Les Chenilles de Contes.
Chez nous, quand on essuie ses larmes après une histoire triste, il y en a toujours un pour lancer des «galéjades». Il s'agit de plaisanteries, dont personne ne sait très bien si elles disent vrai ou si elles ne sont fondées que sur l'imagination de celui qui les raconte. Ce que je sais, c'est qu'alors, tout le monde fait semblant d'y croire... C'est ainsi que, dans les Alpes-Malitimes, sur le territoire de Contes, on prétend que le diable a fait alliance avec une armée de chenilles...
Sur les sentiers qui sillonnent
les pentes de la vallée du Paillon, autour du bourg de Contes,
les habitants voyaient souvent des traces de sabots qui ne
ressemblaient pas à celles de leurs moutons, ni de leurs
chevaux. Certains en déduisirent que le diable aimait se
promener par là. Mais les autres refusèrent de les croire. Afin
de leur prouver que le Malin hantait ces lieux, les premiers
imaginèrent une embuscade. Ils se cachèrent derrière un
buisson, près du village de Coaraze et attendirent avec
patience. Bientôt, ils virent apparaître la silhouette étrange
d'un bouc à tête d'homme et à queue de lézard qui marchait
sur ses pattes arrière et frappait le sol de ses sabots
fourchus. Cet inquiétant personnage avança à petits bonds sur
le sentier pour aller s'adosser au soleil contre un large rocher
plat. Là, il ferma les yeux en soupirant :
- Comme il fait bon dans ces montagnes ! Depuis toujours, je n'ai
connu que les ténèbres glacées ou les flammes de l'enfer.
Jamais je n'ai eu le loisir de me prélasser sous un ciel aussi
bleu, traversé de rayons aussi tièdes et aussi délicieux. Les
âmes que j'ai volées n'ont qu'à continuer à se geler dans
l'ombre ou à flamber dans mes fourneaux... Moi, j'ai bien droit
à un peu de repos !
Et il ferma les yeux - qu'il avait noirs et rouges - pour entamer
une sieste qu'il pensait apparemment avoir bien méritée.
Ce jour-là, les villageois rentrèrent chez eux et racontèrent
ce qu'ils avaient vu à leurs femmes, leurs amis et leurs
parents. Et cette fois, tout le monde les crut car d'incroyables
incidents avaient eu lieu dans l'après-midi. Une fille, un peu
trop belle, qui méprisait les garçons du pays et prétendait se
marier un jour avec un riche voyageur, avait mystérieusement
disparu après avoir écouté dans le vent une chanson qu'elle
était la seule à entendre. Un avare paysan de Contes avait
été englouti dans les profondeurs de la terre après avoir
dansé une ronde infernale autour du puits de sa maison dont il
refusait de partager l'eau avec des voisins moins chanceux. Une
vieille, que l'on disait plus ou moins sorcière, venait de
mourir brusquement empoisonnée par l'un de ses propres
philtres... De l'avis de tous, le diable était pour quelque
chose dans ces événements.
Chacun ayant peu ou prou une bricole à se reprocher et craignant
d'être l'objet des convoitises du Malin, on décida à
l'unanimité d'imaginer un plan d'attaque. Ceux qui étaient
allés en éclaireurs sur les sentiers y retournèrent, emportant
avec eux un seau empli de glu. Ils en badigeonnèrent le large
rocher plat où le diable aimait s'adosser. Puis ils coururent se
cacher derrière le buisson qui les avaient déjà abrités.
Lorsque la créature maléfique apparut, elle trottina sur le
chemin d'un pas allègre et dit d'un ton satisfait :
- J'ai emporté trois âmes de plus ces jours-ci et je vais
pouvoir profiter d'un repos bien mérité !
Elle s'appuya contre le rocher en poussant un long soupir d'aise
et ne tarda pas à s'endormir.
Les villageois attendirent un petit moment. Lorsque des
ronflements puissants leur indiquèrent que le diable avait
profondément sombré au pays des rêves, ils se mirent à hurler
:
- Au feu ! Au feu !
Le diable ouvrit un oeil. Mais, habitué aux flammes de l'enfer,
il ne craignait aucun incendie. Et il se rendormit aussitôt.
