Le Pont d'Avignon.
Ouvrez grand vos oreilles ! Au son du fifre de Bénézet, ce conte vous chante la naissance du pont d'Avignon.
Bénézet était un jeune berger
aussi petit et gringalet que le roseau dans lequel il avait
taillé son fifre. On le prenait pour un simple d'esprit, aussi
bêta que ses brebis. Un jour qu'il gardait ses troupeaux, il vit
le mauvais temps venir. Alors, il eut l'idée d'essaimer dans le
vent les notes d'un air de sa composition afin de conjurer la
tourmente. Soudain, il entendit une voix lui dire :
- Berger, bergeronnet, bien que tout frêle et maigrelet, je
t'ordonne d'aller en Avignon pour construire un pont sur le
Rhône.
Effaré, Bénézet faillit s'étrangler avec les notes de sa
chanson. Il regarda autour de lui et ne vit rien que les touffes
de thym agitées par le vent. Alors, il recommença à jouer.
Mais la voix retentit encore :
- Berger, bergeronnet, bien que fluet et gringalet, je t'ordonne
d'aller en Avignon pour construire un pont sur le Rhône.
Bénézet tomba à genoux et protesta :
- Je suis bien trop stupide et maigrichon pour accomplir une
oeuvre pareille ! Et qui gardera mes brebis quand je serai parti
loin d'ici ?
La voix reprit :
- Laisse-les à l'entrée du village ! Il ne leur arrivera rien.
Et demande à quelqu'un d'échanger ton épais manteau de berger
contre une veste de drap fin.
Bénézet aurait voulu en savoir d'avantage, mais le vent se
fâcha si fort qu'il fut obligé d'obéir. Les nuages
s'amoncelaient dans le ciel et l'orage menaçait. Il trébucha
sur le sentier et abandonna ses moutons à l'entrée de la
commune. Aux villageois qui le questionnaient, il répondit qu'il
devait aller en Avignon pour construire un pont sur le Rhône.
Les gens commencèrent à le taquiner :
- Tu es si minuscule et si maigrelet que tu ne pourrais pas
soulever le moindre galet du fleuve ! Retourne donc à tes
moutons... Mène-les à la bergerie, car la pluie ne va pas
tarder.
Mais Bénézet ne voulait pas contrarier la voix du vent qui
s'était calmée et lui chuchotait toujours à l'oreille qu'il
devait aller en Avignon construire un pont sur le Rhône. Il
avisa un paysan assez élégant et bien fait et lui proposa
d'échanger son épais manteau de berger contre sa veste de drap
fin. Le paysan, plutôt malin, songea qu'une veste de drap fin,
surtout par temps d'orage, valait moins qu'un épais manteau de
berger et il accepta le marché. Au moment où Bénézet se
dévêtait pour enfiler son nouvel habit les nuages
s'écartèrent et laissèrent filtrer un rayon de soleil. Sans
réfléchir, il y suspendit sa pelisse comme à un grand
portemanteau. Laissant les autres bouche bée, il s'en fut sur le
sentier qui le mena jusqu'à la rive du Rhône. Il n'emportait
que son fifre, sur lequel il égrenait les notes de sa chanson...
Le fleuve, grossi par les pluies, charriait des eaux boueuses,
lourdes d'épaves et de limon. Il sembla si large que celui-ci
poussa un soupir de découragement :
- Comment construirais-je un pont au-dessus d'une onde aussi
tumultueuse ? Je ne sais même pas comment traverser...
À ce moment, il avisa un batelier qui l'invita à monter dans sa
barque moyennant trois pièces d'or pour son passage.
Bénézet fouilla dans la poche de son nouvel habit beaucoup trop
grand pour lui. Il y trouva trois pièces d'argent. Le passeur,
qui n'avait transporté personne aujourd'hui les accepta. Et les
voilà partis...
La fragile embarcation tanguait sur le flot sauvage, heurtant les
troncs d'arbres arrachés sur les berges. Soudain, prise au coeur
d'un tourbillon, elle fut sur le point de chavirer. Le batelier
cria :
- Nous allons nous noyer !
Alors, une dernière fois avant que de mourir, Bénézet eut
l'idée de jouer sa chanson. Il porta son fifre à ses lèvres et
les notes de sa musique s'égrenèrent dans la houle du vent
furieux. Celui-ci s'apaisa, peu à peu et les deux passagers
purent accoster sur l'autre rive.
- Adieu petit ! cria le passeur. Où vas-tu donc comme ça ?
- Je dois aller en Avignon pour construire un pont sur le
Rhône... répondit le garçon.
L'homme à la barque éclata de rire :
- Un pont sur le Rhône ? Mais c'est impossible, voyons... Le
flot est trop tumultueux. Et puis, tu es si frêle et maigrelet
dans ton habit trop grand pour toi que je serais bien étonné si
tu arrivais seulement à soulever le moindre galet ! Bonne chance
tout de même ! Si jamais tu y parvenais, je veux bien changer de
métier et devenir gardien du pont !
