Le roman de Renart

Renart et la mésange


Une mésange se tenait sur la branche d'un chêne creux. Renart vient à passer par aventure. Il la voit, la salue bien bas.
- Ah ! ma commère, soyez la bienvenue. Je vous prie, approchez, et me donnez un baiser.
- Fi donc ! Renart, dit-elle, n'avez-vous point honte de toutes vos friponneries ? Comment serais-je la commère d'un tel larron ? Tant d'oiseaux et de biches innocentes ont eu à se plaindre de vous ! Croyez-moi, avec tous vos méfaits, personne ne vous prendra plus au sérieux.
- Dame, répond le goupil, jamais je ne fis chose au monde dont je pensai qu'elle vous pût déplaire.
« Et puis, savez-vous ma nouvelle ? Notre seigneur Noble, le lion, à dater de ce jour, a déclaré la paix à tout le monde animal. La gent menue s’en réjouit fort, car partout vont cesser procès, chicanes et guerres mortelles. Et, grâce à Dieu, les bêtes, grandes et petites, seront en sécurité.
- Renart, je crois que vous me faites là un beau conte. Cherchez-en une autre. Car, pour ma part, je n'ai nulle envie de vos baisers.
- Dame, écoutez-moi : je vous baiserai les yeux fermés. Ainsi vous n'aurez rien à craindre.
- Ma foi, dit-elle, de la sorte, je veux bien. Or donc, fermez vos yeux.
Renart ferme ses paupières... mais la mésange s'est munie d'une pleine poignée de mousses dont elle lui frotte vigoureusement le museau. Et quand il ouvre le bec pour la croquer... il ne trouve que la feuille qui lui reste après la moustache.
D'en haut, la mésange le nargue et lui crie :
- Eh bien ! Renart, quelle paix est-ce là ? Vous étiez prêt à rompre la trêve bien rapidement, si je n'avais reculé très vite. La paix est jurée, disiez-vous ? il faut croire qu'elle l'est bien mal !
Renart se met à rire.
- Voyons ! Je plaisantais, je voulais vous faire peur. Mais qu'importe ? Je vais fermer les yeux une seconde fois.
- Bon, dit-elle ; mais ne bougez plus !
Le fieffé trompeur ferme encore les yeux. L'oiseau s'approche de sa gueule, l'effleure mais se garde bien d'y entrer ! Et Renart, croyant saisir sa proie, ferme ses crocs... et manque son coup.
- Que vois-je, sire Renart ? dit-elle. C'est ainsi que vous tenez parole ? Et vous voudriez encore que je vous croie ? Le feu d'enfer me brûle si jamais j'ajoute foi à vos propos.
- Eh ! vous êtes trop poltronne. Je voulais vous éprouver un peu. Vous voyez que je ne m’y entends guère en trahison et félonie ! Au nom de la sainte charité, belle commère, faisons la paix. À tout pécheur, miséricorde !
Elle fait la sourde oreille.
Or, voici venir soudain des veneurs, valets de chasse et sonneurs de cor. Renart change de visage. Sa queue se dresse, il détale au plus vite !
La mésange, bien en sûreté sur la haute branche, l'appelle et se moque :
Renart, cette paix que vous disiez me paraît bien vite rompue. Pourquoi fuir ? Revenez donc ici !
Renart est trop prudent pour s'arrêter. Tout en fuyant, il la paie d'une menterie nouvelle.
- Dame, les trêves sont jurées, cautionnées, et dûment garanties ; mais on ne le sait encore partout ! Sans doute ces gens n'en sont-ils pas avisés.
- Comment enfreindraient-ils une paix si solennelle ? Revenez donc, et me baisez.
- À cette heure, l'envie m'en est passée.
- Mais votre sire a signé la paix !...
Renart ne veut rien entendre. Il est déjà loin s'enfuit, et court encore.


