L'Enfance de Lancelot

L'enfance de Lancelot


La puissance et la renommée d'Artus étaient grandes, et ce roi, libéral autant que magnifîque, avait répandu à pleines mains les bienfaits et les présents sur tous ceux qui le servaient. Cependant, il se vit obligé de combattre sans cesse ses belliqueux voisins, les Saxons, les Pictes et les Scots. Il en triomphait toujours, grâce à ses chevaliers dont certains étaient venus prendre place autour de la Table ronde, où le siège réservé à celui qui aurait l'honneur de reconquérir le Graal demeurait vacant.
Ce fut aussi le commencement des temps aventureux. Partout où il y avait danger, on voyait les chevaliers montés sur leur destrier, défiant les traîtres, protégeant les faibles, ramenant les méchants à de meilleurs sentiments.
Or un jour que le roi Artus se promenait à Camaaloth, il apprit qu'un géant ravageait la Petite Bretagne. Ce monstre n'était guère visible et se cachait, disait-on, sur un rocher entouré de mer. (C'est aujourd'hui le mont Saint-Michel.) Au moment où l'on s'y attendait le moins, il arrivait et il terrorisait les habitants du pays, qui avaient fini par s'enfuir dans les bois.
- Messire Keu, dit alors le roi à son sénéchal, ces gens méritent qu'on leur vienne en aide et nous irons sur ce fameux rocher abattre ce géant.
Ils partirent donc sur un bateau, accompagnés d'un chevalier et, hardiment, escaladèrent un petit mont, non loin du rocher en question. Ils y découvrirent une vieille femme qui pleurait à chaudes larmes près d'une tombe fraîchement creusée.
Ils la saluèrent. L'air noble des trois hommes l'impressionna et elle s'écria :
- Messires vous ne méritez pas d'aller à la mort ! Fuyez avant que le géant ne vous voie.
Le roi Artus demanda à la femme qui elle était et sur qui elle se lamentait ainsi. Elle répondit que le géant venait de tuer Élaine. C'était une toute jeune fille, morte d'horreur à la vue du monstre qui, pour abuser d'elle, l'avait ravie à ses parents. Cette vieille femme avait été la nourrice d'Élaine, et elle reprit :
- Fuyez, Messires, s'il vient ici, vous êtes morts.
Mais Artus et ses deux compagnons étaient résolus à tenter l'aventure. Ils remontèrent donc dans leur bateau et allèrent aborder au rocher isolé par la mer. Dès qu'ils parvinrent au sommet, ils virent le géant de dos illuminé par la flamme d'un bûcher sur lequel rôtissait de la viande embrochée à un grand pieu. Nos trois héros s'approchèrent le plus doucement qu'ils purent, quand, se retournant soudain, le géant s'empara d'un tronc de chêne qui lui servait de massue et se jeta sur Artus pour lui en donner un terrible coup. Heureusement, Artus fut assez souple et assez vif pour éviter le choc, et, en même temps, assez adroit pour frapper le géant avec son épée Marmiadoise et l'aveugler.
Un combat s'ensuivit pourtant, qui se termina à l'avantage des trois chevaliers. Le monstre eut la tête tranchée. Quand Artus et ses deux compagnons se retrouvèrent en Grande-Bretagne, les barons accoururent pour les féliciter et la victoire sur le monstre fut célébrée le jour même par des fêtes et des divertissements.
Depuis ce temps, le rocher du mont fut appelé : la « tombe Élaine ».