- À bientôt ! cria le garçon.
Quand il arriva en Avignon, il ouvrit de grands yeux surpris. La
ville était pleine de belles dames, de beaux messieurs, de
chevaux et de charrettes, de marchands et de corbeilles, de
brocards et de brioches, de dentelles et de poissons, de soieries
et de pâtisseries. Jamais Bénézet n'avait vu pareille
agitation ! Les banquiers florentins faisaient tinter les pièces
d'or et d'argent à la devanture de leurs loges. Les épiciers
vantaient leur grain, leur farine et leurs herbes moulues. Les
merciers proposaient leurs rubans. Les orfèvres étalaient leurs
précieux objets ciselés sur des plis de velours écarlate. Les
fourbisseurs astiquaient les lames de leurs armes blanches dont
l'acier brillait au soleil. Fasciné par tant de richesses, le
jeune berger demanda à parler au chef de cette ville
florissante.
- Tu n'as pas très fière allure dans cet habit trop grand pour
toi ! répondit un marchand, mais essaie tout de même d'aller
trouver l'évêque... Il est justement en train de prêcher à la
cathédrale.
Quand Bénézet entra dans l'église, il entendit la voix
tonitruante de l'évêque qui menaçait les fidèles :
- Vous ne vous intéressez qu'à l'argent et ne songez qu'à le
garder pour vous ! Craignez la vengeance du ciel... Elle
descendra sur le Rhône et gonflera les eaux de sa colère, tant
et si bien qu'elles déborderont de son lit pour nettoyer la
ville de tous vos oripeaux, vos ors et vos dentelles. Pensez à
répartir le gain de vos commerces jusque dans les campagnes, de
l'autre côté du fleuve, où vivent tant de pauvres gens.
La voix fluette de Bénézet l'interrompit :
- Précisément, Monseigneur, je suis venu ici afin de construire
un grand pont sur le Rhône.
L'assistance éclata de rire et l'évêque ne tarda pas à mêler
ses hoquets à ceux de ses ouailles. Il tonna :
- Toi ? Si petit et si maigrelet ? Regarde-toi, tu flottes dans
ton habit et tu n'es probablement pas capable de soulever le
moindre galet ... Va donc voir le prévôt ! Peut-être te
fournira-t-il quelques solides gaillards afin de te venir en
aide...
Sous les gloussements et les quolibets, Bénézet sortit de la
cathédrale et s'en fut trouver le prévôt.
Quand il l'eut écouté, le chef des marchands éclata lui aussi
d'un rire gigantesque :
- Toi ? Si minuscule et gringalet dans cet habit trop grand pour
toi, tu veux construire un pont sur le Rhône ? Viens donc dans
mon palais... Je t'y montrerai une pierre et, si tu es capable de
la soulever, je te donnerai quelque argent et quelques bons
ouvriers musclés.
Suivi par une foule hilare, avide de distractions, le notable
entraîna le berger dans la cour de son palais. Là, au milieu de
l'herbe et des roses, gisait une énorme pierre que personne
jusqu'à ce jour n'avait encore réussi à déplacer.
- Lorsque j'ai fait construire cette maison, aucun de mes maçons
n'est parvenu à la faire bouger. Holà ! Je veux trente hommes
bien charpentés afin d'essayer encore...
Trente gaillards se présentèrent. Ils étaient tous grands et
costauds. Mais même en réunissant leurs forces, ils ne purent
faire se mouvoir la pierre du moindre millimètre.
Quand Bénézet s'approcha du roc, il se fit un certain silence.
Le berger lança au ciel quelques notes de son fifre. Puis il le
remit dans la poche de son habit trop grand pour lui et, sans le
moindre effort apparent, souleva l'énorme rocher comme il l'eût
fait d'un sac de plumes. Et il ne se contenta pas de le soulever
! Il l'emporta d'un pas agile à travers les rues de la ville
jusque sur la rive du Rhône où il le déposa en disant :
- Voici la pierre de la première arche du premier pont qui
enjambera ce fleuve.
Les gens crièrent d'admiration. Ils applaudirent et chantèrent,
ils s'extasièrent et dansèrent avant de vider leurs bourses de
l'argent qu'ils venaient d'y entasser. Certains retroussèrent
leurs manches et entreprirent aussitôt d'aider le jeune berger
à construire le pilier qui commencerait l'édifice. C'est ainsi
que, dans l'allégresse, fut construit le pont d'Avignon, sur
lequel des siècles plus tard, dansèrent encore tous en rond les
belles dames et les beaux messieurs, les bergères et les
bergers, les petits, les grands et les vieux au son des fifres et
des tambourins, peut-être bien sur la chanson inventée par
Bénézet, du temps où il gardait ses moutons.