La Biche et le Barbare
Dans ce pays linnocence et la douceur parviennent souvent à vaincre la force et la violence obscures. Ce fut le cas, une fois de plus, dans les forêts qui régnaient alors dans les environs de Saint-Gilles.
Autrefois, la mer baignait les
franges de ces lieux. Mais la terre mangea sur les eaux et la mer
se retira. La forêt prit sa place, peuplant de sangliers, de
biches et de chevreuils le sol jadis couvert de flots porteurs
d'éponges, de méduses, de coquillages, d'hippocampes et de
poissons.
Fuyant l'agitation de la ville d'Arles, un vieil homme, auquel sa
sagesse avait valu le nom de saint Gilles, vint se retirer dans
la pénombre épaisse des taillis. Il y construisit une cabane de
branches et de feuillages et vécut là, totalement solitaire
dans le dénuement le plus absolu, se nourrissant de baies
sauvages et s'abreuvant à l'eau claire d'une source.
Un soir, dans le silence à peine troublé par les chants
d'oiseaux, il entendit un froissement de broussailles. Scrutant
l'obscurité du sous-bois, il vit luire deux grands yeux
brillants.
- Une bête sauvage ! Sans doute un sanglier... songea-t-il en se
retirant prudemment derrière un gros tronc d'arbre.
À peine se fut-il caché, que l'animal surgit et se précipita
pour boire à la source. Il s'agissait d'une biche, farouche et
gracieuse qui, tout en se désaltérant, jetait alentour des
regards apeurés. Soulagé, l'ermite éclata de rire :
- Prendre une biche pour un sanglier ! La solitude me rend fou...
Le bruit de sa voix effraya l'animal craintif qui bondit
aussitôt et s'enfuit dans les taillis.
- Hé ! Attends... Jolie biche... Ne m'abandonne pas ! cria le
vieil homme, avide soudain de compagnie.
Mais le silence s'était refermé autour de la cabane et de la
source. Même les oiseaux se taisaient pour la nuit, avant que
les chouettes et les hiboux ne vinssent prendre leur relais.
Gilles passa plusieurs jours dans la solitude qu'il avait
choisie. Mais elle lui pesait, à présent. Il s'imaginait
volontiers vivant auprès de la jolie biche entrevue. Sa
présence lui manquait, même s'il avait peine à se souvenir de
la nuance de son pelage, de sa taille et de sa corpulence.
- Était-elle grande ? Petite ? Brune ? Fauve ? Je ne sais
plus... Pourtant, elle m'a paru si belle et si douce !
Tandis qu'il se désolait, il entendit à nouveau un
frémissement dans les branches. Fou d'espoir, il se dissimula
encore en retenant son souffle. Et la biche apparut, avançant
d'un pas hésitant vers la source. Tandis qu'elle penchait son
cou vers l'eau cristalline, l'ermite la contempla. C'était bien
la plus jolie biche qu'il eût jamais vue. Ses jambes fuselées
avaient, au-dessus des sabots, comme de hautes socques blanches.
Son long cou mince ployait vers le sol avec la grâce infinie
d'une liane courbée par le vent. Et ses yeux en amande
possédaient un regard si humain qu'il semblait compenser
l'absence de parole du fin museau tendre et racé...
Bien décidé à ne pas l'effrayer, Gilles ne trahit pas sa
présence et demeura immobile. Lorsque l'animal repartit, une
sourde angoisse étreignit le coeur du vieil homme :
- Et si elle ne revenait pas ?
Mais la biche avait déjà, malgré sa frayeur première, reprit
le chemin de la source. Aussi résolut-il de faire confiance au
destin qui les avait réunis, lui, le vieillard solitaire, elle,
la grâce de la nature.
Bien lui en prit. Car l'animal revint, chaque soir, s'abreuver à
l'eau limpide. En son absence, Gilles déposait des herbes
fraîchement coupées et délicieusement odorantes près du
rocher où jaillissait l'écume. Au début, la biche les flaira
sans y toucher. Puis elle se laissa tenter. Enfin, elle s'y
habitua, tant et si bien qu'elle sembla trouver autant de plaisir
à ce repas qu'à la boisson revigorante qui la désaltérait.
Au bout d'un mois de ce manège, Gilles osa enfin se montrer.