La Dame du Lac

Un jour, comme le roi Artus s'en revenait de la chasse, il vit venir à lui tout un cortège. En tête se trouvaient deux garçons, à pied, portant, l'un un riche pavillon de campement, et l'autre de beaux coffres à vêtements. Après, venaient quatre écuyers, tenant qui un écu à boucle d'argent, qui un heaume argenté, qui une lance, qui une grande épée, et après eux encore d'autres écuyers, enfin trois jeunes filles et une dame, laquelle était accompagnée d'un beau jeune homme et de deux valets. Et sachez que les robes, les armes, les écus, les chevaux, tout était blanc comme neige.
Le roi, jetant un regard sur la dame et sa suite, demanda :
- Qui est-ce donc ?
À cet instant, la Dame s'avançait vers lui, et Artus, qui remarquait sa grande beauté, rehaussée par un manteau blanc, fourré d'hermine, s'arrêta. Le visage de la Dame était en partie caché par un voile, qu'elle écarta dès qu'elle fut devant Artus. Celui-ci se hâta de la saluer, en gentilhomme courtois qu'il était.
- Sire, lui dit-elle alors, je suis heureuse de vous rencontrer, car je viens de bien loin pour vous demander une faveur. Vous ne me la refuserez pas, j'espère, puisqu'elle ne peut vous être néfaste et ne vous coûtera rien.
- Demoiselle, répondit le roi, pourvu qu'elle ne soit pas cause d'ennui pour un ami, je suis tout disposé à vous l'accorder, quelle qu'elle soit.
- Sire, je vous en remercie donc. Veuillez faire chevalier mon écuyer lorsqu'il vous le demandera.
- Volontiers, Madame. Je lui donnerai ses armes et l'accolade. Dieu ajoutera le surplus, c'est-à-dire la bravoure.
La Dame remercia encore le roi et se présenta. On l'appelait la « Dame du Lac ». Puis elle se mit en devoir de repartir chez elle, laissant le roi tout étonné, car il n'avait jamais entendu prononcer ce nom et ne connaissait pas son histoire.


La fuite et la mort du roi Ban

Il fallait remonter à quelque quinze années en arrière pour connaître cette histoire.
En ce temps-là, en Petite Bretagne, régnaient deux frères, Ban de Bénoïc et Bohor de Gannes, dont nous avons déjà entendu parler. Ces deux frères avaient épousé deux soeurs. Hélène était la femme de Ban. Sa beauté, sa gentillesse et sa vaillance la faisaient fort estimer de tous. Le bonheur aurait été sans nuage, en Bénoïc, si Claudias, roi de la Terre Déserte, dont le royaume touchait celui de Ban, n'avait tant aimé la guerre. Il n'avait aucun voisin qui ne suât d'angoisse et ne tremblât à cause de lui, qui se montrait, comble de tout, sans parole.
Or, à cette époque, le roi Artus, engagé à combattre ses barons en Angleterre, ne pouvait apporter son aide au roi Ban. Si bien que celui-ci se voyait en grand péril d'être pris par la famine, assiégé qu'il était par Claudias depuis un certain temps. Un jour, il confîa à la reine Hélène son projet d'aller en Angleterre pour expliquer sa situation au roi Artus, estimant que mieux qu'un messager, il pourrait plaider sa cause.
Hélène l'approuva, et quelques jours après, il sortait par une issue secrète en compagnie de la reine et d'un écuyer qui portait leur enfant au berceau ; suivait un garçon à pied, qui menait en main le destrier et tenait la lance.
Le roi Ban, la reine et leur suite, montés sur des palefrois bien éprouvés, traversèrent sans encombre des marais, puis ils s'enfoncèrent dans une épaisse forêt. Ils y découvrirent un lac que l'on nommait le « lac de Diane ». Le roi, séduit par la tranquillité et la beauté du lieu, décida d'y faire reposer la reine et leurs gens pendant la nuit.
Cependant, bien avant le chant impatient des coqs, le roi Ban voulut revoir, une fois encore, son château assiégé. Il quitta donc la reine et se dirigea, monté sur son palefroi, vers la plus proche colline. Et de là, il regarda une partie de ses terres. Soudain, il aperçut une fumée monter, des étincelles, et enfin des bâtiments flamber. Le feu se propageait rapidement et faisait rougeoyer le ciel de l'aube. Ban, désespéré, comprit que son château ne serait bientôt plus que cendres. C'était là son dernier atout, il y avait mis son espoir à recouvrer un jour ses terres.
Alors, se cachant les yeux de sa main, il ressentit une si grande douleur qu'il tomba, foudroyé par la mort.


