Le Seigneur troubadour et le château d'amour.
Sur notre terre, petits, la musique et les paroles des chansons sont presque aussi essentielles à la vie que le boire et le manger. Elles peuvent même accomplir des prodiges, comme ce fut le cas, un jour, sur la route qui menait à Romanin, vers un certain château d'amour...
Dans ce château d'amour,
vivaient des dames de haute noblesse qui s'adonnaient aux
plaisirs des arts et de la courtoisie. Sous les voûtes des
plafonds, résonnaient les voix des baladins et les accords de
leurs luths. Sur les pavés, glissaient agilement les chausses
des danseurs et des acrobates. Dans les chambres, se chuchotaient
les strophes des poèmes galants...
C'est en rentrant de Terre sainte, où il avait mené croisade
contre les Infidèles, que le seigneur de Mollégès, Pierre de
Châteauneuf, entendit parler de ce lieu et des belles qui y
régnaient avec grâce et délicatesse. Leurs noms mêmes le
faisaient rêver : Alasacie, Ysoarde, Béatrix, Stéphanette...
Et, pour elles, il composait déjà, dans les nombreuses cours
où il était invité depuis son retour en Provence, des chansons
d'aube, des ballades et des pastourelles, qui faisaient se pâmer
les guerriers, les écuyers ou les pages, presque autant que la
gent féminine.
Son renom de poète atteignit le château d'amour et les oreilles
fines des dames qui l'habitaient. Par les marchands et les
saltimbanques qui sillonnaient les routes de la province, elles
lui firent alors savoir qu'il serait le bienvenu entre leurs
murs, où elles l'attendaient avec impatience et curiosité.
Flatté et curieux, lui aussi, de rencontrer ces femmes dont tout
le monde vantait la sensibilité, le charme et l'intelligence, le
vaillant homme se rendit à leur invitation et, grimpant sur son
destrier, portant son luth en bandoulière, il s'en fut par monts
et vallées vers ce château plein de délices.
Au cours de son voyage, il atteignit, dans les Alpilles, une
forêt de chênes d'une telle épaisseur que la lumière avait du
mal à filtrer entre les branches touffues. Hormis les pas de son
cheval, qui sonnaient sourdement sur la terre comme les
battements d'un coeur, pas un bruit ne provenait des fourrés,
comme si les oiseaux avaient cessé de chanter, les feuillages de
frissonner, la brise de respirer... La nature entière retenait
son souffle devant l'imminence d'un danger imprécis. Mais,
lorsque l'on a combattu de l'autre côté des mers durant de
longues années, on ne se laisse pas impressionner par un
silence, fût-il dans la forêt la plus dense, poussant sur les
pentes les plus escarpées que l'on ait jamais vues ! Aussi,
Pierre de Châteauneuf continua-t-il son chemin en fredonnant un
refrain qu'il composait à l'intention de la comtesse de
Provence.
Tout à coup, une horde hurlante et menaçante surgit des
buissons. Une dizaine de brigands, hirsutes, armés jusqu'aux
dents, lui barrèrent la route. Le cheval du voyageur se cabra.
Mais il en fallait davantage pour désarçonner un cavalier aussi
chevronné. Alors, l'un des bandits attrapa la bride et tira sur
le mors. Hennissant de douleur, l'animal bondit, rua et se cabra
encore... Son maître, habitué à de plus rudes chevauchées,
demeura tout de même en selle. Aussi fallut-il qu'un autre des
voleurs s'accrochât à sa jambe pour le faire tomber. Sitôt à
terre le seigneur fut assailli de coups de poings et de pieds.
Etouffé par le poids de ses ennemis, il fut obligé de se rendre
et de se soumettre à leur volonté. Sans scrupules, ils le
dépouillèrent de sa bourse où tintaient pièces d'or et
d'argent. Ils lui arrachèrent son luth, dont ils ne savaient
trop quoi faire, mais qu'ils se proposaient de vendre à quelque
marchand ambulant. Enfin, ils lui ôtèrent ses habits, qu'ils
trouvaient fort à leur goût.