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La pêche d'Ysengrin


C'était un peu avant Noël, au temps où l'on prépare les salaisons. Précisément cette nuit, Ysengrin le loup voulait faire une grasse provision de poissons pour l'hiver : et voilà que l'étang était gelé ! Ysengrin, très perplexe, s’assit sur le rivage, en se grattant l'oreille de sa griffe.
Renart vint à passer, et à l'instant, le tira d'embarras.
- Voyez, mon compère, la glace est brisée de ce côté. Quelques vilains sans doute y ont mené leurs bêtes. Ils y auront laissé ce seau : tout ce qu'il nous faut pour pêcher force anguilles et goujons !
- Frère Renart, dit Ysengrin, vous dites vrai. Je vous prie, attachez-moi ce seau à la queue.
Renart le mène au bord de l'eau, et le lui noue, en effet - du mieux qu'il peut, je vous l'assure.
- Surtout, mon frère, ne bougez pas, ajoute-t-il, car vous feriez fuir les poissons.
Puis il va se cacher derrière un buisson. Ysengrin reste immobile et ferme au poste.
Le froid de la nuit ne tarde guère à faire prendre de nouveau la glace qu'avaient brisée les paysans : l'eau se met à geler tout autour du seau, qui bientôt se trouve scellé dans la glace... avec la queue qui y est nouée.
Le loup essaye de se soulever, de tirer à lui le seau. Peine perdue ! Il a beau s'efforcer, rien n y fait. Il s'inquiète et appelle Renart, car déjà l'aube paraît et il craint d'être surpris.
- Renart, dit-il, en vérité, il y en a trop. Ils pèsent tant que je ne puis les tirer hors de l'eau !
- Eh ! l'ami, qui trop convoite risque de perdre tout !
Voici l'heure du matin, le soleil se lève. Partout les chemins apparaissent, blancs de neige. C'est le moment où s'éveille messire Constant, le riche métayer qui demeure auprès de l'étang, avec toute sa maisonnée joyeuse. Il sonne du cor, appelle ses chiens, et commande qu'on selle son cheval.
Maître Renart aussitôt court se mettre à l'abri dans sa tanière. Ysengrin, tout seul, reste sur la glace, à tirer et à s'escrimer après ce seau, trop bien scellé vraiment !
Tandis qu'il se débat, un jeune garçon passe non loin de là. Il l'aperçoit et s'effraie :
- À moi ! crie-t-il. Au loup ! À l'aide ! À l'aide !
Les veneurs l'entendent et sortent de la maison avec tous leurs chiens. Voilà Ysengrin bien mal en point ! Constant arrive derrière eux, au grand galop de son cheval.
Les valets de chasse découplent les chiens, ils s'attaquent au loup qui se hérisse et se met en défense. Les veneurs excitent leurs bêtes, et Ysengrin se bat de son mieux, jouant des dents, puisqu'il n'a d'autre ressource. Certes, il aimerait mieux faire la paix ! Sire Constant a tiré l’épée et, pour mieux le frapper, descend à pied au milieu de la glace. Il l'attaque par-derrière : son coup a manqué, il glisse et tombe à la renverse. Blessé, il se relève à grand-peine, mais, plein d'ardeur, retourne à la lutte : c'est là un fier combat !
Le second coup ne lui est guère plus favorable : il a voulu frapper la tête - son épée glisse, et c'est la queue qu'il lui a coupée tout au ras ! Voilà Ysengrin délivré. D'un bond, il s'écarte de ses ennemis. Puis il leur fait face et ne les quitte pas sans leur avoir laissé à chacun une cruelle morsure.
Hélas ! en gage, il leur a laissé sa queue. De chagrin, il souffre et se désole : peu s’en faut que son coeur ne crève de douleur !
Maintenant, il n'y peut rien. Il s'enfuit droit vers les bois à toute allure. Il échappe aux chiens, qui sont las et épuisés de fatigue après la rude bataille. Mais comme il hait Renart qui l'a déshonoré ! Il faudra qu'il se venge.


