Noëlle-des-genêts-d'or

 

Comme on l'a déjà vu, les hommes ne sont pas seuls à commettre des actes de bravoure. Il arrive parfois que de très jeunes filles montrent autant de courage que de preux chevaliers. Et quand, comme du côté de Vence, la nature s'en mêle, rien ne semble pouvoir les arrêter...

Souvent, même au coeur de l'hiver, les collines qui entourent Vence sont couvertes de genêts dont le manteau d'or, ondulant sous le vent, enveloppe à perte de vue les sommets et les vallons.
Autrefois s'élevait en ces lieux le château du comte Frédéric Geoffroy. Un 25 décembre, la comtesse mit au monde une petite fille aux cheveux aussi lumineux que les fleurs exhalant sur les pentes leur parfum entêtant. On appela l'enfant Noëlle...
La nuit même, la citadelle fut attaquée par une armée de Barbaresques qui franchit les remparts, décima les gardes, pilla les maisons et pénétra dans la forteresse.
Tout à sa joie d'être père, le seigneur Frédéric n'eut pas le temps de résister et tomba aux mains des vainqueurs qui s'apprêtèrent à l'emmener en esclavage dans leurs pays. Soucieux d'abandonner son peuple, sa femme et sa petite fille, le comte fit au chef des Maures une proposition :
- Laisse-moi la vie sauve et promets-moi, sur ton honneur, de me rendre la liberté. Je te dirai alors en quel endroit secret je cache mon trésor.
- Je pourrais te forcer à le dire ! répliqua le Maure.
Mais au regard du comte, il comprit qu'aucune torture ne contraindrait le seigneur à avouer ce qu'il ne voulait pas. Contemplant la délicieuse enfant qui gazouillait dans les bras de sa mère, il décida d'accepter le marché à une condition :
- Je veux bien prendre ton trésor et vous laisser vivre en paix si, dans vingt ans, jour pour jour, tu accordes la main de ta fille à mon fils qui vient aussi tout juste de naître. Promets-le moi pareillement sur ton honneur.
Persuadé que, dans vingt ans, tous les seigneurs de Provence auraient enfin réussi à refouler les Sarrasins au-delà de la mer, sire Geoffroy accepta à son tour cette offre étrange. Les soldats barbaresques quittèrent les lieux et la vie reprit son cours paisible...

