La Lièvre du Mont Faron.
Heureusement, chez nous, toutes les bêtes ne sont pas aussi méchantes. Il y en a même d'assez amusantes, comme la lièvre de Toulon.
J'entends déjà certains
protester : un lièvre, c'est masculin ! Eh bien ! Pas à
Toulon... où vécut une bête peu ordinaire sur les pentes du
Mont Faron.
C'était une lièvre femelle d'une taille inhabituelle, presque
aussi grosse qu'un chien de berger. Elle avait échappé aux
chasseurs et aux braconniers car elle était vive et rusée. On
parlait d'elle sur le port. On parlait d'elle dans les boutiques
et sur les marchés. On parlait d'elle dans les bastides
environnantes. Bien des gens l'avaient aperçue, mais aucun
n'avait encore réussi à l'attraper. C'est pourquoi cette
lièvre avait eu le temps de grandir et de grossir bien plus
qu'un lièvre ordinaire. À force d'en parler, on la disait
maintenant presque aussi grosse qu'un cochon. À force de vanter
son agilité, on la disait plus rapide qu'un coursier du diable.
À force de célébrer son esprit futé, elle devenait plus
maligne qu'une sorcière et plus savante qu'un alchimiste. Bref,
d'année en année et de récit en récit, cette bête peureuse
s'était parée des qualités d'un animal de légende.
Un soir, un jeune braconnier de la région en eut assez
d'entendre toutes ces fables et se dit qu'une lièvre de cette
taille, de ce poids et de cette renommée serait aussi bien dans
sa marmite que dans ces conversations. Il attendit la nuit et
grimpa sur les pentes du Mont Faron où il se cacha derrière un
rocher. Là, il ne tarda pas à voir passer la lièvre. Elle ne
devait pas être si maligne qu'on le prétendait car elle courait
autour de la montagne sans prendre le temps de respirer ni de se
retourner pour constater que personne ne la poursuivait. Le
garçon constata qu'elle était en effet de la taille d'un cochon
et que son allure était vive. Mais il remarqua également qu'à
force de courir dans le même sens, elle avait usé ses deux
pattes gauche, celle de devant, et celle de derrière, ce qui lui
donnait un drôle d'air.
Cette nuit-là, il rentra chez lui. Et il se mit à réfléchir.
Au matin, il s'en fut sur le port et demanda à un ami pêcheur :
- Peux-tu me prêter un de tes filets ?
- Et pour quoi faire, mon garçon ?
- Pour attraper la lièvre du Mont Faron.
Les gens qui se trouvaient là éclatèrent de rire.
- Ce n'est pas avec un filet que tu captureras celle-là ! On la
dit plus rapide qu'un coursier du diable et plus rusée qu'une
sorcière.
Le garçon ne répondit pas. Il prit le filet et retourna se
cacher sur les pentes du Mont Faron.
Quand il vit passer la lièvre, il bondit à sa rencontre.
Effrayée, la bête fit demi-tour et, déséquilibrée par ses
pattes usées, bascula dans le ravin où le jeune braconnier
avait pris soin de tendre le filet. Elle se prit dans les mailles
et il n'eut plus qu'à la remonter. Mais elle était si lourde
qu'une maille du filet craqua, puis une autre, puis le filet tout
entier... et la lièvre put s'échapper avant que le garçon
n'ait eu temps de la hisser.
Il redescendit au port pour emprunter un autre filet. Les gens,
surpris, l'interrogèrent. Et il raconta l'aventure. Aussitôt,
d'autres braconniers voulurent tenter l'expérience. Ils se
cachèrent derrière les rochers du Mont et attendirent le
passage de cette lièvre fabuleuse. Mais elle ne montra pas le
bout de son nez ! Et ils rentrèrent, déçus.
On l'entend parfois claudiquer, sur les sentiers, entre les
touffes de romarin. On voit des pierres dévaler les pentes et
rouler dans les ravins. Mais personne n'a aperçu la lièvre aux
pattes gauche usées. Sans doute ne la verra-t-on plus... Depuis
le temps, elle doit être fatiguée ! Elle a dû tellement
grandir qu'on la prendrait pour un ânon ! Elle a dû tellement
grossir qu'elle n'entrerait plus dans aucune marmite. C'est pour
cela que dans la région, on a renoncé à la prendre. Et, quand
on parle de quelqu'un qui court sans cesse après l'impossible,
on dit de lui : « Eh bé... celui-là, faut l'envoyer chercher
la lièvre du Mont Faron ! »