Lancelot

Cependant, Hélène attendait le roi Ban, au pied de la colline, non loin du lac. Elle avait pris son enfant dans ses bras et lui parlait, tout en le serrant contre elle : « Puisses-tu vivre assez pour atteindre vingt ans, lui disait-elle, tu seras alors le plus beau de tous, car Dieu m'a donné un superbe bébé. »
Soudain, elle se tut pour regarder, ahurie, le palefroi de son époux bondir à travers les sentiers de la colline. En hâte, sur son ordre, 1'écuyer s'en alla chercher son maître. Et bientôt, Hélène l'entendit qui poussait de grands cris. Alors, déposant l'enfant dans son berceau pour être plus à l'aise, aussi vite qu'elle le put, elle courut vers l'endroit d'où provenaient ces cris. Quand elle comprit le malheur qui la frappait, Hélène pleura longuement, et si grand fut son désarroi qu'elle ne se souvint de son fils que plusieurs heures après. A toutes jambes, elle revint sur le lieu où elle l'avait laissé.
Or, le berceau était vide... Hélène se mit à crier comme une folle, appelant à tous les echos, lorsqu'une Demoiselle apparut, tenant contre elle le bébé qu'elle câlinait. Aussitôt, la reine se precipita :
- Je vous en prie, lui disait-elle, rendez-moi mon enfant. Son père est mort et il a perdu son royaume, il n'a plus que moi...
La Demoiselle, comme si de rien n'était, semblait ne pas la remarquer. Elle avança au bord du lac et, les pieds joints, s'élança sur les eaux. Je vous laisse à penser l'angoisse de la pauvre mère... Pouvait-elle savoir que celle qui emportait son fils pour toujours était une fée ? Eh oui, la Dame du Lac elle-même, qui n'était autre que Viviane, la belle amie de Merlin.

Hélène, folle de chagrin, alla se réfugier dans un couvent, selon la coutume de l'époque. Quant à la Dame du Lac, elle éleva l'enfant, qu'elle appela Lancelot, en ce palais, extraordinairement beau qu'avait fait surgir Merlin et que personne, sauf elle et ses gens, ne pouvait voir.
À cinq ans, elle lui donna un maître, qui lui apprit le maniement de l'arc, et des flèches ; quand on lui renforça ses armes, il eut un cheval sur lequel il se promenait, aux environs du lac, toujours accompagné de valets et de seigneurs. Plus tard, il se montra si bien doué qu'il apprit tout ce qu'on pouvait savoir.
Dans chacun de ses mouvements, on sentait un gentilhomme, et un athlète connaissant sa force. Visiblement, il n'avait peur de personne, pourtant, il savait être doux et généreux, car si son corps était bien fait, son coeur ne l'était pas moins.


