
l'herbe folle, ni les vieux oliviers chenus, ni même les toits
des bâtisses. Le second cracha sa colère en un jet de feu.
C'est ainsi que naquit la foudre. Le troisième tourbillonna
inlassablement sur lui-même en agitant ses ailes puissantes.
C'est ainsi que naquit l'ouragan. Sifflant, tonnant et
tempêtant, tous trois agitèrent les eaux du Rhône et de la
Durance. Ils les gonflèrent de leurs larmes de rage et les
bousculèrent de leurs souffles furieux à tel point qu'ils en
détournèrent le cours, laissant à la place des flots, des
plages de galets ronds et blancs. Puis ils se retirèrent,
ravalant leurs sanglots, aspirant l'air dans leurs poumons,
emmenant avec eux des tonnes de cailloux qui montèrent au ciel
et formèrent là-haut un lourd nuage de pierraille. Petit à
petit, ce nuage devint si gros et si pesant qu'il ne put demeurer
suspendu entre le sol et l'azur. Dans un craquement gigantesque,
il se brisa comme un oeuf immense dont la coquille se fendille
avant d'éclater. Et, sous les yeux effrayés des géants, il
lâcha une pluie de pierres qui ensevelit les orgueilleuses
créatures sous un tapis de gros graviers.
Plus personne n'entendit jamais parler des fils de Caïn. Ne
reste d'eux que la Crau, immense et blanche sépulture sous le
soleil brûlant.