Pour une danse des cordelles.
C'est comme ça, chez nous, petits : on parle, on rit, on chante, on danse... et, quand on danse, on rencontre parfois l'amour. Ça donne de jolies histoires. Certaines finissent par un mariage où l'on chante et l'on danse encore. D'autres finissent tristement. Ça dépend du sort, et des gens. Ainsi, un soir, à Barbantane...
Le gardien de la tour de Barbantane
était un homme jaloux, très soucieux de protéger sa fille
Mourette des galants qui lui faisaient la cour. Il redoutait
surtout ceux dont on disait qu'ils dansaient bien la farandole et
la danse des cordelles. Un soir de fête, il ne put cependant
interdire à sa fille d'assister aux réjouissances en l'honneur
de l'évêque du lieu qui lui avait solennellement remis les
clés de la tour de la ville. Les jeunes gens et les jeunes
filles tenant des rubans de couleur s'en furent les attacher à
un mât planté sur une place. Au son des fifres et des
tambourins, ils commencèrent à danser en tenant les
extrémités de ces rubans qui s'enroulaient gracieusement autour
du mât en une tresse multicolore. Mourette tenait un ruban bleu,
comme ses yeux, couleur lavande. Un beau garçon de Barbantane,
tenant un ruban cramoisi dansait aussi. Un pas par ci, un pas par
là, leurs jolis rubans s'emmêlèrent et ils s'emmêlèrent si
bien qu'ils ne purent plus les détacher et qu'à la fin de cette
danse, ils étaient tombés amoureux.
Dès le lendemain matin, le garçon vint demander la main de
Mourette à son père. Mais celui-ci s'y opposa. Les gens eurent
beau lui dire que ce garçon était sérieux, travailleur et
consciencieux, il ne voulut rien savoir. Et il enferma sa fille
dans la plus haute chambre de la tour, afin que ni ce prétendant
ni aucun autre ne puisse jamais l'ôter à son amour paternel et
jaloux.
Le jeune homme, très amoureux, ne se laissa pas décourager.
Chaque soir, il vint chanter et danser sous la fenêtre de son
aimée. D'en haut, elle le regardait faire, et le chagrin d'être
ainsi séparée de lui en était un peu adouci. Au pied de la
tour, poussait un lierre.
Et, chaque jour, il grandissait, comme l'amour des jeunes gens.
Bientôt, il atteignit la fenêtre à laquelle se penchait la
belle Mourette. Et le garçon eut une idée : il attendit la nuit
et se mit à grimper le long de la plante, afin de venir
délivrer celle qu'il aimait. Quand il fut parvenu sous la
croisée, la jeune fille lui tendit la main. Mais c'est alors
que, sous le poids du visiteur, le lierre commença à se
détacher. Ses grands bras feuillus se délièrent de la pierre
et s'abattirent d'un seul coup sur le pavé du parvis,
ensevelissant l'audacieux dont la tête se fracassa au rebord
d'une fontaine.
Mourette poussa un cri d'effroi et se retira dans sa chambre
d'où on ne la vit plus jamais ressortir, ni pour descendre de la
tour, ni pour paraître à sa fenêtre, qu'il fît beau ou
mauvais temps, les soirs d'hiver ou de printemps, ni même les
jours de fête quand les autres, sous le donjon, dansaient la
danse des cordelles.
Le lierre repoussa lentement mais avec grande vigueur. Il
atteignit de nouveau la fenêtre qui demeura cependant fermée.
Et c'est toujours le même lierre qui grimpe au mur aujourd'hui.
Les nuits où souffle le vent, lorsqu'on veut bien tendre
l'oreille, de ses longues branches feuillues, monte une voix de
garçon qui murmure une chanson, et une voix de jeune fille lui
répond par des sanglots.