Noëlle grandit, dans l'affection, l'admiration de tous et une grande liberté qui l'entraînait souvent à courir sur les pentes des collines dans un océan de genêts. Devant elle, les tiges ployaient leurs têtes alourdies par les fleurs, et leurs épines s'adoucissaient comme du velours pour ne pas griffer ses genoux.
Devenue demoiselle, elle fut courtisée par d'innombrables prétendants qui souhaitaient l'avoir pour épouse. En son honneur, on organisait des banquets où les ménestrels les plus fameux venaient chanter ses louanges. On ne comptait plus les ballades et les poèmes qui célébraient ses yeux bleus, sa peau blanche et ses cheveux d'or. Même la tristesse qui l'accabla au moment de la mort de sa mère ne parvint pas à ternir sa beauté. On la plaignit, on l'entoura, mais elle était inconsolable. Renonçant aux fêtes et aux galantes compagnies, elle alla plus souvent courir seule dans les genêts dont l'odeur l'enivrait et endormait sa peine.
Un jour de Noël, son père décida de fêter les vingt ans de sa fille avec faste, histoire de la distraire un peu. Il fit appeler des jongleurs, des chanteurs, des équilibristes. Il fit décorer le château de mille fleurs aux mille couleurs. Il fit résonner les trompettes et agiter mille foulards. Il fit suspendre mille flambeaux qui scintillèrent de mille feux... La foule en liesse se pressait dans les rues et sur les remparts, lorsque les guetteurs crièrent :
- Les Maures arrivent ! Rentrez chez vous... Barricadez portes et volets !
Les soldats du comte se préparèrent à une dure bataille. Mais, à leur grand étonnement, ils virent arriver un émissaire du sultan, sans armes, qui demanda courtoisement à voir le seigneur du château. Celui-ci reçut le Sarrasin, entouré de ses vassaux.
- Êtes-vous un homme d'honneur ? demanda le Barbaresque.
- Si vous en doutez, nous pouvons le vérifier sur le champ ! répliqua sire Geoffroy en portant la main à son épée.
- Vous vous souviendrez donc d'un serment que vous avez fait à mon maître, il y a de cela vingt ans.
Frédéric devint plus pâle que la cire des chandelles qui illuminaient son palais. Il congédia ses courtisans et resta seul avec sa fille et son étrange visiteur.
- Noëlle, il faut que je t'avoue que j'ai fait un curieux marché le jour même de ta naissance. Mais je ne l'ai conclu que pour te sauver, ainsi que ta défunte mère, de la mort qui vous menaçait.
- Et de quel marché s'agit-il ?
- J'ai promis au roi barbaresque de te donner pour femme à son fils au jour précis de tes vingt ans.
- Jamais je n'y consentirai, mon père. Plutôt me jeter des rochers qui se dressent au sommet de la plus haute de nos collines, car j'ai décidé de ne jamais me marier et de me retirer au couvent, afin de songer à ma maman tout le reste de ma vie.
- Si vous n'honorez pas la parole de votre père, intervint l'émissaire étranger, nous assiégerons votre ville, nous pillerons fermes et vergers et massacrerons paysans et marchands.
La jeune fille réfléchit puis s'adressa à lui en ces termes :
- Rentrez à votre campement et dites à votre sultan que ma décision sera faite avant le jour.
Après avoir fait ses adieux à son père, soudain vieilli de plus de vingt ans, la jeune fille sortit sous les étoiles. La lune pâlissait, annonçant le matin proche. L'ombre des soldats avançait sur les pentes, prête à envahir les remparts... Noëlle grimpa au sommet de la plus haute des collines pour observer cela. Puis elle décida :
- Si je meurs, mon père sera libéré de sa promesse. Son honneur sera sauf. Le roi Maure ne pourra pas prétendre qu'il a failli à son serment et devra lever le siège.
Elle s'apprêta donc à se jeter du haut des rochers, mais voulut respirer une dernière fois le parfum des genêts. Elle en cueillit une branche et, prise d'une soudaine inspiration, s'écria :
- Fleurs de mon enfance ! Protégez-moi...
Aussitôt, la montagne entière se mit à briller d'un reflet d'or intense comme si le soleil se levait. Surpris, les Maures dressèrent leurs têtes. Ils virent alors une mer de genêts grossir devant eux. Les tiges devenaient plus épaisses et plus hautes que des arbres. Leurs épines les menaçaient comme autant de sabres acérés. Certains voulurent avancer mais ne réussirent qu'à se trancher les bras ou le cou. Le vent agita les branches et les épées végétales se firent encore plus inquiétantes.
- Allons-nous en ! dit le chef sarrasin. Le ciel délie de sa promesse un seigneur aussi bien gardé par son pays tout entier. Même les fleurs le défendent. Son trésor a enrichi le mien. Sans doute était-ce déjà assez... Qu'il garde donc sa fille ! Il l'a bien mérité. J'en trouverai une autre à marier à mon fils aîné.
Les envahisseurs levèrent le siège. Et, aux lueurs du soleil matinal, tout redevint comme avant. Plus d'armée cernant les remparts. Et des genêts jusqu'à l'horizon, enveloppant d'un manteau d'or les sommets et les vallons...
Quand Noëlle retourna chez elle, elle y fut accueillie comme une reine. Son père la prit dans ses bras et lui promit de ne l'unir qu'à celui qu'elle choisirait. Mais la jeune fille répondit d'un ton grave :
- Ne gâchez plus votre argent en fêtes et en réceptions, car je n'épouserai personne. Je veux vivre dans la solitude pour n'y songer qu'à ma mère et demeurer en pensée près d'elle tout le restant de mes jours.
Malgré la tristesse que lui causait une telle décision, Frédéric Geoffroy accéda à ce souhait. Noëlle entra donc au couvent et n'en sortit qu'une fois par an pour marcher parmi les genêts, dont la houle parfumée voguait autour d'elle comme les plis d'un manteau d'or.


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