Saraide

Mais avant que Lancelot ne devînt ce bel adolescent, la Dame du Lac voulut qu'il connût l'amitié des camarades de jeux. Pour cela, elle chargea une de ses Dames, laquelle, chose assez rare, était belle, sage et mondaine, tout à la fois, d'une mission à Gannes. Or, sachez qu'en ce royaume, le roi Bohor était mort comme était mort son frère, le roi Ban. Et le terrible roi Claudias, leur voisin, n'avait eu aucune peine à s'emparer de ses terres.
La Dame, qui se nommait Saraide, partit donc, un beau matin, chevauchant sur un suberbe palefroi, et quand elle arriva à destination, elle y trouva Claudias, entouré de toute sa baronnie. On lui fit place, ainsi qu'aux deux lévriers qu'elle tenait par leur chaîne, et elle, qui voulait être entendue de tous, dit très haut :
- Roi Claudias, je suis envoyée à toi par une très haute Dame, qui t'estime plus que beaucoup en ce monde, mais certaines choses sont revenues à ses oreilles qui lui font craindre que tu ne sois pas celui qu'elle croyait.
Alors, le roi Claudias haussa la tête et répondit :
- Damoiselle, soyez la bienvenue. Et apprenez-moi ce que j'ai fait de mal, selon vous...
Vous devez croire que le roi n'avait guère envie, ni les barons qui étaient là, assemblés, d'entendre ce qu'allait révéler Saraide. Pourtant, sans broncher, ils l'écoutèrent, dire que Claudias tenait en prison les deux fils du roi Bohor, deux enfants pour lesquels il ne montrait aucune pitié et qui jamais n'avaient été traités en fils de roi.
- Vous dites vrai, Damoiselle, répondit Claudias, qui était devenu blême. Puis, ne voulant point prolonger un entretien épineux, il donna ordre à son sénéchal d'aller quérir les enfants et de les amener, accompagnés d'une suite digne de leur rang.
Bientôt donc les deux petits rinces dont l'un se nommait Lionel parce qu'il portait sur la poitrine une tache en forme de lion, et l'autre Bohor comme se nommait leur père, arrivèrent au palais, montés sur des palefrois, avec tout un cortège. Le peuple, en les voyant passer, leur fit fête. Et bien des chevaliers du royaume de Gannes qui avaient appartenu à leur père eurent la larme à l'oeil.
Claudias était assis sur un riche fauteuil ; placés sur un support d'argent, se trouvaient, à côté de lui, sa couronne et son sceptre d'or, plus une épée, droite et tranchante. Le roi était sans doute très puissant, mais son regard donnait à sa figure l'expression des gens cruels et félons.
Quand il vit les deux enfants, pour faire bonne impression, il leur tendit une coupe en les invitant à boire ; Lionel et Bohor ne dirent mot. L'épée luisante les subjuguait.
Alors, Damoiselle Saraide s'avança vers eux, leur mit une couronne de fleurs odorantes sur la tête et leur passa au cou un pendentif d'or et de pierres précieuses, puis elle les invita à boire la coupe.
- Damoiselle, je boirai, répondit Lionel, mais il m'est avis qu'un autre paiera le vin.