Nu comme un ver, le preux chevalier comprit que sa dernière
heure arrivait lorsqu'il vit luire les poignards entre les mains
de ses agresseurs.
« Ai-je traversé indemne tant de batailles, échappé à tant
de dangers dans de lointaines contrées, pour mourir sur la terre
qui m'a vu naître, une chanson aux lèvres ? » se dit-il avec
une certaine mélancolie.
Les lames se dressaient déjà au-dessus de sa poitrine, quand
une idée lui traversa l'esprit :
- Attendez ! cria-t-il, je suis un chevalier mais, chevalier
poète, je désire affronter la mort en chantant une dernière
fois, afin d'entrer au ciel sur quelques rimes bien tournées et
sur un air bien cadencé...
Suspendant leur geste, les brigands se consultèrent du regard.
N'ayant jamais ouï de leur vie le son d'un luth, plusieurs
d'entre eux étaient curieux d'en écouter quelques accords. Et,
puisqu'il ne s'agissait que de différer le sort de leur victime
le temps d'un refrain, ils accédèrent à son ultime voeu. On
rendit son instrument au seigneur et on fit cercle autour de lui
pour l'entendre autant que pour le surveiller.
Aux premières vibrations des cordes, les feuillages de la forêt
se remirent à frissonner et la brise à soupirer d'aise. Aux
premières notes dans la gorge du chanteur, les oiseaux se mirent
à l'accompagner comme s'ils connaissaient sa Chanson.
Envoûtés, les brigands laissèrent leur prisonnier improviser
une strophe, puis deux, puis trois...
Et le poète, enchaînant les vers, les rythmes et les accords,
composa aussi longtemps que son imagination le lui permit une
interminable ballade à la gloire de ses agresseurs. Vantant leur
force, leur habileté, leur courage et leur goût de la liberté,
il flatta leur orgueil autant que leurs oreilles, ponctuant du
même refrain les épisodes de son chant. Bientôt, les brigands
en apprirent les mots sans cesse répétés et les reprirent en
choeur, à pleine voix, en frappant dans leurs mains. À la fin,
alors que le chevalier se résignait enfin à mourir sous leurs
coups, ils jetèrent leurs poignards pour applaudir avec tant de
frénésie que quelques pierres dégringolèrent des pentes des
montagnes pour venir se briser contre le tronc des arbres. Sous
les ovations, on rendit à Pierre de Châteauneuf ses vêtements,
sa bourse et même sa monture.
Au lieu de s'empresser de se sauver, le chevalier s'adressa à
ces coeurs sauvages qu'il avait émus :
- Pourquoi vivre de meurtres et de pillages alors que le monde
est si plein de beauté ? leur demanda-t-il.
- Parce que nous avons faim ! répliquèrent les gueux. La
beauté ne nous nourrit guère...
- Venez donc avec moi ! décida le seigneur, troublé à son
tour.
C'est ainsi que, sur la route de Romanin, qui menait au château
d'amour, on vit arriver, caracolant sur son cheval, Pierre de
Châteauneuf, vêtu de son pourpoint de velours, le luth en
bandoulière, escorté d'une bande de manants dépenaillés et
chantant à tue-tête. Connaissant la fantaisie du chevalier
troubadour, les exquises dames ne s'offusquèrent pas de cet
étrange équipage. Elles firent baisser le pont-levis et ouvrir
grand les portes de leur château où résonnèrent les sabots,
les plaintes du luth et la voix du voyageur, soutenue par celles
de ses compagnons. Ceux-ci firent ripaille jusque tard dans la
nuit... On dit qu'au matin, certains d'entre eux rejoignirent les
bois le ventre plein, mais que d'autres demeurèrent en ce lieu
plein de délices où ils apprirent à danser, à jongler et à
pousser la ritournelle pour tout le restant de leur vie.