Le Prince et la Poupée

 

Tous les amours ne se refusent pas. Il y en a même qui tombent à pic pour offrir un bonheur durable. Ainsi en fut-il dans la ville de Menton pour un prince et une poupée de cire...

Autrefois, au moment du vendredi saint, les pénitents blancs parcouraient les rues de Menton en hurlant et gesticulant :
- Repentez-vous ! Repentez-vous !
Mais, au lieu de se repentir de leurs mauvaises actions, les gens prenaient prétexte de ces processions pour s'amuser et faire la fête. Les enfants poursuivaient les grandes personnes habillées de chasubles en agitant de bruyantes crécelles, en chantant et en poussant des cris de joie. Penchée à sa fenêtre, une femme les regardait faire avec indulgence et soupirait :
- Ce sont des garnements... Mais, comme ils sont joyeux ! Quel malheur que le ciel ne nous ait jamais offert le bonheur de voir naître chez nous l'un d'entre eux ! Notre petite maison retentirait de sa gaieté ou de sa colère. Et la vie pénétrerait entre nos murs tristes et silencieux.
En l'entendant se lamenter ainsi pour la centième fois, son mari décida de lui offrir une jolie compensation. Il sortit de sa maison et s'en fut vers une ruche située au milieu du jardin. Là, il prit délicatement de la cire et du miel qu'il rapporta dans la cuisine.
- Que comptes-tu faire ? Un gâteau ou une chandelle ? demanda son épouse avec un sourire un peu triste.
L’homme ne répondit pas et commença à modeler une statue qui prit peu à peu forme humaine. Bientôt, son oeuvre acquit la taille et l'apparence d'une jeune fille. Le sculpteur était si habile que sa créature fut également capable de bouger doucement le cou, de mouvoir les bras et même de plier les jambes pour s'asseoir à table avec lui. Sa femme en fut éblouie. Émue, elle contempla le fin profil délicat, les cheveux dorés, les épaules doucement arrondies et soupira :
- Cette enfant est plus belle que celle que j'ai jamais rêvé d'avoir... Dommage qu'elle ne soit pas vivante ! Mais, cher époux, tu as réalisé là un tel chef-d'oeuvre, que je m'en contenterai et m'estimerai heureuse de cajoler cette poupée de cire et de miel jusqu'à la fin de mes jours.
Satisfait de l'avoir un peu consolée, l'homme embrassa sa femme. Et tous deux coulèrent des jours paisibles, promenant leur fille inespérée de la chambre au jardin, du jardin à la table et de la table à la fenêtre.
Un jour, le fils du roi vint à passer devant la petite maison. À l'angle d'un rideau à peine soulevé, il aperçut une jeune fille si merveilleuse qu'il tomba aussitôt amoureux de son fin profil délicat, de ses cheveux dorés, de ses épaules doucement arrondies... Et il ne put l'oublier. Le royal souverain eut beau lui présenter des dames des plus hauts lignages et de la plus grande beauté, rien ne lui ôta de l'esprit le souvenir de l'inconnue entrevue dans une ruelle de Menton. Il fit donc envoyer chez les modestes habitants de la petite maison huit serviteurs chargés de demander sa main et de la ramener au palais sur une somptueuse litière fermée par des rideaux aussi dorés que sa chevelure.
Embarrassés, les parents de la poupée n'osèrent avouer que le prince n'aimait qu'un mannequin. Aussi n'eurent-ils pas le courage de protester quand les porteurs chargèrent leur enfant de cire et de miel pour l'emmener au château.
En chemin, fatigués, les laquais firent halte devant une auberge. Ils déposèrent un instant leur fardeau pour pénétrer à l'intérieur et se désaltérer.
Douze fées passant par là s'arrêtèrent devant la litière et, avec curiosité, en soulevèrent les tentures. Elles découvrirent la poupée et la trouvèrent si jolie qu'elles décidèrent de s'installer près d'elle pour se reposer et pour bavarder. Tout en papotant, elles s'extasièrent sur ce qu'elles voyaient :
- Quelle adorable créature !
- A-t-on jamais admiré plus de beauté chez aucune jeune fille de chair ?
- Une jeune fille vivante nous aurait peut-être chassées ? Et nous sommes si fatiguées par notre long voyage...
- Pouvons-nous demeurer encore quelques instants sur votre couche, mademoiselle ?
Courant d'air ou illusion ? La poupée hocha la tête...
Et les fées éclatèrent de rire :
- Comme elle est amusante !
- C'est une poupée de cire au grand coeur !
Certaines des créatures magiques s'allongèrent pour se reposer. D'autres continuèrent à bavarder :
- Je n'ai pas sommeil. Si nous nous divertissions en dotant cette charmante poupée de toutes les qualités ?
- Oh ! Oui... Moi, je lui offre la plus jolie voix que l'on ait entendue jusque là. Ceux qui l'écouteront ne pourront qu'en être envoûtés.
- Moi, je lui offre la sagesse, afin qu'elle sache se comporter en tous lieux et toutes circonstances.
- N'oublions pas la gaieté ! Notre protégée dansera et rira mieux que personne.
C'est ainsi que, toute la nuit, l'une après l'autre, les fées se plurent à combler la poupée de toutes les vertus possibles. Au petit matin, quand elles entendirent les serviteurs éméchés sortir de l'auberge, elles se levèrent, refermèrent les rideaux de la litière et disparurent dans la rue.
Quand les laquais déposèrent leur fardeau dans la salle du trône, il descendit de la litière une jeune fille de chair au fin profil délicat, aux cheveux couleur de miel, aux épaules arrondies... Le prince la trouva encore plus jolie que dans ses souvenirs. Et il désira l'épouser le jour même.
Mais la jeune fille protesta :
- Je ne me marierai qu'en présence des parents qui m'ont élevée.
Sa voix était si mélodieuse que le prince en fut envoûté et ne put qu'accéder à tous ses désirs. On envoya donc quérir les modestes habitants de la petite maison de Menton. Ils arrivèrent au palais en tremblant devant le sort qui les attendait maintenant que leur supercherie avait dû être découverte.
Leur étonnement fut immense quand ils virent arriver vers eux leur jolie poupée de cire et de miel, bien vivante et bien joyeuse, qui les prit à part pour leur chuchoter d'une voix infiniment mélodieuse :
- Ne vous inquiétez pas ! Votre amour m'a donné la vie... Et cette vie durera tant que vous ne révélerez pas le secret de ma naissance !
Trop heureux de ce prodige, les braves gens l'acceptèrent sans trop se poser de questions.
Le mariage dura tout un mois. Des souverains étrangers furent conviés à la fête. Et tous furent fascinés par les nombreuses qualités de cette princesse inconnue.
Après la noce, les parents de l'épousée s'en retournèrent dans leur petite maison de Menton où ils vécurent paisiblement, en se réjouissant du bonheur de leur enfant.


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