Et, tout en parlant, il prit la coupe et la jeta au visage de Claudias qui, sous le choc, sentit qu'il chancelait. Lui, à qui un tel affront n'était jamais arrivé, se mit à trembler, tandis que Bohor, profitant de son désarroi, saisissait la Couronne, la jetait sur le pavé et l'écrasait du talon.
Instantanément, les gens et les barons se levèrent pour intervenir, les uns défendant Claudias, les autres les enfants. Lionel avait ramassé 1'épée, Bohor le sceptre, et tous deux s'en servaient pour se préserver des coups qui pleuvaient sur eux, et s'ils ne furent pas blessés, ils le durent à la vertu des fleurs enchantées que Saraide leur avait données.
Ils purent ainsi gagner la sortie sous la conduite de la Damoiselle, qui vit soudain le roi Claudias courir sus aux enfants, les regardant avec une haine accrue. Alors, elle jeta un enchantement qui donna aux enfants l'apparence de ses deux lévriers et aux chiens l'apparence des enfants. Et quoiqu'elle eût peur et qu'elle fût blessée par la main même du roi, elle lui dit :
- Claudias, j'ai payé cher ma venue en votre cour. Vous m'avez, d'un coup de poing, ouvert la tempe et vous voulez tuer mes lévriers qui sont les plus beaux du monde.
Le roi ne l'entendit même pas : il voyait deux ombres s'enfuir, et c'était les lévriers qui se sauvaient, effrayés du tumulte. Alors, il fit saisir ce qu'il croyait être les petits princes et les mit en prison.
Pendant ce temps, Saraide, tenant en laisse ce que chacun prenait pour des lévriers, arrivait dans un bois, non loin du palais, où elle retrouva ses écuyers. Ceux-ci accoururent dès qu'ils la virent, et voulurent panser sa blessure à la tempe.
Puis, comme le soleil se couchait elle monta de nouveau sur son palefroi ; devant elle, elle plaça le lévrier Lionel et l'un de ses gens prit Bohor sur l'arçon.
La petite troupe, chevauchant à grande allure, vit s'allumer et s'éteindre le couchant. Alors, elle s'arrêta pour dormir dans une maison amie, et Saraide défit aussitôt son enchantement, ce qui eut pour conséquence de faire apparaître deux enfants à la place des lévriers, au grand ébahissement de ses gens.
Qui sont-ils ? fut immédiatement leur question. Mais Saraide regardait les étoiles scintiller l'une après l'autre dans le ciel et ne répondit pas.
Je ne saurais dire si Lionel et Bohor eurent une bonne nuit : ils se rappelèrent tous les événements de cette journée et ne finissaient pas d'en parler entre eux. Au matin, ils se remirent en route pour la forêt de Brocéliande.
Et lorsque la Dame du Lac les vit, elle sourit si joyeusement qu'il eût été difficile de ne pas répondre à ce sourire. Lionel et Bohor, ainsi mis en confiance, furent présentés à Lancelot, mais tous trois ignoraient qu'ils étaient cousins germains, ce qui ne les empêcha nullement d'être les meilleurs camarades du monde.