Quand elle l'aperçut, la biche eut un mouvement de recul et il
pensa qu'elle allait se sauver à jamais... Avec une infinie
douceur, il tendit la main :
- Ne crains rien, petite... Je ne te veux aucun mal. C'est moi
qui te nourris ici, chaque soir...
Et l'animal s'immobilisa, puis vint lécher les doigts qui
s'ouvraient vers lui.
Dès lors, la biche et le vieil homme vécurent en bonne entente.
Il lui parlait, comme à une amie. Elle l'écoutait et son regard
répondait mieux que ne l'eût fait un être humain. Gilles
l'entretenait de la fureur et de la méchanceté des hommes,
ainsi que de cette perle de bonté qu'il fallait aller chercher
loin, loin, au fond de leur coeur.
Le bruit des troubles et des guerres ne parvenait pas jusqu'à
eux. Ensemble, ils coulaient des jours heureux dans la forêt
profonde, ignorant tous deux que Wambo, le roi des Wisigoths,
avait envahi la région et comptait bien y imposer sa loi, aidé
par ses fils, tous vaillants et cruels guerriers.
Or, un matin, la terre trembla sous les sabots d'une horde de
chevaux. Le silence des arbres fut déchiré par les aboiements
d'une meute de chiens féroces et les cris excités des
chasseurs. Réveillé en sursaut, l'ermite chercha autour de sa
cabane son habituelle compagne. Mais elle avait disparu, sans
doute effrayée par la cavalcade et les hurlements. Un instinct
immémorial l'avait poussée à se réfugier au plus profond des
taillis. Inquiet, saint Gilles ne trouva cependant rien d'autre
à faire que de l'attendre près de la source. Un long moment, la
forêt résonna de piétinements sourds et de piaffements, de
coups de trompe et de cris rauques, d'ordres hurlés et
d'aboiements... Puis, les herbes frissonnèrent à l'orée de la
clairière et la biche apparut, le cou ensanglanté. Elle vacilla
jusqu'à la source, au bord de laquelle elle s'effondra, la tête
penchée vers l'eau claire. Lermite se précipita à son
chevet pour laver ses blessures. Quand il l'eut fait, il
s'apprêta à tirer l'animal vers sa cabane, afin de ly
cacher, mais les chasseurs surgirent avant qu'il n'y parvînt.
- Cette proie est à nous ! cria un jeune chef.
Faisant face, mains nues, à ces hommes armés, le vieil homme
répondit :
- Cette biche n'appartient à personne, pas même à moi, qu'elle
honore de sa présence quand elle le souhaite.
Les chasseurs éclatèrent de rire :
- Vieux fou ! Pousse-toi... Nous allons l'achever.
Comme le vieillard ne bougeait pas, l'un des cavaliers s'approcha
et le bouscula d'un geste brutal qui l'envoya valser dans les
herbes.
- Allez, les chiens ! Attaquez ! hurla le chef des Wisigoths.
Mais un grand silence se fit. Pétrifiée, la meute contemplait
la biche qui léchait calmement ses plaies, tandis que Gilles,
qui avait rampé vers elle, la caressait d'un geste plein de
compassion. Peu à peu, les chiens avancèrent... Comme fascinés
par l'amour qui unissait l'homme et la bête, au lieu de se
précipiter sur leur gibier, ils se mirent à le renifler, puis
à japper et à le lécher avec hésitation, ensuite, presque
joyeusement... Surpris, les guerriers baissèrent leurs armes.
- Il doit y avoir là-dessous quelque sorcellerie ! déclara le
jeune chef. Rentrons ! Et allons raconter ce prodige à notre
père. Lui seul saura ce qu'il faut décider.
Les cavaliers tournèrent bride. La meute se rassembla. Et, dans
un nouveau bruit de tonnerre, la horde entière s'enfonça à
nouveau dans les bois.
Demeurés seuls, saint Gilles et la biche se réfugièrent dans
la cabane.
Dès l'aurore, ils furent à nouveau éveillés par des
cavalcades et des cris. Le roi Wambo en personne, guidé par ses
propres fils, avait retrouvé le chemin de la source. Il vit la
biche aux socques blanches. Il vit le vieillard solitaire. Aucune
trace de peur ne hantait leurs regards et les blessures avaient
disparu du col de l'animal.
Alors, le souverain rebroussa chemin. Et les hurlements de sa
meute disparurent à jamais au lointain.