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Renart et les marchands de poissons


C'est à l'époque où le doux temps d'été prend fin, remplacé par la saison d'hiver. Renart alors retourne en son logis. Mais il a épuisé ses provisions. Il n'a plus rien pour se réconforter, ou pour assurer sa subsistance.
Dans ce pressant besoin, il se met en campagne. Cherchant aventure, il arrive à un chemin : quelle est cette carriole qu'il entend approcher ? Ciel ! Ce sont des marchands qui apportent de la mer toute une cargaison de poissons grands et petits, anguilles, lamproies, qu'ils vont vendre à la ville prochaine.
Renart doit avoir trouvé quelque ruse nouvelle, car ses yeux brillent d'envie !
Il se couche sur le bord de la route et fait le mort. Il ferme les yeux, serre les dents et retient son souffle - fut-il jamais pareille trahison ?
Il reste ainsi, gisant. Soudain, un des hommes l'aperçoit, il appelle son compagnon.
- Par ma foi, c'est un goupil qui gît là sur ce gazon !
- Oui, certes, et je crois que, cette fois, nous tenons son pelage !
Les deux marchands courent à Renart qu'ils trouvent les quatre pattes en l'air : ils le tournent, le retournent, estiment son dos, et puis sa gorge. L'un dit qu'il vaut trois sous. Et l'autre aussitôt :
- Au marché, on nous en donnera quatre sous pour le moins ! Nous ne sommes guère chargés. Jetons-le sur notre charrette.
Chemin faisant, les deux compères se vantent à l'envi leur proie ; ce soir même, ils le dépouilleront. Ils rient d'aise à cette seule pensée !
Renart les entend, mais ne s'en soucie guère. Il y a loin de la coupe aux lèvres ! Il s'aplatit parmi les paniers, ouvre l'un avec ses dents, et y trouve trente harengs qu'il avale sans se faire prier. Du second, il tire trois paquets d'anguilles qu'il charge sur son dos. Puis, au moment propice, calculant bien son élan, il saute au milieu de la route, et, tout goguenard, prend congé de ses hôtes.
- Dieu vous garde, bonnes gens ! Et partagez-vous mes restes !
Les marchands s'ébahissent fort de l'entendre. Ils s'avisent un peu tard qu'avec Renart on ne saurait trop se méfier.
Et tandis qu'ils se lamentent, le rusé compère s'empresse de prendre le large.
Il arrive, tout courant, à son manoir. Sa famille l'attendait en grande impatience ; car de longtemps ils n'avaient rien eu sous la dent. Hermeline, sa douce moitié, va la première à sa rencontre ; puis les deux frères, Percehaie et Malebranche, se jettent au-devant de leur père qui s'en vient, gras et repu, les anguilles au cou. Il ferme la porte derrière lui - par précaution, à cause des anguilles ! Ses fils lui font un bel accueil, lui lavent les pieds avec déférence.
Puis ils écorchent les anguilles, les coupent en tronçons, font des broches à l'aide de menues branches de coudrier, et les mettent bien vite à cuire.

