La Princesse et le Marin
Bien des récits que l'on raconte chez nous sont des histoires d'amour. Notre terre fut longtemps parcourue par toutes sortes de ménestrels qui chantaient leurs chansons de geste dans les cours de nos château. Or, en ce temps-là, les dames et les seigneurs étaient friands de récits plus ou moins courtois. On remontait même jusqu'à l'Antiquité pour alimenter les légendes ! Ainsi, en est-il de celle qui relate la naissance de Marseille... Encore une histoire de coeur ! Car, chez nous, même la guerre ou le commerce passent d'abord par les sentiments...
Il y a très longtemps de cela, près de six siècles avant notre ère, sur la côte où se dresse à présent la ville de Marseille, il n'y avait rien, ou presque... Ni maisons ni port... Juste quelques cabanons fragiles construits par les Ségobriges, un peuple de Ligures, pêcheurs et chasseurs paisibles. Ces gens-là ne se cassaient pas trop la tête à construire des Cités, ni à frapper des pièces de monnaie, encore moins à lire ou à écrire ! Cela ne les empêchait pas de faire du commerce avec les marins qui ancraient leurs navires sur le littoral, à la recherche d'étain ou de sel. Voici comment des Phocéens, venus de Grèce, s'établirent en terre ligure.
Cette année-là, Nann, le roi
des Ségobriges, se décida à marier sa fille, une très belle
demoiselle portant le nom de Gyptis. Conformément à la coutume,
il organisa un banquet. Tout d'abord, il fit dresser sur le
rivage une tente immense, sous laquelle s'alignaient les
victuailles d'un somptueux festin. Ensuite, il y convia tout ce
que la contrée pouvait receler de solides garçons et invita
également les jeunes chefs des tribus voisines. L'hydromel
coulait dans les coupes, les morceaux de gibier circulaient, les
joutes d'adresse ou de force se déroulaient dans les cris de
joie, les rires et les acclamations, lorsqu'on annonça qu'un
bateau venait juste d'aborder dans la calanque du Lacydon.
- Quelle sorte de bâtiment est-ce donc ? s'enquit le roi,
auprès de son guetteur.
- Il semble qu'il s'agisse d'un navire grec venu des rives de
Phocée. À son bord, de nombreux matelots sont guidés par un
jeune chef et une prêtresse étrange qu'ils nomment tous
Aristaché. D'ailleurs, voici leur messager...
Un jeune Hellène, vêtu de blanc, approcha vers le souverain et
s'inclina devant lui.
- Roi de ces terres hospitalières, permets-nous donc de
débarquer sur ton sol. Nous avons longtemps navigué. Notre
équipage est fatigué et nos réserves se font maigres. Les
dieux qui protègent notre voyage méritent aussi quelque
repos...
Nann ne se fit pas prier davantage :
- Je vous invite à ce festin. Buvez, mangez, dormez ici, car
aujourd'hui est un jour de fête. Ma fille va choisir un époux.
L'émissaire retourna au bateau et tous les marins
débarquèrent. Seule Aristaché demeura à bord, pour veiller
sur les dieux dont elle avait la garde.
Les jeunes gens se mêlèrent aux Ségobriges, rivalisant de jeux
et d'exploits. Leur chef, un jeune éphèbe phocéen, que ses
compagnons appelaient Protis, se montrait le plus habile au tir
à l'arc, au javelot et à la lutte. Mais il trouva un rude
adversaire en la personne de Comanus, le jeune frère de Gyptis.
Les deux garçons surenchérirent de force et d'adresse sous les
encouragements et les applaudissements des convives.
Lorsqu'il ne resta des victuailles que des noyaux de fruits et
des os rongés ou sucés jusqu'à la moelle, le roi Nann frappa
dans ses mains. Une cousine de Comanus emplit une grande coupe
d'hydromel et la tendit à Gyptis qui s'en saisit et se leva
droite et mince dans sa longue tunique blanche. Les prétendants
se rengorgèrent, faisant valoir leurs muscles ou leurs cheveux,
chacun espérant que la princesse ligure le distinguerait entre
tous. La jeune fille passa devant eux, les balayant de son regard
clair tandis qu'une brise venue de la mer enflait et devenait
bourrasque. Pendant qu'elle avançait avec lenteur, les nuages
s'épaissirent dans le ciel, le fracas des vagues se brisant sur
les rochers des calanques se fit assourdissant.. Le tonnerre
gronda sourdement.. Puis un éclair zébra le ciel et la foudre
tomba vers le sol juste à l'endroit où Gyptis élevait sa
coupe. La jeune fille fut comme illuminée de l'intérieur. Ses
yeux se vidèrent de leur regard pour ne refléter que cette
clarté qu'elle semblait ne pouvoir contenir. Ceux qui
l'observaient poussèrent des cris d'effroi à la pensée qu'elle
allait être consumée sur place. Mais la lumière se retira du
corps fragile qu'elle animait. Les vagues et le vent se
calmèrent. Les nuages se dissipèrent aussi vite qu'ils
s'étaient assemblés. Dans le calme revenu, Gyptis tendit devant
elle la coupe qu'elle tenait toujours en ses mains et la porta
devant Protis.
- Tu ne peux prendre cet étranger pour époux ! protesta son
frère.
- Mon choix est fait, répliqua-t-elle.