Pharien et Lambègue au Lac

Quelques semaines s'écoulèrent. Et qui fut étonné ? La Dame du Lac, car les deux nouveaux venus ne paraissaient pas tout à fait heureux. Apparemment, ces garçons se portaient bien, mais il semblait que dans leur tête devait rouler une seule idée. La Dame du Lac les interrogea et ils firent de la main un geste vague.
Alors, elle en toucha un mot à Lancelot, qui partit tout de suite d'un rire joyeux et lui révéla que ses camarades avaient à Gannes deux maîtres, Pharien et Lambègue, et qu'ils s'ennuyaient sans eux.
- Eh bien dit la Dame du Lac, j'enverrai chercher les deux maîtres cette nuit même.
En effet, Saraide, qui connaissait le chemin, fut de nouveau envoyée à Gannes pour en ramener Pharien et Lambègue, mais si secrètement que personne ne pût avoir le moindre soupçon. Et Lionel lui donna sa ceinture et celle de son frère, afin qu'elle n'eût aucun mal à se faire reconnaître.
Jugez si les deux maîtres se montrèrent ébahis et heureux quand ils surent ce qu'on attendait d'eux. Mais ce fut bien un autre étonnement quand, arrivés en forêt de Brocéliande, auprès des eaux profondes du Lac, ils virent celui-ci disparaître et surgir à sa place un château. Jamais ils n'avaient entendu parler de pareille aventure et ils auraient eu peine à y croire si Lionel et Bohor, dès la porte franchie, n'eussent sauté à leur cou pour les embrasser.
Sur ces entrefaites, arriva Lancelot pour le repas, coiffé d'un chapeau de roses vermeilles. En cette chaude journée d'août, cela pouvait surprendre, mais les deux maîtres, de plus en plus stupéfaits, apprirent qu'en ce lieu privilégié, été comme hiver, Lancelot trouvait à son chevet des roses fraîches. Et chaque matin, il partageait ces fleurs avec Lionel et Bohor.
La Dame du Lac conduisit ses hôtes à table et, après que Lancelot eut fait son service pour sa Dame, il s'assit et tous les convives l'imitèrent. Vous vous doutez que les deux maîtres remarquèrent que nul n'osa prendre place avant lui, même pas Lionel et Bohor, qui étaient pourtant fïls de roi.
Alors, un jour, Pharien dit à la Dame du Lac :
- Pour Dieu, Dame, gardez bien ces deux enfants. Et si vous ne pensez pas pouvoir les mettre à 1'abri de leurs anciens ennemis, donnez-les moi ainsi qu'à Lambègue. Nous nous enfuierons et, s'il plaît à Dieu, ils retrouveront leur héritage, car sitôt qu'ils pourront porter les armes, il ne se trouvera pas un homme, au royaume de Gannes, qui ne risque pas sa vie pour eux.
Lionel, qui se tenait non loin de son maître, quand il entendit ces mots, sentit de grosses et chaudes larmes couler sur ses joues.
- Qu'as-tu ? lui demanda Lancelot.
- Je pense à la terre de mon père que je voudrais bien recouvrer...
- Fi ! beau cousin, ne pleure pas par crainte de manquer de terre. Tu en gagneras si tu as du Coeur. Songe à être assez vaillant pour conquérir ton bien par bravoure.
À ce discours, Pharien et la Dame du Lac se regardèrent, admirant qu'un enfant pût s'exprimer ainsi. Mais la Dame du Lac s'étonna surtout de l'avoir entendu appeler Lionel : beau cousin. Il ignorait pourtant la vérité et nul, sauf elle, ne savait son véritable nom. Beaucoup l'appelaient Beau Trouvé, et lui, ne croyait-il pas que la Dame était sa mère ? Toutes ces choses la troublèrent si bien qu'elle fut un moment sans prononcer un mot.
Revenue un peu à elle, elle assura Pharien qu'elle saurait garder en sûreté les fils du roi Bohor et le pria de rester auprès d'eux, au Lac avec Lambègue. Puis elle ajouta :
- Cependant, ne tentez jamais de savoir qui je suis.
Pharien, qui maintenant ne cherchait plus à comprendre l'étrangeté et les merveilles du lieu, accepta sans répliquer.
Peu après, la Dame appela Lancelot et, le prenant à part, lui demanda :
- Pourquoi avez-vous appelé Lionel, cousin ?
- Le mot m'est venu à la bouche par hasard...
- Alors, encore une question : vous croyez-vous d'un rang supérieur à lui ?
- J'ignore si je suis gentilhomme de naissance, mais pour moi n'existe qu'une noblesse, celle qu'on mérite. Et si le grand coeur faisait les gentilshommes, je voudrais être l'un des mieux nés.
La Dame du Lac sourit et assura Lancelot que ce n'était pas le manque de générosité qui pouvait lui faire perdre sa noblesse.
Lancelot grandissait et approchait du temps où il deviendrait chevalier et où il lui faudrait partir chercher des aventures aux pays lointains. La Dame du Lac songeait à cette séparation avec un pincement au coeur. Et elle se disait qu'après Lancelot, Lionel puis Bohor s'en iraient à leur tour...