Tandis que les poissons rôtissent, voici venir monseigneur Ysengrin qui erre depuis le matin, en quête d'un morceau qu’il puisse se mettre sous la dent. Alléché par le fumet - parfum qu’il n'a point coutume de sentir - il s'en lèche voluptueusement les babines. Volontiers, à cette heure, il se fut servi a la table de Renart, son vieil ennemi, si seulement il lui voulût ouvrir sa porte.
Il cherche à voir par la fenêtre d'où vient cette odeur merveilleuse. Comment pénétrer au-dedans ? Par prière et amour ? Renart n'est pas de si bon coeur. Il rôde, il s'éloigne, il s'approche, mais ne trouve nul moyen de mettre le pied au logis.
Faute de mieux, il se décide à implorer des bonnes grâces de Renart un morceau, petit ou gros.
- Seigneur, ouvrez-moi votre porte ! Je vous apporte de bonnes nouvelles.
Pas de réponse. À bout de forces, Ysengrin supplie :
Il - Ouvrez, beau Sire !
Et Renart de rire sous cape, et de s'enquérir :
- Qui êtes-vous ?
- Qui je suis ?
- Qui est là ? dis-je.
- Mais c'est votre compère !
- Ma parole, je croyais que c'était un voleur !
- Eh ! non, dit Ysengrin. Ouvrez bien vite !
- Il vous faudra d'abord attendre que les moines aient fini leur repas.
- Comment donc, vous hébergez des moines ?
- Oui, certes, et même des chanoines, de l'ordre de saint Benoît, pour ne vous rien cacher.
- Au nom du Seigneur, dites-vous la vérité ?
- Par sainte Charité, je vous le jure !
- Eh bien ! accordez-moi votre hospitalité.
- Est-ce donc pour mendier que vous venez ici ?
- Que nenni ! je voulais seulement avoir de vos nouvelles. Mais dites-moi : de quelle chair mangent vos moines ?
- Je vous le dirai volontiers : des fromages mous et des poissons, selon le commandement de saint Benoît.
Ysengrin cherche un moyen de contenter son appétit.
- Le poisson, dit-il, est-ce une bonne viande ? Donnez-m'en vite un morceau, ne fût-ce que pour y goûter.
Renart le trompeur va chercher deux menus morceaux qui rôtissaient. Il mange l'un, et apporte l'autre au loup qui attend devant la porte.
- Dites-moi, Compère, si je vous nourris par charité, vous pourrez bien vous faire moine, il me semble ?
- Il se peut, dit Ysengrin. Mais la pitance, beau doux maître, donnez-la-moi bien vite !
Renart enfin lui donne le morceau qu'il engloutit aussitôt.
- Que vous en semble ? dit Renart.
Le loup frémit, tremble, brûle de convoitise.
- Sire Renart, donnez-m'en un seul morceau encore, et j'entre dans votre ordre.
- Si vous vous faisiez moine, dit Renart, il est bien sûr que le Seigneur vous choisirait, avant la Pentecôte, comme abbé ou prieur !
- Ne vous moquez-vous point ?
- Je ne saurais, beau Sire ? Je vous le jure par ma tête, il n’y aurait si beau moine dans toute l'Église !
- Mais aurais-je beaucoup de poisson ?
- Autant que vous pourriez en manger. Faites-vous donc couper le poil, raser et tondre votre barbe.
À l'idée qu'on doit le raser, Ysengrin fait assez grise mine. Mais qu'importe, après tout ? Le poisson vaut qu'on se fasse tondre.
- Attendez seulement que l'eau soit chaude, dit Renart.
Il met l'eau sur le feu, la fait bouillir, puis dit au loup de passer la tête par une fente qu'il lui montre. Ysengrin allonge le cou... et Renart - c'est une mauvaise bête, assurément ! - lui jette l'eau bouillante sur la nuque.
Ysengrin tout échaudé secoue la tête, et rechigne, et fait très vilaine grimace. Il fait un saut en arrière.
- Renart, je suis mort ! En vérité, vous m'avez trop bien servi !
Renart est tout joyeux de sa plaisanterie. Il rit tant qu'il s'en tient les côtes.
- Sire, je vous ai servi ainsi qu'on fait à tout le couvent.
- Je crois que tu mens, dit le loup.
- Non pas, Sire, ne vous déplaise. Il convient que cette première nuit vous soyez à 1'épreuve, le saint ordre nous le commande.
- Eh bien ! dit Ysengrin, je ferai tout ce qui convient à l'ordre.
Renart a tant fait qu'il l'a pour cette fois complètement berné. Par une brèche qu'il y a dans la porte, il l'a rasé, et de si près, qu'il ne lui est resté ni cuir ni poil.
Ysengrin, pour lors, a compris qu'on le jouait, et, tout penaud, s'en est allé cacher sa disgrâce au plus épais des fourrés.


