La Demoiselle aux roses
Dans ce pays, il semble que les fleurs apportent leur aide autant que leurs charmes aux jeunes filles qui font preuve de leur force de caractère. C'est ainsi que Roseline sillustra au milieu des roses...
Roseline de Villeneuve naquit en
l'an 1267 au château des Arcs et, dès sa plus tendre enfance,
elle manifesta une générosité sans limites à l'égard des
miséreux qui vivaient hors de l'enceinte de la forteresse.
Souvent, elle échappait à la vigilance de sa famille et de ses
servantes pour dévaler les marches de sa tour et franchir les
passerelles jusqu'au monde extérieur. Soulevant les plis de sa
robe emplis des restes de victuailles que l'on gaspillait au
château, elle s'en allait nourrir les gueux qui s'assemblaient,
de plus en plus nombreux au pied des murailles, guettant sa venue
comme des aveugles la lumière du ciel. Quand elle apparaissait,
belle, aimable et sereine dans cette marée de malheurs et de
souffrances, on aurait dit que le soleil lui-même apparaissait,
tant les visages s'éclairaient. Les enfants l'adoraient, les
vieillards la respectaient, même les brigands devenaient devant
elle doux et tendres comme des agneaux.
La foule des manants déguenillés qui se pressait aux portes du
palais, n'était guère du goût du seigneur des lieux, le comte
Arnaud, ni des invités qui venaient fréquemment profiter de ses
libéralités en ripailles interminables.
Un jour, alors que des dizaines de serviteurs s'affairaient aux
préparatifs d'une somptueuse réception, les affamés se mirent
à pousser de telles clameurs en voyant défiler les faisans, les
sangliers et les chevreuils, les fromages onctueux, les fruits et
les pâtisseries, que le comte en fut irrité. Il fit appeler
Roseline et lui déclara :
- Ma fille, votre louable charité, héritée entre autres vertus
de votre mère, attire cependant bien des désagréments sur nos
terres. Les misérables qui viennent à vous de plus en plus
nombreux m'incommodent. Nos amis en ont peur. Et vous savez
combien je tiens à ce que ce château demeure un lieu d'accueil
agréable pour les gens de notre monde. Si vous persistez à
satisfaire les élans de votre coeur au détriment de notre rang,
je serai obligé d'employer la force pour repousser les
ventres-creux qui nous importunent ! Je vous demande donc de
demeurer discrète en vos appartements, de cesser de voir ces
gens et de ne plus leur apporter le moindre croûton de mon pain.
Roseline respectait son père. Mais ces paroles la déchirèrent.
En sanglots, elle courut s'enfermer dans sa chambre pendant
plusieurs jours, essayant de ne pas entendre les plaintes et les
cris d'indignation qui montaient sous ses fenêtres. Seuls, son
frère Hélian et sa mère vinrent la réconforter et tenter,
sans y parvenir, de la distraire.
Agacé par les clameurs, le comte fit appeler ses hommes d'armes.
Il s'apprêtait à leur donner l'ordre de disperser la foule des
gueux, lorsqu'il se ravisa. Ces déshérités vénéraient sa
fille, et il eût sans doute été maladroit de les affronter en
leur donnant l'impression que Roseline n'approuvait pas son
geste. Aussi préféra-t-il vérifier qu'elle se conformait bien
à ses volontés. Durant toute une semaine, il la fit espionner
par ses gens sans qu'il pût déceler la moindre faille dans son
obéissance. Cependant, la multitude des parias grossissait sous
les remparts. Leurs gémissements et leurs appels s'élevaient
jusqu'aux fenêtres de la chambre où la jeune fille tentait en
vain de se boucher les oreilles. Chaque sanglot la secouait.
Chaque râle de vieillard la meurtrissait. Chaque pleur d'enfant
lui faisait l'effet d'un coup de couteau... Ny tenant plus, elle
commença à réunir dans les plis de sa robe tous les restes des
repas auxquels elle ne touchait presque pas.
Une nuit, elle descendit silencieusement les marches de sa tour
et s'apprêta à se faufiler hors de l'enceinte du château. Mais
les gardes veillaient. Ils l'arrêtèrent et la menèrent devant
son père qui lui demanda avec brutalité:
- Où vous rendez-vous donc nuitamment, ma fille ? Avez-vous
quelque galant hors de ces lieux ? Ou allez-vous encore
distribuer mes biens à tous ces gueux ?
Effrayée, Roseline ne sut que serrer les plis pesants de son
vêtement contre sa poitrine.
- Que tenez-vous là, ma fille ? insista son père.
La jeune fille fut sur le point de se jeter aux pieds du comte,
afin de lui demander sa grâce et celle des pauvres manants qui
l'attendaient. Mais un mensonge lui vint aux lèvres :
- Ce sont des roses, Monseigneur.
- Des roses ? À cette heure ? Vous vous moquez de moi !
Fou de colère, le comte avança vers elle et lui arracha le
tissu des mains. Des plis de la robe, tombèrent alors des
pétales de roses qui s'effeuillaient par centaines et
s'accumulaient sur le sol en monceaux parfumés.
Troublé par ce prodige, le comte se radoucit. Il ordonna à sa
fille de regagner sa chambre et à ses serviteurs de distribuer
aux affamés tout ce qu'ils pourraient trouver dans ses cuisines
et ses greniers.
Peu de temps après, Roseline entra au couvent.
Plus tard, sa mère en fit autant.
Son frère Hélian partit aux croisades.
Et le comte se retrouva seul.
Hélian guerroya victorieusement plusieurs années durant contre
les Infidèles. Mais un jour, il fut fait prisonnier au cours d'une
bataille et emmené au cachot dans l'île de Rhodes. Pieds et
poings enchaînés, il songeait à sa vie d'autrefois et à sa
douce soeur qu'il ne reverrait peut-être jamais, lorsqu'une
lueur envahit sa prison. Dans un nuage de parfum de roses, il vit
apparaître Roseline qui détacha les maillons métalliques de
ses chaînes comme s'il se fût agi de liens de paille. La porte
de sa cellule s'ouvrit sans que personne n'en touchât la
serrure. Et Roseline le guida vers une plage où était échouée
une barque.
Le jeune homme y monta. Mais il n'y avait pas la moindre rame
pour l'aider à s'éloigner du rivage. Alors, sa soeur déploya
dans le vent le nuage parfumé qui l'entourait. Elle le hissa au
mât et en fit une voile qui gonfla et fit se mouvoir le frêle
esquif. Tandis qu'il partait sur les flots, Hélian vit
disparaître peu à peu la silhouette de Roseline, comme si elle
se fondait à présent dans le paysage.
Le voyage du chevalier dura des semaines... En suivant un chemin
d'étoiles, il sut capter dans son voile lumineux et parfumé les
vents favorables qui l'emmenèrent jusque sur les côtes de
Provence. Quand il eut regagné le château familial, il vit son
père, vieilli et fatigué, pleurer à chaudes larmes, entouré
d'une multitude de gueux qui lui disaient leur compassion et leur
chagrin.
- Que se passe-t-il ? demanda le jeune homme, étonné. Où est
ma soeur, qui est venue me sauver en songe jusqu'en pays
étranger ?
- Hélas, mon fils, répondit le comte, notre Roseline a rendu ce
matin son dernier soupir en ce monde. Et tous les rosiers du
château, ainsi que tous ceux qui fleurissaient le moindre petit
jardin de notre province, se sont fanés hors de sa présence.