La chevalerie

Lancelot habitait donc toujours avec la Dame du lac, Lionel et Bohor et un certain nombre de gentilshommes, quand il eut quinze ans.
Un jour qu'il faisait très beau, il partit dans les bois pour chasser et il tua un très grand cerf. Aussitôt, il l'envoya à la Dame du Lac par deux valets, mais lui-même, voulant profiter du chant des oiseaux et de l'ombre protectrice d'un chêne, s'étendit sur l'herbe et s'abandonna à une douce rêverie, puis au sommeil. Il n'en sortit que pour s'apercevoir qu'il était grand nuit.
Alors, il revint au galop de son cheval et quand il se présenta à la Dame du Lac, vêtu d'une courte cotte verte, couronné de feuillage, son carquois à la ceinture, elle le prit, au premier coup d'oeil, non pour un adolescent, mais pour un homme. Quand elle le reconnut, des larmes lui vinrent aux eux.
- Qu'avez-vous donc ? lui demanda Lancelot. Si l'on vous a fait quelque ennui, dites-le moi, car je ne souffrirais pas que l'on puisse vous peiner.
Elle lui répondit par un tendre reproche sur le danger auquel il s'était exposé en demeurant si tard dans le bois. À sa grande surprise, Lancelot traversa vivement la pièce et s'apprêta à sortir.
- Où voulez-vous aller ? lui dit-elle.
- À la cour du roi Artus, servir sans souci du danger quelque seigneur, jusqu'à ce qu'il me fasse chevalier.
- Beau Fils, dit la Dame en soupirant, désirez-vous donc si fort être fait chevalier ?
- Certes. Il n'est rien qui me fasse plus envie.
- Si vous saviez, Lancelot, quels devoirs impose la chevalerie...
- Ces devoirs seraient-ils donc plus grands que la force et le coeur d'un homme ?
- Quelquefois... Car, sachez-le, tous les coeurs ne sont point à la fois vaillants et courtois...
Mais Lancelot ne paraissait nullement convaincu par les paroles de la Dame ; alors elle le fit asseoir près d'elle et lui dit :
- Écoutez-moi, Lancelot. Les premiers chevaliers ne le furent point à cause de leur naissance. Mais quand Envie et Convoitise commencèrent à grandir dans le monde, quand les plus forts écrasèrent les autres et qu'il n'y eut plus nulle part ni sûreté ni commerce possible, les femmes étant enlevées, les orphelins dépouillés, les voyageurs volés sur le chemin ou dans les bois, les marchands rançonnés sur les ponts, gués ou passages, bref, quand vint s'établir le régime de la violence, du brigandage et de la guerre, il fallut des hommes généreux pour maintenir et défendre le droit, secourir les veuves, les orphelins et tous les opprimés. Ce furent les chevaliers qui remplirent cet office, c'est-à-dire des hommes forts, loyaux, hardis et braves. On exigeait d'eux d'être encore généreux, sauf envers les traîtres, bons juges sans amour ni haine, courant au péril de leur vie, partout où il y avait des oppresseurs à détruire et des torts à redresser. Ils devaient aussi protéger l'Eglise catholique, en fils de cette Eglise, se dévouant avec serment...
Lancelot, qui avait été très attentif à ce discours, répondit aussitôt :
- Dame, si je trouve quelqu'un qui consente à me faire chevalier, je ne craindrais pas de l'être, car j'y mettrais tout mon coeur, et mon corps et ma peine et mon travail.
- Puisqu'il en est ainsi, dit la Dame après un silence, votre désir sera accompli sous peu. Je m'en doutais, et c'est pourquoi, en vous voyant si beau, les larmes me sont venues aux yeux. Vous serez donc adoubé par le meilleur seigneur qui soit...
Depuis longtemps, elle avait préparé un haubert blanc, léger et fort, un heaume argenté, et un écu couleur de neige, à boucle d'argent. Si l'épée, essayée en maintes occasions, était grande et tranchante à souhait, la lance était courte, grosse, en fer bien aiguisé, comme il se devait, le destrier jeune, puissant et vif...
Et ce fut ainsi que la Dame du Lac, Lancelot, Lionel et Bohor, tous montés sur des chevaux blancs, partirent en cortège pour la cour du roi Artus, qui se tenait à Carduel, en Grande-Bretagne.
Artus, qui n'avait jamais entendu parler de la Dame du Lac, regretta beaucoup, après avoir écouté son histoire, qu'elle ne voulût pas demeurer quelque temps à Carduel.
Après avoir versé quelques larmes, Lancelot l'escorta un moment sur la route du retour. La bruine commençait à tomber. Toute la suite de la Dame avançait sur une route rocailleuse. Alors, la Dame du Lac dit doucement :
- Fils de roi, il faut nous séparer. Mais auparavant, je veux que vous sachiez, vous que j'ai élevé, que je ne suis pas votre mère. Un jour, vous apprendrez le nom de vos parents et ce nom vous emplira de fierté. Demain soir, vous prierez le roi Artus de vous faire chevalier ; avant la nuit, vous quitterez son palais, et vous irez errant par tous pays, cherchant aventure, car c'est le moyen pour vous de gagner félicitations, louanges et valeur. Ne vous arrêtez en aucun lieu ou le moins possible. Et aux curieux, répondez que vous ignorez votre nom.
Alors, elle tira de son doigt une bague, qu'elle passa au doigt de Lancelot. Et, tout en le recommandant à Dieu, elle l'embrassa en lui disant :
- Vous mènerez à bien de périlleuses aventures, mais mon coeur se serre et je ne puis plus parler...
Lancelot pleura en la voyant s'éloigner. Puis il se retourna vers les deux écuyers que la Dame du Lac lui avait laissés :
- Allons rejoindre le roi Artus, commandat-il.


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