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Le procès de Renart


Sa Majesté, très haut et très puissant seigneur Noble, le roi des animaux, tient aujourd'hui cour plénière. Selon la coutume, tous ses sujets, grands et petits, doivent s'y rendre, et c'est là que justice leur est faite.
Au jour de l'Ascension, comme il se doit, toute la cour s'est réunie. Seul parmi ses compères, Renart manque à l'appel. Bonne occasion, se dit-on, de le faire condamner par le seigneur lion, pour toutes ses friponneries et ses méfaits !
Ysengrin, le bon apôtre, est des premiers à demander justice. Le malin Renart ne l'a-t-il pas bafoué plus que personne ? Il est si sot qu'il n'a jamais pu prendre sa revanche !
Mais voici venir à pas lents un funèbre cortège. Chantecler, le coq, et Pinte, la poule aux oeufs savoureux, mènent le deuil. Leurs compagnes Noire, Blanche et Roussotte répandent des torrents de larmes sur le char mortuaire où gît Dame Copée leur tendre amie. Renart son meurtrier, non content de la mettre à mort, lui a brisé la cuisse et arraché une aile.
Pinte et ses compagnes éplorées se prosternent devant l'assemblée.
- Pour Dieu, gentilles bêtes, chiens, loups, tous tant que vous êtes, aidez-nous dans notre malheur ! Que maudit soit le jour qui me vit naître, dit Pinte. Mort, délivre-moi, puisque Renart ne me laisse point vivre ! Mon père m'avait donné cinq frères ; Renart les mangea tous. De par ma mère, j'avais cinq soeurs, tant poulettes que poules. Gombert du Frêne les engraissait que c'était merveille de les voir. Sur cinq, Renart ne lui en laissa qu'une !
Et vous qui gisez en cette bière, ma douce soeur, mon amie chère, comme vous étiez tendre et grasse ! Que deviendra votre malheureuse soeur ?
Renart, que le feu d'enfer te brûle ! Tu nous as tant de fois effrayées et pourchassées !
Hier matin, il a mis à mort ma soeur, sous nos yeux, et puis il a pris la fuite. Je voudrais porter plainte contre lui : bons animaux, amis chers, qui ne craindra Renart, qui me fera rendre justice ?
Chantecler, aux pieds du roi, soupire à fendre l'âme. Le lion le prend en pitié : il rugit de colère. Et il n'y a bête si hardie qu'elle ne tremble à cette voix.
Couard le lièvre en eut telle frayeur qu'il eut la fièvre pendant deux jours.
- Foi que je dois à l'âme de mon père ! s'écrie Noble. Dame Pinte voilà un crime qui demande vengeance. Par le coeur et par les plaies, je ferai justice de l'homicide et du dommage. Renart n'a qu'à se bien tenir !
Ysengrin, à ces mots, s'approche. Le sournois fait mille courbettes :
- Sire, quelles nobles paroles ! Quels concerts de louange célébreront une si parfaite équité ! Certes, mon coeur ne connaît pas la haine, mais bien plutôt la grande pitié de cette misérable victime de Renart !
- Ami, répond le roi, j'en ai moi-même grand deuil. Mais songeons à lui rendre les derniers devoirs.
» Brun l'ours, prenez votre étole, et recommandez à Dieu l'âme de la malheureuse. Bruyant le taureau creusera la sépulture. »
Brun revêt l'étole, et le roi avec tout son conseil prend part au service funèbre.
L'enterrement eut lieu le lendemain. Sur le marbre on inscrivit le nom de la dame, et sa vie. Puis on grava cette épitaphe :

Sous cet arbre, dans la prairie
Gît dame Copée, notre amie.
Renart, ce larron, ce vampire,
Fut l'instrument de son martyre.

