Le Peuple des eaux souterraines.
Comme vous pouvez le voir, les recoins de Provence offrent asile à des êtres parfois étranges. Ainsi, aux alentours de Comps-sur-Artuby, un jeune berger rencontra des créatures comme personne n'en avait vu jusque-là ...
Un jour, un jeune berger, du nom
de Gastounet, mena paître ses moutons sur les hauts plateaux de
Provence. Il se laissa tellement distraire par la beauté sauvage
des lieux que, chemin faisant, il se perdit. Vers la fin de
l'après-midi, alors qu'il songeait à s'en retourner chez lui,
il réalisa qu'il ne savait plus où il était, que le soleil se
cachait déjà derrière les grands rochers biscornus et
qu'aucune étoile ne pouvait encore l'aider à retrouver sa
route. Alors, les arbres noueux lui parurent moins familiers, les
gorges profondes plus sombres, les cascades plus grondantes et
leurs échos plus inquiétants sur les pierres déchiquetées.
Il rassembla son troupeau et constata qu'il lui manquait un
agneau. Inquiet, il le chercha dans les herbes folles agitées
par le vent du soir. Mais en vain. À la nuit presque tombée, il
entendit un faible bêlement et se laissa guider vers lui.
Bientôt, il arriva au bord d'un gouffre dont il ne pouvait voir
le fond et d'où lui parvenait encore la voix du petit animal.
Estimant que le trou était trop étroit pour qu'il pût s'y
introduire, il chercha une autre issue. Les ombres des montagnes
se dessinaient encore sur le ciel où la lune, lentement,
s'éclairait...
Après avoir marché un moment entre les touffes de fleurs aux
couleurs soudainement éteintes, il trouva l'entrée d'une grotte
derrière un rideau de ronces grises. Mais une grille robuste en
barrait le passage. Le berger la secoua de toutes ses forces. La
terre s'effrita un peu autour du scellement. Quelques pierres
dégringolèrent... Mais la barrière demeura solide. Alors, le
garçon sortit son couteau et s'arma de patience pour gratter la
serrure rouillée et fouiller à l'intérieur de la pointe de sa
lame.
Au moment où il commençait à se décourager et à n'y plus
voir grand-chose, tant la nuit était tombée, il sentit le pêne
céder. La clenche se décoinça et le jeune homme poussa la
grille qui grinça lugubrement.
Sur le seuil, le berger hésita un instant. Devant lui s'ouvrait
un corridor si noir qu'il paraissait mener jusqu'au coeur d'un
enfer glacé. Mais la voix de l'agneau lui parvint à nouveau,
faible et proche à la fois. Et Gastounet se dit : « Un peu de
courage ! Ce n'est qu'une grotte, après tout ! J'y prendrai mon
agneau et je m'en retournerai aussitôt à l'extérieur. Comme il
sera trop tard pour tenter de retrouver mon chemin, moi et mon
troupeau, nous dormirons à la belle étoile, toison contre
toison, souffle contre souffle, rêve contre rêve. Ce ne sera
pas la première fois... Il n'y a pas de quoi s'inquiéter ! »
Et, bravement, il avança dans les ténèbres. Mais, au fur et à
mesure qu'il avançait, il lui semblait que la voix de l'agneau
s'éloignait. D'autres voix plus étranges se mêlaient à la
sienne. De doux gémissements s'enlaçaient aux bêlements. Des
rires étouffés les entrecoupaient. Des bruits d'eau
ruisselaient le long des parois obscures. Et des chants suaves
s'élevaient des profondeurs insondables...
Bientôt, Gastounet remarqua que ses yeux s'habituaient à
l'ombre dense et qu'il commençait à voir l'intérieur de la
grotte comme sous les rayons d'une lumière pâle dont on ne
pouvait deviner la source. Sous cet éclairage blafard, il
distingua les formes mi-humaines, mi-fantomatiques d'un peuple
souterrain. Elles rampaient sur le sol couvert d'une eau glauque,
dans laquelle le berger pataugeait, et vinrent s'enrouler à ses
chevilles en murmurant un chant aux paroles indistinctes.
Pétrifié, le berger se laissa frôler par leurs longs corps
humides qui n'en finissaient pas d'onduler et de se déployer
comme d'interminables écharpes mouillées. Peu à peu, le sens
des mots qu'elles chantaient s'insinua dans ses oreilles. Et il
crut comprendre :
« Viens donc gentil berger,
Viens donc nous retrouver
Dans les flots des eaux souterraines...
Tu y rencontreras notre reine.
Il ne faut pas que tu t'étonnes
Si elle t'offre sa couronne
Ainsi qu'un lotus bleu et noir
Qui fleurit ici chaque soir. »
- Je me moque de votre reine !
répliqua Gastounet. Je ne veux pas de sa couronne ! Encore moins
de sa fleur bizarre... Allez-donc lui demander de m'aider à
retrouver mon agneau. Il est tombé dans ces profondeurs et je
voudrais bien l'en retirer pour le ramener dans ma bergerie.
Les créatures étranges se turent, stupéfaites. Puis elles
disparurent les unes après les autres en une longue fuite
silencieuse.
- Hé, ne partez pas ! Je veux bien voir votre souveraine... À
condition qu'elle me permette de récupérer mon petit mouton.