Alors, les villageois hurlèrent à nouveau :
- À l'aide ! À l'aide !
Le diable ouvrit un oeil. Mais, comme il ne venait jamais au
secours de personne, il se rendormit aussitôt.
Alors, les villageois hurlèrent encore en frappant sur leur seau
:
- Voici venir l'orage ! L'eau du ciel va nous noyer...
Cette fois, le diable ouvrit les deux yeux car il n'aimait ni la
pluie ni rien de ce qui venait du ciel, hormis le soleil. Il ne
prêta même pas attention au fait que pas un seul nuage
n'assombrissait la voûte bleue et il bondit pour s'en aller.
Mais resta collé au rocher. Agacé, il gigota et fit de
puissants efforts pour se détacher de sa couche. La glu résista
et le Malin, - pas si malin que ça ! - s'agita et tempêta si
bien qu'il finit par se décoller d'un seul coup, abandonnant sa
queue, comme un lézard, sur la roche poisseuse. Et il s'enfuit
sur le chemin caillouteux en trébuchant sur ses sabots fourchus.
Tambourinant toujours sur leur seau, les gens de Contes le
poursuivirent en riant et criant :
- Diable sans queue, diable boiteux !
- Diable sans queue, diable hideux !
Puis ils rentrèrent chez eux, persuadés qu'ils avaient chassé
à tout jamais l'être maudit de la région.
Mais un diable est un diable. Sa rancune est tenace... Celui-ci
se sentit tellement humilié d'avoir été trompé et d'avoir
perdu sa queue, qu'il décida de se venger. Lors de ses
promenades dans les montagnes environnantes, il avait rencontré
maintes et maintes chenilles et, séduit par leurs corps velus et
leurs mandibules fourchues, il s'était lié d'amitié avec
elles. Déterminé à prendre sa revanche sur les habitants de
Contes, il se rendit auprès du général des chenilles et lui
demanda, en échange d'une partie des trésors de l'enfer, de
lancer son armée à l'assaut du village.
Peu de temps après, les habitants virent cheminer dans les
ruelles des centaines et des milliers d'insectes poilus qui
s'introduisirent dans les vergers et commencèrent à grignoter
les feuilles des arbres. Mais les bergers et paysans de la
vallée du Paillon ne sont pas gens à se laisser impressionner,
même par une armée. Brandissant torchons et balais, ils
affrontèrent les chenilles. Ils défendirent si bien leurs
jardins que les insectes demandèrent grâce plutôt que d'être
exterminés par les coups de torchons, de balais et de souliers.
Vaincus, ils furent traduits en justice devant le tribunal de
Contes. Le procureur leur demanda :
- Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?
Et les chenilles répondirent :
- Nous n'en voulions ni à vos fleurs ni à vos arbres. C'est le
diable sans queue qui nous a demandé de le venger...
Les avocats plaidèrent et les juges délibérèrent. Enfin le
jugement fut proclamé et affiché. Les chenilles furent
condamnées à l'exil et assignées à résidence dans un
quartier du bourg que l'on nommait Pierrefeu. C'est ainsi que
l'on vit les insectes multicolores avancer en une interminable
procession le long des ruelles, contre les murs des maisons.
Elles vécurent un moment sur leur nouveau territoire. Mais la
punition était trop cruelle. Sur les pierres, elles mouraient de
chaud. Sans herbe et sans feuilles, elles dépérissaient. Alors,
les habitants de Contes, qui n'étaient pas de mauvaises gens,
leur donnèrent l'autorisation de se réfugier dans les pins qui
bordent le village, à condition qu'elles n'en sortent plus et
brisent à tout jamais leur alliance avec le diable. Les
chenilles acceptèrent et vivent encore aujourd'hui dans la
pinède où les passants peuvent les apercevoir, telles de petits
serpentins multicolores. Quant au diable, personne n'en parle
plus. Peut-être a-t-il définitivement disparu ? À moins que
les petits lézards sans queue que l'on voit traverser
furtivement les sentiers ne soient ses lointains descendants...
Eux seuls pourraient nous le dire. Mais essayez de les attraper !
Personne n'y est jamais arrivé.