Qui eût vu Pinte se lamenter, maudire Renart, et Chantecler se raidir de désespoir, en eût éprouvé grande pitié !
- Empereur, dirent les barons, vengez-nous de ce brigand, pour qui nulle trêve n'est sacrée.
- De tout mon coeur, dit le roi. Brun, beau doux frère, allez trouver Renart, qu'il s'en vienne comparaître au pied de ma grandeur.
Brun se met en campagne aussitôt ; il traverse toute la forêt, le voilà enfin à Maupertuis. Il est trop gros pour entrer au manoir. Donc, il interpelle de la porte notre Renart qui justement se délecte d'une belle cuisse de poulet.
- Renart, je suis Brun, le messager du roi. Or donc, sortez, et sachez ce que le roi vous mande !
Renart considère la carrure de l'ours, et puis la sienne : qu'adviendra-t-il de lui, s'il ne s'en tire par ruse ? Il prend sa voix la plus suave :
- Beau doux Ami, qui vous a envoyé jusqu'ici vous a mis à rude peine ! Imaginez que j'allais à la cour précisément, quand j'ai été retenu par un mets admirable : je viens de déguster sept mesures de miel nouveau en rayons tout frais.
- Par le corps de saint Gilles ! s’écrie l'ours, Renart, d'où vous vient tout ce miel ? C'est la chose du monde la plus délectable à mon pauvre ventre. Menez-y-moi, beau très doux Sire, pour Dieu, mea culpa !
De l'avoir si tôt berné, Renart ne se sent plus de joie.
- Brun, dit-il, si je savais trouver en vous amitié, alliance, foi que je dois à mon fils Rouvel, dès aujourd'hui je vous remplirais le ventre de ce bon miel frais et nouveau. Près d'ici, en entrant dans le bois de Lanfroi le forestier... Mais, qu'allais-je faire ? Si je vous y menais aujourd'hui, je serais bien mal payé de ma peine.
- Que dites-vous là, sire Renart ? N’avez-vous pas confiance en moi ?
- Certes non, et pour cause !
- Auriez-vous - à Dieu ne plaise ! - des reproches à me faire ?
- Tant de trahisons, de félonies...
- Renart, il faut que ce soit le diable qui vous ait fait pareils contes.
- Eh bien, ami, oublions le passé. Je vous pardonne.
- Croyez-moi, c'est justice, car jamais je ne voulus vous tromper ou vous nuire.
- Je m'en remets à vous. Je n'en veux pas d'autre assurance.
Voilà mes deux compères d'accord, en route vers le bois de Lanfroi le forestier.
Renart avise un chêne : le bûcheron a commencé à le fendre, puis a enfoncé deux coins de bois dans la fente.
- Brun, dit Renart, beau doux ami, voici ce que je t'ai promis : la ruche est dans ce chêne creux. Mangeons donc, puis nous irons boire.
L'ours, s'aidant de ses pattes de devant, met son museau dans la fente. Renart le soulève et le pousse, puis se retirant, il l'excite :
- Coquin, ouvre ta bouche ! C'est tout juste si ton museau n'y touche. Fils de vilain, ouvre ta gueule !
Il le berne et le bafoue. Quant à Brun, il se donne à tous les diables, car il n'en saisit goutte. Renart arrache alors les coins de bois : voilà la tête et les pattes de l'ours coincés dans le chêne. Le malheureux est pris au piège ! Et Renart en s'éloignant de le railler encore :
- Je vous y prends, cette fois, à vous régaler tout seul au lieu de partager l'aubaine ! Sur la foi des traités, je vous laisse commencer, et maintenant il ne me restera ni miel ni rayon. Il faut que vous ayez le coeur bien mauvais !
Mais voici Lanfroi, Renart s'esquive. Brun voudrait bien en faire autant ! Car le paysan l'a vu et court au village en criant :
- Haro ! Haro ! A l'ours ! Nous le tenons !
Les vilains accourent, qui portant une hache, qui une perche, un fléau ou un bâton d'épine.
Brun tremble pour son échine. Il songe, à cette approche, que mieux vaut encore perdre le museau que les attendre. Il tire, il pousse, il s'efforce, tend sa peau, rompt ses veines, si durement que sa tête éclate. Il a perdu beaucoup de sang, la peau de sa tête et de ses pattes. Nul ne vit jamais animal si immonde. Le sang lui jaillit du museau, il est écorché vif.
Ainsi s'en va le fils de l'Ourse. Il s'en va fuyant à travers bois et il échappe à grand-peine aux vilains qui le huent.
Renart s'est mis prudemment à l'abri à Maupertuis, sa forteresse. Au passage, il lui lance quelques quolibets :
- Brun, mon ami, vous a-t-il bien profité, ce miel de Lanfroi que vous avez dégusté sans moi ? Votre mauvaise foi vous perdra. Mais, dites-moi, de quel ordre voulez-vous donc être que vous portez un chaperon rouge ?
L'ours reste coi, tant il est abasourdi ! Il reprend sa course. La terreur lui donne des ailes, car à midi il est de retour auprès du lion. Il tombe pâmé à ses pieds.
Le sang lui couvre la face. Toute la cour en est frappée de stupeur.
- Brun, dit le roi, qui t'a fait cela ? On t'a bien laidement arraché ton chapeau ! Et tes cuisses sont toutes déchirées !
L'ours est si épuisé que d'abord la parole lui manque.
- Roi, dit-il enfin !, c'est Renart qui m'a mis en cet état.
Puis il perd connaissance.
Il eût fallu entendre alors Noble rugir, arracher sa crinière, et jurer par le coeur et par la mort.
- Brun, dit-il, Renart t'a tué. Je ne crois pas que tu puisses guérir. Mais, par le coeur et par les plaies, je t'en ferai si grande vengeance qu'on le saura par toute la France.


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