Aussitôt, quelques-uns des êtres nocturnes rebroussèrent
chemin pour le prendre par la main et l'accompagner. Ils
traversèrent maints corridors qui les menèrent à maintes
salles souterraines. Ils franchirent maints bras de rivières qui
surgissaient de nulle part pour s'en aller on ne sait où... Puis
ils parvinrent dans une caverne plus vaste que les autres où
trônait une femme d'une extraordinaire beauté. Elle avait le
teint plus pâle que de la nacre, les yeux plus verts et plus
foncés que les eaux des gorges les plus profondes, et les
cheveux plus longs que les écumes des cascades... Sur ses
genoux, elle tenait l'agneau perdu et le caressait de ses doigts
minces aux ongles bleus. Sa voix s'éleva, fluide et douce :
- Approche donc, gentil berger... Je n'ai jamais vu de jeune
homme, comme je n'avais jamais vu d'agneau quelques heures
auparavant. Cet animal est doux et chaud. Il sent les fleurs, le
miel et le soleil que je n'ai jamais aperçus ni goûtés, mais
dont on m'a déjà parlé.
- Et qui vous en a donc parlé ? demanda Gastounet.
- Des gens venus se perdre ici, il y a si longtemps que plus
personne ne se souvient d'eux sur cette terre.
- Qui étaient-ils ?
- Des voyageurs et des bergers, comme toi, mais plus vieux...
- On m'a raconté, au village, comment certains d'entre nous
avaient disparu autrefois. Et qu'en avez-vous fait ?
- Je n'en sais plus trop rien... Qu'importe ! Veux-tu un doigt de
potion de chauve-souris ? Une larme de crapaud ?
- Non, merci. Je voudrais reprendre mon agneau et m'en aller
d'ici.
La reine s'assombrit.
- Pourquoi désires-tu partir si vite ? Tu me plais et, si tu le
veux, je t'offrirai ma couronne. Regarde ! Elle est faite
d'émeraudes plus vertes encore que mes yeux. Avec moi, tu
deviendras riche et puissant. Nous partagerons aussi les pouvoirs
du lotus bleu et noir qui fleurit ici chaque soir. De ses
pétales s'exhale un parfum qui préservera ta jeunesse. Et,
comme moi, tu deviendras immortel. Ensemble, nous régnerons pour
l'éternité sur ce monde de ténèbres, gardés et servis par
ces gnomides qui se soumettront à toutes nos volontés.
Gastounet contempla la belle créature qui lui offrait de
partager l'infinité de sa vie et de son pouvoir. Autour de lui,
les gnomides le regardaient de leurs prunelles transparentes et
paraissaient attendre sa réponse. Devant les murs de ce palais
incrustés de perles et de diamants, il songea un instant à sa
pauvre demeure. Il s'imagina volontiers, sans souci de vivre ni
de mourir, aux côtés de cette dame si douce et si belle... Mais
l'agneau bêla. Il lui sembla entendre dans sa voix tous les
souffles de la Provence. Il lui sembla voir luire dans ses yeux
toutes les lumières qui coulent comme un miel blond sur les
pâturages. Il lui sembla humer de sa toison tous les parfums des
herbes sauvages... Alors, il déclara :
- Je regrette... Vous êtes la plus belle reine que j'aie jamais
rencontrée. Mais je ne pourrai me passer de vivre au grand
soleil, ne serait-ce qu'un instant, entre deux pluies ou deux
chagrins, entre deux joies, entre deux faims, entre deux fêtes,
entre ma naissance et ma mort...
Les yeux de la reine s'assombrirent davantage. Ses lèvres mauves
se serrèrent. Ses ongles bleus se crispèrent sur la toison de
l'agneau.
L'animal poussa un cri, s'agita et sauta de ses genoux pour
s'échapper vers un corridor.
Sans attendre, Gastounet partit à sa poursuite. Et les gnomides
emboîtèrent le pas au berger. Celui-ci courut derrière son
petit mouton de couloirs en couloirs. Il aperçut des cheminées
dans les plafonds des grottes, mais elles étaient trop hautes
pour qu'il pût les atteindre. Il perdit souffle et le retrouva.
Bien des fois, les gnomides faillirent le rattraper et lui
enchaîner les pieds de leurs longs corps en écharpes.
Heureusement, il parvint enfin à l'entrée où la grille
s'était refermée. Effrayé à l'idée d'être à jamais
emprisonné dans les profondeurs souterraines, il y donna un
violent coup de pied. La serrure qu'il avait forcée ne résista
pas et il sortit enfin à l'air libre, laissant derrière lui les
êtres des profondeurs de la terre que la lumière du jour
incommodait.
C'est ainsi qu'il se rendit compte qu'il avait passé la nuit
entière dans les entrailles des montagnes. À présent, l'aube
pointait derrière les sommets. Le soleil, avec lenteur,
embrasait le ciel où les étoiles s'effaçaient une à une. Le
vent se levait dans les hautes herbes. Les touffes de fleurs
s'allumaient de couleurs. Et des parfums multiples et fugitifs
montaient, doucement, de la terre...
Le berger retrouva son troupeau. Il installa l'agneau sur son dos
et, sans un regret pour les présents qu'il avait refusés dans
le monde des eaux souterraines, il retrouva le sentier qui le
menait vers sa maison.