Le Pont du Gard
Ah ! des ponts... il y en a des centaines, chez nous, qui enjambent les eaux chantantes des rivières, des torrents et des ruisselets. Mais peu sont aussi célèbres que le majestueux pont du Gard.
Les savants disent que les
Romains construisirent la triple rangée d'arcades qui enjambe le
Gard, il y a deux mille ans, afin d'amener vers les villes, les
eaux des sources d'Eure. Mais, les vieilles gens de chez nous ne
disent pas la même chose...
D'après elles, c'est un simple maçon qui, beaucoup plus tard,
se mit en tête un beau jour de bâtir cet édifice. Tout le
monde le prenait pour un fou. Même sa femme se moquait de lui :
- Au lieu de t'échiner à faire des choses qui ne servent à
rien, tu ferais mieux de m'aider à battre le grain !
Mais le maçon s'obstinait à répondre :
- Lorsque je serai parvenu à amener l'eau des sources jusque
dans nos champs et dans ceux des voisins, tu ne rabâcheras plus
le même refrain ! Notre blé sera plus épais et nos vergers
crouleront sous les fruits.
Et il repartait avec son ciseau et son marteau pour tailler les
pierres, sa brouette pour les porter de la carrière à la
rivière, sa pioche pour trouer le sol rocailleux et sa truelle
pour sceller son ouvrage.
Lorsqu'il eut réussi à élever la première arche, les
habitants de son village vinrent l'admirer et commencèrent à
croire à son projet. Mais, tandis qu'ils se réjouissaient,
devisant gaiement et croquant du pain aux olives au bord du Gard,
il s'abattit sur la région une pluie torrentielle. Les eaux
enflèrent tant et tant qu'elles firent craquer les pierres
encore mal scellées et que l'arche du pont s'effondra. Trempés
et dépités, les villageois rentrèrent chez eux.
Mais le maçon, sans perdre courage ni patience, reprit son
oeuvre depuis le début. Il tailla encore maintes pierres avec
son ciseau et son marteau. Il en transporta maintes fois dans sa
brouette de la carrière à la rivière. Il enfonça maints coups
de pioche dans le sol rocailleux. Et il donna maints coups de
truelle...
Quand la première arche fut remontée et le soleil complètement
revenu, les villageois réapparurent pour le complimenter.
Certains lui proposèrent même de l'aider. Mais, une fois
encore, d'épais nuages noirs que personne n'avait vus venir
éclatèrent. Des pluies diluviennes s'abattirent à nouveau sur
le Gard, dont les eaux enflèrent et emportèrent l'arche du
pont. La femme du maçon s'écria :
- Ces orages sont l'oeuvre du diable ! Je vois ses cornes dans le
ciel...
Les gens levèrent la tête et aperçurent en effet une
silhouette menaçante qui se mouvait au-dessus d'eux. Et tous
retournèrent chez eux. Le maçon demeura seul. Sans perdre
courage ni patience, il reprit une nouvelle fois son oeuvre à
tailler encore depuis le début. Tandis qu'il s'échinait à
tailler encore maintes pierres avec son ciseau et son marteau, à
les transporter maintes fois de la carrière à la rivière, à
enfoncer maints coups de pioche dans le sol rocailleux et à
donner maints coups de truelle, il entendit une voix grinçante
lui proposer :
- Au lieu de travailler ainsi tout seul comme une bête, tu
ferais mieux d'accepter mon aide.
Il leva la tête et vit que le diable en personne venait de
s'adresser à lui. Tout tremblant il le questionna :
- Et, que demandez-vous en échange ?
- Bien peu de chose, répondit le diable d'un ton mielleux. Je ne
désire qu'emporter avec moi la première créature vivante qui
franchira ce pont.
- Laissez-moi réfléchir... répondit le maçon.
- Non, tu dois me donner ta réponse tout de suite ou je
retournerai chez moi et enverrai sur ton ouvrage les plus gros
orages que tu aies jamais vus et jamais entendus.
Effrayé à l'idée des catastrophes que ce déluge provoquerait
dans les campagnes et les villages environnants, le pauvre homme
s'empressa d'accepter cet injuste marché.
Aussitôt, des ribambelles de diablotins apparurent de derrière
les buissons. Ils s'activèrent sans relâche à tailler maintes
pierres de leurs griffes et de leurs dents, à les transporter
sur leurs dos de la carrière à la rivière, à piocher le sol
rocailleux de leurs queues pointues, à donner maints coups de
langues fourchues comme on se sert d'une truelle... Et bientôt,
le pont fut fini. Il était magnifique, mais le maçon se sentait
le coeur plus lourd de remords que si toutes les pierres du pont
lui pesaient dessus. Comme la nuit tombait, il rentra chez lui et
dit à sa femme :
- Le pont est achevé.
Elle se réjouit en s'écriant :
- Tu as réussi ? Seul ? Et en si peu de temps ?
- Non. J'ai dû vendre au diable, en échange de son aide, l'âme
de la première créature qui le traverserait. À l'aube, je me
rendrai donc à ce pont maudit et je partirai à jamais avec le
Malin.
Attristée par le sort destiné à son époux, la femme fondit en
larmes :
- Quel malheur, mon pauvre mari ! Et moi qui allais préparer,
pour te donner des forces, le meilleur civet que l'on eût jamais
cuisiné sur toutes les terres de Provence ! Mon frère vient
juste de m'amener un lièvre qu'il a pris au lacet. Il est encore
vivant... Regarde-le s'agiter dans le sac : il est vigoureux et
bien dodu !
Le maçon s'extasia sur ce gibier qu'il ne savourerait pas. Puis
sa femme et lui pleurèrent dans les bras l'un de l'autre
jusqu'aux premières lueurs du jour. Au moment où l'homme allait
partir, son épouse eut brusquement une idée :
- Le diable a bien parlé d'une créature vivante ?
- Oui.
- Eh bien, fais donc courir le lièvre sur le pont à ta place.
C'est lui qui le traversera le premier. Et le diable sera bien
attrapé !
Enchanté, le maçon prit sur son épaule le sac où se
tortillait l'animal. Quand il arriva au bord du Gard, il en
détacha les lacets et le lièvre bondit sur le pont qu'il
traversa d'une seule traite pour aller se jeter entre les bras du
diable qui attendait de l'autre côté.
Fou de rage devant cette supercherie, le Malin rejeta l'animal
dans l'autre sens et s'en retourna dans le ciel d'où il se
contenta désormais d'envoyer, de temps à autre, des orages qui
grossirent les eaux de la rivière. Mais le pont était à
présent bien robuste et les flots se brisèrent contre ses
arches solides.
Le maçon put se réjouir avec sa femme et ses amis en dansant
sur sa passerelle épaisse et en croquant du pain aux olives.
Afin de ne pas oublier le compagnon qui avait sauvé sa vie et
son âme, il grava la silhouette du lièvre dans la pierre pour
l'éternité.
Si vous préférez croire ce que disent les savants plutôt que
les vieilles gens du pays, allez donc la voir vous-même... Et
peut-être, à votre tour, serez-vous bien attrapés !