- Qu'il en soit donc ainsi ! décida son père. Que le navire
demeure à l'ancre. Que les marins s'établissent ici. Qu'ils y
bâtissent des maisons aussi solides que le roc. Qu'ils cultivent
nos terres arides et y accueillent d'autres marchands !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Dans l'enthousiasme et
l'allégresse, les Ségobriges aidèrent les Grecs à décharger
les caisses de leur bâtiment. Mais ils n'eurent pas le droit de
toucher à deux d'entre elles que gardait la farouche prêtresse
Aristaché. Celle-ci se dressa devant eux, vêtue de noir et
menaçante :
- Arrière, barbares ! La précieuse Artémis ne peut être vue
et touchée que par des yeux adorateurs et des mains pleines de
respect. Quant à notre Apollon dauphin, seuls des marins ont le
droit de l'approcher.
Offensés, les Ligures laissèrent les Phocéens transporter
leurs reliques. Avec mille précautions, les voyageurs
déposèrent la statue de la déesse sur une butte, face aux
barbares de l'intérieur qui menaçaient toujours aux
frontières. Puis ils plantèrent la statue du dieu, face à la
mer. Les Ségobriges ne leur prêtèrent pas grande attention.
Mais, dans les jours qui suivirent, au cours des noces de Protis
et de Gyptis, ils remarquèrent que la déesse s'illuminait la
nuit aux rayons de la lune, tandis que le dieu dauphin
s'éclairait aux rayons du soleil. De la poitrine d'Artémis
s'écoulait du vin et du miel, des graines et de l'huile. De sa
tunique s'échappaient des animaux qui s'en allaient gambader
dans les herbes sauvages : de jeunes lions, des cerfs, des
taureaux... Ils y virent d'heureux présages, comme si leur terre
brusquement fécondée se peuplait de nouvelles richesses. Sous
les regards d'Apollon, les flots tanguaient paisiblement, le vent
se faisait brise et les poissons affluaient dans les filets.
Alors, la noce se déchaîna joyeusement sous ces bons auspices.
Lorsque Protis et Gyptis s'en allèrent, accompagnés de
l'équipage, la cousine de Comanus pleura en voyant s'éloigner
un marin qui avait su charmer son coeur. Seul, le fils du
souverain, le visage fermé, demeurait impassible et secret.
Le roi Nann mourut.
Les Grecs, établis dans la région, acclimatèrent la vigne et
l'olivier sur les collines environnantes. Bientôt, le vin
remplaça l'hydromel dans les jarres. L'huile coula en longs
ruisseaux pulpeux. Les maisons remplacèrent les cabanes. On y
fabriqua des outils, des bijoux et des poteries, tant et si bien
que des marchands venus des côtes de toute la Méditerranée
affluèrent à Massilia, la nouvelle ville ainsi créée. La
cité devint si prospère que les marins enrichis provoquèrent
la jalousie de ceux qui les avaient accueillis. Comanus ne put
supporter de voir sa soeur et son beau-frère vivre dans la soie
et l'opulence, alors que lui s'acharnait toujours à étendre et
à tirer ses filets sous les regards indifférents d'Apollon, le
dieu dauphin.
Un jour où la pêche avait été mauvaise, il décida de réunir
les Ségobriges et d'établir un plan d'attaque contre la ville
insolente, afin de se l'approprier. Cachée derrière une tente,
sa cousine entendit le complot et courut avertir le marin qu'elle
aimait toujours en secret. Celui-ci s'en fut trouver Protis et
l'avertit du danger.
- Cessez toutes vos activités, ordonna le jeune homme à son
peuple. Et préparez-vous à combattre.
Les Grecs firent chauffer de l'huile dans des chaudrons. Ils
aiguisèrent leurs javelots et tendirent des pièges dans les
marécages qui entouraient la ville.
À la nuit tombée, lorsque les assaillants encerclèrent
Massilia, une lueur lunaire éclaira la statue d'Artémis, dans
son temple de pierre. Les yeux de la déesse dardèrent sur les
intrus des regards bleutés qui leur glacèrent l'âme.
- Arrière ! cria Aristaché. Car vous courez à votre perte...
- Que peut ta divinité contre un bon sabre bien tranchant ?
ricana Comanus en levant son arme.
Et d'un seul geste, il coupa la tête à la prêtresse et à la
statue. Alors, sous les yeux horrifiés des Ligures, Artémis
étendit les bras et une voix s'éleva de sa poitrine :
- Sois maudit, jaloux Ségobrige ! Tu entraînes ton peuple à la
mort...
Pour toute réponse, Comanus lui trancha les deux bras. Alors, de
la robe de la déesse, des lions rugissants bondirent ainsi que
des taureaux piaffants qui se précipitèrent sur les
assaillants, en réduisant bon nombre en charpie. Des dents
d'acier se refermèrent sur les chevilles des survivants. De
l'huile bouillante se déversa sur leurs têtes et sur leurs
épaules. Des lances et des flèches les transpercèrent de part
en part. Sept mille d'entre eux périrent dans d'atroces
souffrances. Et Comanus lui-même laissa la vie dans la terrible
expédition qu'il avait imaginée.
À la fin de la bataille, Artémis, privée de son visage et de
ses mains, s'éteignit. Mais sa poitrine palpita encore sous la
brise qui balayait le temple.
Meurtrie, Gyptis supplia son époux de ne pas poursuivre le reste
des Ligures de sa vengeance.
- Je ne souhaite pas faire de cette ville une cité guerrière,
répondit Protis. Au contraire... je désire que son port
accueille tous les réfugiés qui voudront y travailler en paix-
La vie reprit donc son cours. Artémis, bien que sans bras ni
tête, continua de protéger les habitants de Massilia des
invasions de l'intérieur, tandis que l'Apollon dauphin suivait
de son regard tranquille ceux qui s'en allaient sur la mer
découvrir des terres lointaines le long des côtes de l'Afrique
et jusqu'aux rivages glacés de l'île blanche de Thulé, en des
voyages légendaires.